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Le théâtre El-Moudja de la Salamandre vit
ses dernières heures. Aujourd'hui, sauf miracle, les bulldozers doivent
intervenir pour l'effacer et anéantir du même coup une expérience originale de
trente ans. C'est probablement ce qui explique le désarroi de la quinzaine de
comédiens qui se sont déplacés vendredi à Oran pour donner une représentation
de leur dernière création «L'amour absent», inspiré d'une oeuvre d'Amine
Maalouf. Les comédiens, filles et garçons, n'arrivaient pas à dissimuler leur
angoisse parce qu'ils savent qu'ils vont perdre un espace où ils cultivent leur
passion du quatrième art. Nous apprenons que la plupart d'entre eux sont sans
emploi et vivotent grâce à ce théâtre qui a déjà été ravagé par le feu il n'y a
pas si longtemps, et qui a été reconstruit grâce à une subvention de l'Union
européenne.
Djilali Boudjemâa, président de l'association, ayant accepté apparemment le fait accompli, pense au plus urgent. Où mettre les accessoires, les archives, les décors et le matériel de son théâtre ? Sa demande d'occuper des locaux désaffectés d'une entreprise se trouvant à la crique de la Salamandre, pas loin de son théâtre, n'a pas été acceptée. Il évoque le cynisme de l'administration qui lui a signifié pour dimanche 14 juin la décision de démolir le théâtre et les habitations mitoyennes une demi-heure avant le coup de l'envoi du match Algérie-Egypte. «Nous avons installé un écran grand format pour pouvoir regarder le match avec le maximum de jeunes, quand le téléphone a sonné», dira-t-il. Il ajoute qu'il a été destinataire auparavant d'un écrit de la wilaya allant dans le même sens. Au fait, l'idée de démolir ce théâtre, pour libérer l'espace à une esplanade, est vieille de deux ans, reconnaît-il. Que deviendront sa troupe et surtout son projet de monter une école de formation théâtrale ? Il est incapable pour le moment de prévoir le moindre plan. Il nous fait part de l'arrivée, le 24 juin, d'une équipe d'encadreurs français qui doivent assurer des cours pendant vingt jours à des membres de sa troupe. Il ne sait pas s'il doit ou non annuler le déplacement vers Tamanrasset prévu pour le 26 juin, où sa troupe doit donner une représentation. Il nous explique que El-Moudja est un ensemble regroupant une cinquantaine de jeunes de différents âges. Voilà à quoi est réduit ce militant de la cause culturelle qui a résisté même aux affres du terrorisme. «Nous avons donné un spectacle dehors au moment où tout le monde dissimulait ses convictions», lance-t-il sur un ton désolé. A l'intérieur de la salle, où la scène est à peine à un mètre des quelques rangées de fauteuils des spectateurs, Djilali ne s'empêchera pas d'égrener des souvenirs. Il parlera de Abderrahmane Kaki qui venait souvent à El-Moudja «engueuler» les comédiens, tout en leur prodiguant conseils et encouragements. Il déterrera le souvenir de Alloula qui se réfugiait chez lui pour prendre du recul ou échapper momentanément à l'emprise de son monde. Il confirmera que certaines oeuvres du grand dramaturge oranais ont été conçues dans cette salle qui servait de bar quand la Salamandre était un village de pêcheurs presque sans aucun lien avec Mostaganem. Il se souvient encore de Sirat Boumediène qui a choisi volontairement de mourir dans cette salle. En effet, ce monstre des planches a rendu l'âme dans ce théâtre destiné à l'oubli. Il parlera de Haoulia, qui a lui aussi séjourné longuement chez lui avant de tirer sa révérence. Il parlera d'un des fils de Kaki, qui a fait un bout de chemin dans ce théâtre, avant de partir au Canada où il mène une grosse carrière d'acteur de cinéma. Il évoquera H'mida El-Ayachi, journaliste et écrivain, qui campait souvent dans cette salle, devenue refuge des artistes et intellectuels. Il citera d'autres noms. Il parlera aussi des Américains, Italiens, Français, Suédois engagés dans des travaux de recherche sur le théâtre algérien, qui sont passés par là. Avec douleur, Djilali soulève le souvenir d'El-Hadja, cette jeune fille de vingt ans, morte immolée par son frère parce qu'elle a choisi le théâtre comme voie pour échapper à l'indigence morale et matérielle où elle vivait. C'était durant l'été 2000. Sans trop se targuer, Djilali estime qu'il a pleinement participé à sortir la Salamandre de l'anonymat et de la quiétude où elle somnolait. Khaoula, sa fille et membre actif de la troupe, nous assure que les lettres de soutien et de sympathie n'arrêtent pas d'affluer des quatre coins du monde. «De Suède, de Syrie, de Jordanie, d'Egypte, d'Espagne, d'Italie...», affirme-t-elle. En France, où la troupe El-Moudja jouit d'une solide réputation, des associations se déclarent prêtes à engager des actions de protestation, nous confie-t-elle. En Algérie, des témoignages de sympathie et de solidarité se sont manifestés ici et là. Mais sans autant influer sur la décision des autorités de la wilaya de Mostaganem. Pour la dernière soirée d'existence d'El-Moudja, des comédiens de la région doivent se retrouver à la Salamandre pour éteindre la dernière bougie. Une manière d'accompagner l'agonie de ce monument charriant une partie de la mémoire culturelle d'une ville... et de tout un pays. |
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