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Par son livre récit «Taz Ma Mort. Dix-huit ans dans le bagne de Hassan
II», sorti chez Denoël en mars 2009, Aziz BineBine apporte une nouvelle brique
dans l'édifice de la littérature carcérale universelle, et plus
particulièrement arabe, où ce genre est encore mineur. Ce livre s'ajoute à
d'autres témoignages se rapportant à cette tristement célèbre citadelle de la
mort, notamment celui de Zerrouki, auteur lui aussi d'un livre sur ce
pénitencier, et qui est passé à l'émission «Témoin de l'époque» de la chaîne Al
Jazeera.
D'autre part, le récit de BineBine constitue une sorte de revanche de l'auteur sur Tahar Ben Djelloun. Ce dernier a lui aussi commis un ouvrage sur Tazmamert à partir du témoignage que lui a accordé BineBine, sans indiquer le nom de sa source. Une affaire de partage des royalties entre les deux hommes a alimenté une grosse polémique rapportée par la presse française et marocaine notamment. Mais, BineBine confère à son récit un autre objectif : c'est une sorte d'hommage à ses camarades qui avaient séjourné avec lui dans ce bagne et qui sont morts dans l'anonymat le plus absolu. D'ailleurs, l'essentiel du livre se présente comme une galerie des détenus qui n'ont pas pu résister aux conditions inhumaines d'existence à Tazmamert et qui sont décédés l'un après l'autre. Le livre commence par une rapide évocation de l'école d'Ahermoumou où il était officier-instructeur et qui a été impliquée dans la tentative du coup d'Etat contre le roi Hassan II le 10 juillet 1971. D'ailleurs, le côté improvisé de cette entreprise qui explique son échec a été lui aussi souligné. L'auteur nous fait découvrir quelques traits de caractère du colonel Ababou, commandant de l'école, instigateur du putsch. Ravagé par son ambition démesurée et n'admettant pas l'idée de l'échec, il a carrément succombé à une sorte de folie quand il a investi avec ses éléments le palais de Skhirat où le monarque fêtait son anniversaire. Devenu comme un fauve blessé, il exécuta froidement le général Medbouh, son supérieur et complice dans le coup d'Etat. D'ailleurs, Ababou refusa de se rendre et intima l'ordre à un de ses plus fidèles lieutenants de l'achever. On retiendra quand même que le ressentiment d'Ababou à l'égard de son roi a des origines historiques très lointaines remontant à la répression qu'a toujours subie la région du Rif. «Tazmamort» décrit les conditions de vie - ou d'enterrement c'est plus approprié - des putschistes, les fantassins d'Ahermoumou et les pilotes de Kénitra. Parce qu'un an plus tard, le roi Hassan II échappera à une seconde tentative de coup d'Etat fomentée par le général Oufkir et exécutée par le commandant Kouiarate, un pilote de la base aérienne se trouvant à Kénitra, pas loin de Rabat. Les cellules du pénitencier de Tazmamert, construit spécialement pour effacer jusqu'au souvenir des «mutins» après leur condamnation par une juridiction spéciale, faisaient trois mètres sur deux. Comme commodités, les hôtes de ce bagne ne devaient disposer que de deux couvertures élimées jusqu'à la fin de leurs jours. Le mobilier était une dalle en ciment faisant office de lit. Un pain par jour, un bol d'eau verdâtre impropre à la consommation et un semblant de soupe constituent la pitance quotidienne de ces «damnés». Comme ustensiles, ils ont eu droit à une assiette et un broc en plastique. Ils devaient vivre dans l'obscurité presque totale puisque deux minuscules trous laissaient passer la lumière et l'air. Durant tout leur enterrement dans ce bagne, ils n'ont pas bénéficié de visites ou de soins médicaux. Comme il leur était strictement interdit de sortir à la cour du pénitencier pour s'oxygéner et se dégourdir les membres. Totalement coupés du monde, privés de la visite des leurs, soumis à un régime carcéral digne de l'âge de la pierre, ils étaient considérés moins que les animaux. En tout cas moins que la chienne du directeur de ce pénitencier qui refusait le pain beurré, aliment que les détenus ont perdu jusqu'au souvenir de sa couleur. Durant tout leur séjour dans leurs cellules, les résidents de Tazmamert n'ont pas vu le coiffeur et n'ont jamais eu droit à une douche. A tel point que les haillons qu'ils avaient sur les os se sont collés à la croûte de saleté qui s'est formée sur leur peau desséchée. Comment survivre dix-huit ans - le cas de l'auteur et d'autres - dans pareilles conditions ? Voilà quelques-unes des leçons du témoignage de BineBine. L'héritage ou l'accumulation culturelle va s'avérer une première planche de salut. En se remémorant ses lectures, romanesques notamment, Aziz va s'inventer un conteur pour tous les détenus et contribuera, sans le savoir, à sauver des vies humaines. «Et c'est là que ma présence dans ce caveau trouva sa voie : je devins marchand de rêves, maître de l'imaginaire, magicien de la voix, conteur inopiné. Ce fut ma participation à la vie du groupe : le voyage par la voix. Je n'étais pas donc là par hasard» (p51). Le locataire de la cellule n°13 comprendra vite l'intérêt d'empêcher son cerveau de se ramollir dans les conditions où il se trouvait. Il essayera toute sorte d'exercice cérébral en mesure de stimuler sa vigilance. Mais les séances du conte, devenues une sorte de rituel dans ce bagne, aboutiront à une sorte d'organisation de la circulation de la parole parmi les «enterrés» de Tazmamert. Ainsi, chacun des codétenus participera à cette vie commune par la voix, ce qui leur permettra de s'échapper à l'isolement dans lequel on a essayé de les plonger. L'un d'eux, maîtrisant le texte coranique, tentera de le faire apprendre aux autres. Ils devaient apprendre le huitième d'un verset chaque jour. La foi se révèle l'autre planche de salut à laquelle se sont accrochés certains bagnards. Malheureusement, au bout de quelques mois, la mort a commencé son oeuvre de sélection en fauchant les plus faibles physiquement et les plus fragiles mentalement. Au fil du temps, les camarades de BineBine, venant de faire connaissance avec la mort, se rendront compte qu'à Tazmamert, les morts n'ont aucune considération : avant de se débarrasser d'un décédé dans un gouffre se trouvant dans la cour du bagne on l'enroule dans ce qui lui servait de couverture en le saupoudrant de chaux. Les gardes, dont la plupart étaient des goumiers ayant servi l'armée française notamment en Algérie ou au Vietnam, dérogent, sur ordre ou de leur derechef, toutes les convenances y compris religieuses. Sans trop s'étaler, l'auteur reconnaîtra que la sortie du livre de Jules Perrault où il évoquera le premier l'existence de ce bagne ouvrira une première brèche. De la même manière, l'épouse américaine de Touil, un officier jeté lui aussi dans cette «citadelle de l'oubli», participera grandement à la mobilisation de l'opinion publique mondiale. Quelques mois avant l'élargissement des détenus, ils relevèrent un certain relâchement de la discipline. On leur permettra au moins d'assister leur camarade avant de rendre l'âme. En soi, le témoignage de BineBine, au moins le deuxième d'un survivant de ce bagne, représente une éclatante victoire sur la barbarie et l'arbitraire sans limites. Dépourvu de tout et réduit à néant, l'homme, notamment le cultivé, peut découvrir des ressorts et des capacités de résistance somnolentes en lui. Voilà ce qui se dégage des 215 pages du récit d'Aziz BinBine «TAZ MA MORT, Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II». |
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