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La cour d’appel de Paris vient de rendre un verdict qui fait scandale. La justice française a en effet invoqué vendredi dernier des raisons de procédure pour rejeter les demandes d’indemnisation de douze anciens militaires français atteints de maladies mortelles liées aux essais nucléaires français, au moment où le gouvernement français admet pourtant enfin sa responsabilité dans le drame. L’argument avancé par les juges d’appel est que la majorité des demandes est irrecevable parce que les faits sont antérieurs au 1er janvier 1976, date de création de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions pénales (Civi). Un militaire ayant été gravement irradié en Polynésie au début des années 1980 a, quant à lui, été débouté par la cour qui considère, non sans humour noir, qu’il aurait dû porter plainte devant le tribunal des pensions, une juridiction militaire. Autrement dit pour ce militaire, il s’agirait ni plus ni moins que d’un contentieux lié à une différence de vues avec son ancien employeur. Les deux arguments de pure procédure se croisent pour constituer une sorte de muraille juridique devant toutes les victimes qui auraient la mauvaise idée de poursuivre l’Etat français pour faire valoir leurs droits. La décision des magistrats d’appel a suscité la consternation des associations qui défendent depuis des années le principe d’une juste indemnisation des victimes des expériences nucléaires françaises. Démarche négationniste Ce jugement intervient à contre-courant d’une volonté politique exprimée au plus haut niveau. Le gouvernement français reconnaît en effet depuis peu la responsabilité de l’Etat. C’est ainsi que sera présenté le 27 mai prochain, en Conseil des ministres, un plan d’indemnisation, doté de 10 millions d’euros en 2009, pour les soldats tombés malades après avoir participé à certains des 210 essais nucléaires pratiqués par l’armée française dans le Sahara algérien de 1960 à 1966, puis en Polynésie de 1966 à 1996. La position de la justice française n’est cependant guère surprenante. Les magistrats français ont tenté d’habiller d’arguties juridiques une démarche négationniste classique de la technostructure et de la haute administration. Les essais nucléaires français à ciel ouvert ont été conduits au mépris de toute considération non seulement pour les militaires, dont après tout c’est le métier de mourir, mais surtout de populations civiles innocentes et privées de toute protection. En Algérie, les explosions atmosphériques d’engins de très grande puissance à Hamoudia, près de Reggane, ont affecté des milliers de personnes auxquelles la justice française vient de signifier une fin de non-recevoir à toutes éventuelles demandes de réparation. Mais au-delà de l’indemnisation nécessaire des victimes, ce que la décision de la cour d’appel de Paris exprime est la volonté de rejeter dans les oubliettes de l’Histoire les exactions dont l’Etat français s’est rendu coupable. Les victimes n’existent pas ! La démarche est connue: le refus de regarder le passé, d’en tirer les leçons et de solder les préjudices est une constante d’une partie décisive des instances politico-administratives hexagonales. La tradition est bien ancrée. Face aux crimes et forfaits commis au nom de la République, est opposée une sorte de culture de l’irresponsabilité et d’effacement de la mémoire. Entre amnistie et amnésie volontaire, on cherche par la vertu du temps qui passe, la disparition des témoins, des acteurs et des victimes, à exonérer par défaut un Etat, par essence infaillible. La seule dérogation à cette pratique aussi inique que dangereuse est la reconnaissance par Jacques Chirac de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs. Il a fallu quarante ans à un lobby très puissant pour arracher cet aveu. Le refus obstiné d’admettre les erreurs et les crimes aboutit au travestissement de l’histoire et au risque de réédition, sous des configurations différentes bien entendu, du passé que l’on cherche à occulter. De l’occultation à la mystification il n’y a qu’une nuance, les théoriciens des «bienfaits de la colonisation» sont l’expression achevée d’une forme de faux en écriture de l’histoire. Le bilan colonial est en effet positif quand on soustrait des comptes tout le passif pour ne garder que la grotesque image d’Epinal du bon colon civilisateur. L’argumentaire de la cour d’appel de Paris ne contribue pas, c’est le moins que l’on puisse dire, à inverser cette propension à l’aveuglement. Les pauvres victimes de la région de Reggane qui avaient servi de cobayes à un Etat qui prétend aujourd’hui donner des leçons de morale nucléaire au monde entier, sont ainsi averties: aux yeux de la justice de la République française, elles n’existent pas. |
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