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«Après l'Indépendance, fais ce que tu veux !»

par Kamel Daoud

Selon un confrère, selon la radio, selon une émission, selon un enseignant du secondaire interviewé, le gros problème du Bac de cette année n'est pas l'Erreur mais la Triche. Le copiage, la fraude, la falsification des chances et du destin. On ne peut pas les prouver, mais certains ont pu les constater. Il y a eu des cas et des cas de triche selon le principe des vases communicants. Cela veut dire que si on triche dans des élections et dans des appels d'offres, il y a fatalement triche dans les épreuves du bac algérien par effet domino. Le bac n'étant pas une épreuve isolée du reste de la nation et n'ayant pas encore été délocalisé à Genève, il subit donc la même logique qui touche le billet de 1000 DA et les résultats de n'importe quelle consultation populaire.

Ceci étant une banalité, il reste à examiner le paradoxe éthique évoqué par cet enseignant interviewé à propos de son fils candidat au bac. Eduqué sévèrement à l'honnêteté stricte et à la morale inutile, ce lycéen serait rentré en larmes chez lui parce qu'il a été coincé par un paradoxe national qui va lui coûter gros: soit tricher et avoir une bonne note et son bac, soit se conformer à sa propre éducation parentale et échouer honorablement et avec brio et bonne conscience. Et c'est cela le paradoxe du mouton intime: devenir un carnivore et changer de règne au point de ne plus être reconnu par ses propres parents ou persister dans l'hygiène et finir par être dévoré ?

Ce lycéen typique n'est en effet pas un cas isolé mais une sorte de catégorie sociologique sans issus. Le cas se pose pour beaucoup d'Algériens à n'importe quelle heure de la journée: respecter au volant les panneaux de priorité et se faire harceler par les klaxons des gens qui sont derrière, ou griller le feu et faire comme tout le monde pour ne pas perdre son temps ? Attendre le feu vert pour traverser le long du passage piéton et être regardé comme un idiot suisse ou traverser n'importe comment comme son propre peuple le fait depuis le départ du Colon et la mort de Boumediène ? Payer une commission à la commission des appels d'offres et avoir son marché ou se cabrer contre les corruptions obligatoires et finir pauvre mais propre ? Respecter la file d'attente et être vu comme un castré par ses propres enfants ou griller la politesse et revenir chez soi avec une cuisse d'outarde entre les dents comme le bon vieux chasseur de sa propre préhistoire ? Etre un honnête idiot ou un brillant débrouillard ? Le paradoxe du mouton se pose même en terme de concurrence politique: être démocrate jusqu'au bout et ne jamais gagner une élection ou faire comme ses concurrents pour sauver la démocratie même par la triche ? Laisser le peuple voter pour qu'il élise des islamistes en armes ou recourir au coup d'Etat et à la fraude électorale pour sauver la démocratie par son contraire ?

Et le plus curieux dans cette affaire de mouton obligé de manger de la viande pour survivre ou se faire manger comme une herbe pour rester ce qu'il est, c'est que cela se passe dans une société qui cultive une religiosité non négociable avec le crime et le délit. Les Algériens trichent de plus en plus en s'islamisant de plus en plus vite. La raison ? Encore une fois la psychologie fourbe de la morale: la morale étant collective, chacun triche individuellement sous prétexte que les autres ne font pas mieux. Le contraire d'une morale individuelle qui ne se soucie pas des autres mais de son propre salut. La raison encore une fois: dans une société qui croit que Dieu regarde chacun, partout, rien de mieux que de prier chacun derrière le dos de l'autre pour s'y dérober. Ce lycéen n'est donc pas isolé. Il est seul. D'où cette conclusion injuste: pour un crime commis par tous, chacun paye à part soi. C'est ce qui laisse un gros sentiment d'injustice et d'inégalité des chances devant la chance. Le paradoxe du mouton n'a pas de solutions: dans les deux cas, on paie et on meurt. Mais dans l'un des cas, on commence à puer de son vivant, au nez de ses propres enfants.