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Violence et harcèlement à l'université

par Mohammed Kouidri*

Nous voilà en pleine période d'examens de fin d'année. Des centaines de milliers d'étudiants et d'étudiantes sont appelés à mettre à l'épreuve ce qu'ils ont appris durant les mois passés.

Les épreuves leur sont soumises par les milliers d'enseignants et d'enseignantes qu'ils ont côtoyés toute l'année dans un climat où s'entremêlaient le désir d'apprendre, le souhait de réussir, la frustration, souvent la marginalisation et la précarité. Dans cette ambiance particulière, je n'ai pu résister à la tentation de commenter un fait qui ne pouvait passer inaperçu à mes yeux et à ceux de nombreux collègues universitaires. L'événement est de taille en effet et concerne ce que la presse nationale a rapporté, et continue de rapporter, autour des résultats d'une étude effectuée pour le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, sur le problème, ô combien sensible, de l'éthique et la déontologie à l'université et en particulier la violence et le harcèlement. Un tabou étouffant a sauté, à notre grand soulagement et on ne peut que s'en réjouir, pour avoir été, trop longtemps témoins impuissants ou victimes résignées de violences multiformes. Que les pouvoirs publics se penchent, enfin, sur ce problème au moyen d'une étude, faite par des experts, voilà qui redonne de l'espoir à notre communauté universitaire et augure d'un débat serein et sérieux, basé sur des données objectives. La contribution à un tel débat devient alors un devoir et d'un intérêt certain. C'est dans cet esprit que je voudrais apporter la mienne. Mais d'abord, quelques remarques sur les résultats publiés, qui sont ramassés selon l'ordre de leur présentation par la presse **, dans ce tableau, pour en faciliter la lecture au lecteur. Ils concernent, tous, le traitement des étudiants/étudiantes par leurs enseignants.

Premièrement, la violence à l'université apparaît dans la seule optique univoque enseignant/étudiant. Deuxièmement, les chiffres avancés posent problème, comme on le verra plus loin.

La troisième remarque est relative à l'effet que tout cela a eu sur la communauté universitaire, principalement les enseignants. Commençons par elle. Un titre aussi sensible que sensationnel: «Harcèlement sexuel à l'université: 27% des étudiantes sont victimes», à la une des journaux de grands tirages laisse deviner aisément l'inquiétude du lectorat, et par écho, celle des familles et la société en général. Il faut rappeler que l'étude intervient dans une atmosphère particulièrement lourde suite à des informations sur des événements tragiques, horrifiants, comme l'assassinat d'un étudiant dans une cité universitaire, celui d'un enseignant par son étudiant ou le scandale du harcèlement sexuel avéré d'un enseignant sur son étudiante. L'appréhension gagne les esprits et le risque de raccourcis, d'amalgames et de conclusions hâtives devient énorme. Le malaise particulier des enseignants est d'autant plus grand que les articles de presse qui mentionnent pourtant la répartition diversifiée de l'échantillon entre étudiants, administratifs et enseignants, ne parlent finalement que de ces derniers. On s'attend à ce que le lecteur retrouve ces trois catégories au moins, puisque l'agression extérieure ne semble pas avoir été prise en compte, en interactions multiples et croisées, à équidistance du problème et dans des rôles interchangeables. Oui, à l'université, comme ailleurs, les abus de pouvoir ne peuvent provenir que de ceux qui détiennent du pouvoir, à savoir ici les enseignants, mais cela ne doit pas cacher les autres formes de violence. Il ne doit pas y avoir de confusion entre abus de pouvoir, violence verbale, brutalité, harcèlement moral et harcèlement sexuel. C'est parce que ce dernier est le plus sensible et ne peut s'exercer que par l'abus de pouvoir qu'il focalise l'attention sur l'enseignant. Un enseignant peut aussi être victime de violence de l'administration par exemple, il peut également être courtisé, soudoyé ou «clientélisé» par un étudiant provenant d'un milieu puissant. Alors qu'il vient en troisième position au classement selon la fréquence, le harcèlement sexuel, parce qu'il est le thème le plus accrocheur, est mis en grosse manchette et à la une. Il devient, de ce fait, l'arbre qui cache la forêt.

Les règles d'éthique et de droit doivent qualifier clairement chaque délit ou crime, selon le cas, et en déterminer la sanction. L'autre oubli préjudiciable, notamment pour le cas de harcèlement sexuel, est celui de la variable du sexe justement. (étudiants/étudiantes, enseignants/enseignantes, employés/employées...).

 

Le problème des résultats chiffrés



Il y a un problème incompréhensible de l'incohérence des chiffres exposés. La somme des différentes proportions, exprimant la violence, dépasse l'unité (138,8%, au lieu de 100%), impossible, bien sûr. Même s'il n'y avait pas le complément de 66% qui se disent respectés (ce qui constitue une autre contradiction) la confusion et l'incompréhension restent entières. Pour les besoins de l'exercice, considérons qu'une victime de brutalités (2%) est, en fait, victime des cinq autres formes de violence qui précèdent dans la liste du tableau, que les victimes de mépris (6%) sont en même temps victimes des quatre autres formes qui précèdent, et ainsi de suite... Eh bien même dans ce cas de figure, difficilement concevable par ailleurs, la proportion des victimes multiformes, au maximum de 44,6% et celle des deux tiers qui se disent respectés constituent plus que la population estudiantine totale (110,6%), ce qui est illogique. Admettons, pour continuer le raisonnement, qu'il y ait eu erreur de transcription ou confusion sur la proportion des victimes multiformes qui ne seraient en fait que de 34%, pour faire l'unité avec ceux qui se disent respectés. Sur un total d'environ 1.300.000 d'étudiants ce serait 442.000 étudiants, filles et garçons, puisque la distinction n'est pas faite, qui seraient maltraités et, pour la plupart d'eux, martyrisés (subissant plusieurs violences à la fois) par une population d'environ 30.000 enseignants/enseignantes. Difficile à imaginer.



Le cas particulier du harcèlement sexuel



Les questions qui sautent immédiatement à l'esprit, en lisant le pourcentage d'étudiants (sans distinction de sexe dans le texte des articles) victimes de harcèlement sexuel, est de savoir s'il s'agit seulement de victimes féminines, s'il y a eu distinction rigoureuse entre le harcèlement sexuel et le harcèlement moral ou s'il sont assimilables, etc. En plus de cet écueil d'ordre qualitatif, le chiffre pose problème aussi. Considéré isolément, le harcèlement des seules étudiantes, par les enseignants hommes, serait d'une ampleur et d'une visibilité inhabituelle. La proportion du sexe féminin parmi la population étudiante étant d'environ 56%, ce serait près de 200.000 étudiantes qui seraient harcelées, à raison de plus d'une dizaine, en moyenne, par enseignant. A supposer, évidemment que tous les enseignants hommes sont coupables, sans exception d'état matrimonial et y compris ceux qui travaillent, côte à côte, avec leurs femmes collègues. Sinon le ratio serait encore plus difficile à imaginer. Le cas particulier du harcèlement sexuel est le plus délicat à traiter. Parce que bien réel, le harcèlement, en général, et sexuel en particulier, est extrêmement difficile à cerner. Son ampleur est encore plus difficile à mesurer. De tous les tabous, dans toutes les sociétés, il est le plus secrètement gardé, à cause de la honte et la peur partagées entre l'auteur, à l'esprit retors, et la victime souvent résignée. Sujet d'allégories et affabulations, il peut être exagéré mais sous-estimé aussi, et pour les mêmes raisons. La forte suspicion qui frappe, de façon particulière, tout lieu de mixité, et plus particulièrement lorsqu'il est hiérarchisé, écoles, collèges, lycées, universités, lieu de travail, etc. peut s'aggraver dans des circonstances particulièrement bigotes et les scandales à effet de loupe ne peuvent qu'alourdir l'ambiance générale. Pour s'en prémunir, il y a des collègues, hommes et femmes, qui sacrifient le principe pédagogique fondamental de la communication et l'interactivité enseignant-enseigné qui devrait être personnalisée au contraire, dans la mesure du possible. La communication est découragée lorsque l'étudiant est de sexe opposé, ce qui est dommageable, et en plus, sans résultat garanti pour la moralité.

Pire, l'enseignant ou l'enseignante est soupçonné alors de tartufferie. Après la suppression de la mixité dans les cités universitaires, les années 70-80, il y eut le bruissement d'un débat en sourdine, sur l'éventualité d'enseignements sexuellement séparés. Mais la discussion a coupé court par manque de réalisme.



Un problème d'interprétation



L'esprit univoque dans lequel les chiffres sont présentés a pour résultat la victimisation systématique de l'étudiant et, comme corollaire, la culpabilisation de son enseignant, alors que le lecteur est en droit de s'attendre à être informé sur la violence, sous toutes ses formes et quel qu'en soit l'auteur et/ou la victime. Cela a un coût sur le plan méthodologique puisqu'il est suggéré un certain nombre de présupposés inexacts, à commencer par l'hypothèse de base de travail qui apparaît en filigrane. Elle serait bancale, dès le départ, insinuant que la violence, quand elle survient, est le fait du seul enseignant sur l'étudiant. C'est une erreur méthodologique et un biais d'échantillonnage très fréquent qui occulte souvent la réalité du problème abordé par l'effet de trop grande visibilité de certaines catégories par rapport à d'autres. Les effectifs estudiantins se comptent en centaines de milliers alors que les autres (enseignants, agents techniques, agents d'administration) se comptent en milliers, voire en centaines seulement. Il y a aussi l'habitude facile du syllogisme simple, surtout lorsqu'il est appliqué à l'arbre qui cache la forêt. Le rapport pédagogique enseignant-étudiant est à la base de la mission de l'université. Ceci procure, évidemment, à l'enseignant un certain ascendant sur l'étudiant dont il contrôle le cursus.

Partant de cette évidence, le syllogisme se continue par le postulat que tout être humain possédant un ascendant sur un autre être humain, par le contrôle qu'il peut exercer sur ses intérêts, est tenté d'en user, voire abuser, pour s'imposer, y compris subjectivement et par la violence s'il le faut. On n'est plus très loin d'un autre présupposé, tout aussi inexact, qui veut que s'il arrive qu'il y ait violence, dans le sens opposé, c'est, en partie, par la réaction violente de l'étudiant (victimisé) à une violence préalable de l'enseignant (culpabilisé). Le cas peut se produire, c'est incontestable. Mais, en tout état de cause, l'enseignant ne doit pas souffrir l'inintelligible présomption de culpabilité systématique. Tout récemment, un article a tenté de réparer ce déséquilibre sous le titre: «Elle se clochardise et devient le théâtre d'affrontements: L'université gagnée par la violence», en donnant même une chronologie de la violence à travers laquelle on voit que tous les protagonistes, et principalement les étudiants sont malheureusement sujets et objets de violence (El Watan du 15 avril 2009). Mais les choses se compliquent lorsque le commentaire de ces résultats glisse du domaine de l'éthique et la déontologie à celui de la politique. Présenté sous l'étiquette de politologue, le commentateur dans l'article en question retrace très succinctement l'irruption et le développement de la violence depuis le début. «L'arabisation «politique», dit-il, qui a poussé à la sortie des professeurs francophones a créé un large déficit en encadrement (...) A cela s'ajoute la massification de l'enseignement qui a entraîné l'effondrement du niveau universitaire». Il ajoute plus loin: «La raison et l'universalisme occupent une place marginale dans l'enseignement. Cela a des affinités électives avec l'Islam politique radical, parce que l'université n'échappe pas aux logiques qui traversent la société. Ce n'est pas un hasard si la sahoua islamiya a investi l'université dès la fin des années 1970».

Le problème est que les comportements délinquants et/ou violents ne relèvent pas du niveau scientifique de l'individu mais de son éducation et son développement psychique qui dépendent aussi bien des caractéristiques individuelles spécifiques que de caractéristiques d'appartenance socioculturelle ou encore de caractéristiques cruciales de la société et ses institutions de socialisation ; famille, école, société, culture ambiante, etc. La violence, qui par ailleurs existe aussi dans d'autres sociétés n'ayant ni la même histoire ni la même culture que la nôtre, ne peut être analysée du point de vue politique seulement. De même, le gauchisme des années socialistes s'est avéré aussi radical que l'a été l'extrémisme religieux de la période passée récente. Le premier, trop réduit par rapport au second, n'a pas pu massifier son combat dont la violence de la rhétorique et des attitudes n'étaient pas en reste. Aussi éloignés que peuvent l'être la religion et le matérialisme, l'extrémisme de ces deux mouvements et leur doctrine de violence sont les mêmes quel qu'en soit le motif idéologique ou la cause défendue. La seule différence est l'ampleur de la violence que peut provoquer l'un ou l'autre, différence qui est fonction du respectable de chacun, lui-même déterminé par l'histoire, la culture et les forces sociopolitiques en présence. L'Algérien a, de toute son histoire, était énormément plus captif par le discours religieux, modéré ou radical soit-il, que le discours matérialiste aussi rationnel soit-il. Voilà des siècles, Ibn Khaldoun nous a enseigné que El Moulk (le pouvoir) est toujours renversé ou repris au nom de la religion. Mais, on le voit bien, l'analyse, à ce niveau-là, met en avant les mouvements idéologiques et politiques plus que les hommes en tant qu'individus répondant de leurs actes déviants par rapport à un code déontologique.

Tout en étant parfois un phénomène de société, potentiel ou réel, la «délinquance» professionnelle à l'université est avant tout un acte individuel. Les assassinats d'universitaires, étudiants et/ou enseignants, des années 1990, bien plus horribles, ne relèvent pas du même registre que l'éthique et la déontologie dont il est question ici. La dégradation du niveau d'enseignement, bien réelle et dans tous les domaines, ne peut pas non plus être analysée du point de vue politique partisan seulement. A suivre

 

* Enseignant-chercheur, Fac des Sciences sociales, Oran

** Ce sont les chiffres, pris sur l'APS, donnés par toute la presse nationale pratiquement, arabophone et francophone sans distinction, depuis l'été dernier. Ils ont été réédités à plusieurs reprises par la suite, notamment après une conférence de presse du ministère sur le sujet, en décembre 2008. Jusqu'à aujourd'hui, il y a encore des articles qui apparaissent sur la question.