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La culture en jachère

par Abdou B.

«Une culture ne meurt que de sa propre faiblesse».A.Malraux

Après le message adressé par M. Bouteflika à la presse suite à son élection à la Présidence de la République, la profession, les formations politiques, les analystes nationaux et étrangers auscultent le moindre discours et le plus petit frémissement pour essayer de décoder les annonces qui permettraient de savoir les intentions du pouvoir en la matière. Avec un bel entrain, le FLN a tressé des lauriers à la corporation, suivi par le MSP qui a tempéré les ardeurs, en insinuant que «la presse manquait de professionnalisme» comme le ferait un expert aguerri dont les conseils raviraient la palme à ceux qui ont inventé la presse, la radio, la communication, la télévision, le satellite et l'internet... Les bruissements des microcosmes, aussi bien informés que feu grand-père qui n'a jamais vu un film ou une TV en couleurs, nourrissent les «fuites» et les averses. «L'ouverture de l'audiovisuel est imminente» selon les uns. «On va y aller mais à petites doses contrôlées», prédisent les autres. Quant aux plus sceptiques, ils croient dur comme fer que l'économie de marché dans la presse écrite, la publicité, les radios et TV privées ne sont pas au programme de la décennie qui commence. A l'évidence, cette sentence a de quoi rassénérer les rentiers des monopoles politique, financier, de la publicité et les patrons de publications invendables, à petits tirages, sans lectorats mais rentables, juteuses même.

De leur côté, des producteurs et réalisateurs de productions audiovisuelles semblent satisfaits de leur rencontre avec le secrétaire d'Etat chargé de la communication. Les relations de ces catégories professionnelles avec l'ENTV trop facilement clouée au pilori alimentent régulièrement les pages des journaux privés, sans cependant aller au fond des choses, sans que des propositions de fond ne soient exposées au grand public, au Parlement et à l'Exécutif. Avec une seule chaîne, donc un seul diffuseur valorisé par des programmes faussement adoubés comme «chaînes de TV» par la presse et les premiers concernés, les fournisseurs de programmes, l'offre et la demande seront toujours réduites en direction de quelques élus. Dans l'état actuel des choses, un seul diffuseur (acheteur ou co-producteur) ne pourra jamais donner du travail à tout le monde. Les capacités financières d'une chaîne unique, fut-elle la plus riche au monde, le système de lecture des projets et des scénarii, la cooptation des bénéficiaires de maigres sommes, d'où qu'elles viennent, bloquent systématiquement l'éventuelle naissance d'une industrie du film et de programmes destinés au petit écran. En l'absence d'un véritable centre du cinéma, à l'image de celui du Maroc ou de la France, le copinage, les choix de l'administration devenue un bureau de la censure dite politique, la rareté des financements, l'absence d'une législation pertinente qui anticipe sur les évolutions technologiques, le statu quo est plus que durable. La culture, le cinéma et l'audivisuel ne sont pas encore intégrés comme des axes déterminants d'une diplomatie. Le nombre de touristes, de films tournés au Maroc et en Tunisie (par de gros producteurs européens et américains) font plus pour ces pays que 163 résolutions votées à l'ONU, par la Ligue arabe et l'Union africaine qui ne comptent pas dans la cour des grands. Une seule décision de l'Arabie Séoudite sur le pétrole peut couler des économies entières, y compris celles de «pays amis ou frères».

L'Algérie, comme de nombreux pays arabes, africains et méditerranéens, est à un carrefour hautement stratégique pour l'avenir. Le pays a expérimenté et mené une guerre de libération exemplaire au 20ème siècle. Il a expérimenté le parti unique, le socialisme pensé par la sécurité militaire, des modèles économiques et industriels à n'en plus finir. Il a consommé ne serait-ce que sur les deux dernières décennies des présidents, des chefs de gouvernement, des ministres et des walis par wagons. Il n'a cessé de vanter la Oumma arabe et la Communauté africaine, «les pays frères et les pays amis» qui sont autant de mutants dans un monde où seuls les intérêts comptent. De tels concepts vides de sens peuvent désarmer tous ceux qui ne veulent défendre que les seuls intérêts vitaux du pays et ses habitants.

L'émotion, la subjectivité peuvent jouer des tours tragiques aux nations fragiles ou fragilisées par des gouvernances qui mettent en avant les sentiments plutôt que la balance commerciale. Les peuples sont amis entre eux et se respectent et imaginent sans cesse des solidarités, des passerelles sans les politiques.

La Oumma et l'Unité africaine, parlons-en ! En 2008, l'Union européenne a produit 1.145 films (fiction et documentaire), soit 112 films de plus qu'en 2007. La France «est en tête du classement des parts de marché des films nationaux avec 45,4 % son niveau le plus haut depuis 1984, grâce à ?Bienvenue chez les Ch'tis' et ?Asterix aux jeux Olympiques'. Viennent ensuite la République tchèque (39,6 %), le Danemark (33 %), le Royaume-Uni (31 %) et l'Italie (29,3 %). Un seul film anglo-américain ?Mamma Mia' a fait 33,7 millions de billets vendus en 2008". Presque autant que la population algérienne pour un seul film (1). Dans les salles de cinéma, l'UE avec ses 27 Etats membres a totalisé 924 millions d'entrées.

En face, combien de films ont été tournés avec de l'argent émis par les Etats arabes et africains, privé et public confondus ? La seule diplomatie et l'image qu'envoient au monde ces pays sont celles des guerres, de la course aux armements, des maladies, du coup d'Etat, de l'étouffement des libertés et du statut infâme fait aux femmes. Si on ne peut pas choisir ses parents, ses frères génétiques, on peut toujours essayer de choisir ses amis.

Le cinéma, l'audiovisuel et la diplomatie culturelle, celle qui va hors de ses frontières sont des acteurs trop importants en ce siècle pour être négligés ou «bricolés» devant le plus fabuleux déferlement de communication d'oeuvres et de modèles de société qui tombent de ces sataniques paraboles qui renvoient à la préhistoire des discours périmés, des communications-cimetières de la communication, des rencontres de douar répétées à l'identique d'année en année inaugurées par les «autorités civiles, militaires et religieuses» à la recherche désespérée de caméras absentes du Festival de Cannes, de la Palestine et d'ailleurs. C'est la saison des examens, des vacances pour ceux qui ont les moyens d'aller voir le monde dans des destinations touristiques qui attirent des millions et des millions d'humains parmi lesquels 800 000 à 1 million d'Algériens. A la rentrée, la presse, les gens du cinéma et de l'audiovisuel sauront, peut-être, les contours de la révolution attendue dans les secteurs, l'avenir de la culture nationale qui «ne s'hérite pas mais se conquiert». Jusque-là, elle est en jachère.



(1) Source : Le Monde du 13 mai 2009