«La mort d'un ami vous transforme en flaques neurasthéniques
pendant des jours et des semaines. Tu sais, c'est presque pareil à chaque fois
que je perds quelqu'un : je n'arrive pas à pardonner la mort à la mort. A coté
de la vie, elle a cet air d'une honteuse insulte. Une petite traîtrise de
marche manquante sur l'escalier de l'ascension. Elle n'a rien de la clôture
d'un destin et tout d'un acte de pickpocket sournois. Ce que je déteste d'abord
dans la mort, c'est qu'elle laisse cette chose derrière elle pour nous insulter
tous : le cadavre. Qui n'est ni le corps de celui qu'on a perdu, ni la vie, ni
la preuve de son trépas, ni son meilleur souvenir, ni la preuve de sa finitude.
Tout juste un pourrissement. Et là, à chaque fois, je me dis que c'est vraiment
une insulte : il n'y a rien de commun entre le feu instable et superbement
inexplicable de la conscience de chacun et ce tas mou du cadavre, occasion des
processions inutiles. Je me dis qu'il y a arnaque et que les hommes, sont
chacun si miraculeux qu'ils ne doivent pas mourir comme ça, en vrac, mollement,
dans l'immobilité et la décomposition des liquides en débandade. Je me dis
aussi que la mort devrait être plus noble dans son esthétique, qu'elle doit
choisir ses poisons et ses épilogues. Un homme doit s'effacer comme une scène,
s'éparpiller comme un livre, se voir offrir un escalier vers le ciel qu'il ira
grimper avec des gestes d'au revoir, ou s'éteindre en s'évaporant comme une eau
propre, mais pas s'affaler comme ça, pourrir, s'affaisser et finir en tas.
Mourir de maladie ou d'accident ou de n'importe quoi est tellement ridicule
comparé au miracle de la vie qu'à chaque fois j'en reste surpris. On dirait un
chef-d'oeuvre clos par une coupure d'électricité ou le périple d'un Ulysse
interrompu pour raison de chaussures étroites ou de semelles décollées. Et tu
sais ! C'est pour cette raison que je ne vais pas aux enterrements des amis. Je
n'aime pas honorer le corps qui les a lâchés. La beauté de la course n'ayant
rien à voir avec le pneu crevé. Je n'aime pas l'arnaque de l'enfouissement.
Et c'est donc à chaque fois pire : lorsque je perds un ami,
je mets des semaines à reconstruire mes croyances. Tu sais, celles que nos
ancêtres nous ont léguées pour donner à l'abattoir cosmique les murs d'une
demeure sereine. Et dans ces moments là, l'Islam de mes contemporains ne me
suffit pas et me fait grimacer. Je n'admets comme religion que l'Islam ancien
d'El Hallaj ou de Sohrawardi ou de Ibn Sina ou de ceux qu'on a brûlés, lapidés,
tués, mis en morceaux avant de les jeter dans toutes les Euphrates imaginables.
La religion vraie qui ne vous cache pas que la vie est une terrible
responsabilité entre vous et le néant toujours à l'affût avec sa grosse narine
qui détecte les vivants. Ces grands moments où l'inquiétude et l'interrogation
fabriquent du feu rien qu'en regardant des étoiles ou une dune ou un enfant ou
une branche d'arbre. Ces moments où l'homme est digne du Dieu qui fait tourner
le monde autour de son couple. Et je me le redis à chaque mort de l'un de mes
vivants : pourquoi lui et pas moi ? En quoi je garde le droit de la respiration
et du soleil pendant que lui mord ses racines ? Que faire d'utile pour mériter
de lui survivre ? Quel sens redonner à sa propre vie après la mort d'un proche
? Que me dit-il en disparaissant et que dois-je conclure après une si terrible
gratuité de la mort ? Où aller et que faire pour ne pas mourir comme un pneu ?
Je ne le sais. Il n'y a que les morts qui le savent, les vieux qui le devinent
et les enfants qui ne savent pas l'exprimer. Alors je me tais et je ne pardonne
pas. Et c'est alors que je heurte mon paradoxe imbécile : je dilapide ma vie
car je me dis qu'il ne sert à rien d'investir sur du bref et du temporaire
mais, en même temps, je refuse la mort car la vie est la seule merveille que je
possède pour expliquer la raison de ma présence. C'est quoi à la fin ? Une
prison dont les murs sont repeints aux couleurs de l'infini».