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Le grand petit homme est mort

par Ahmed Saïfi Benziane

En ces temps où nous n'avions à partager que très peu, il nous faisait lire Lacan, puis Legendre, et Boudjedra et tous les autres, ligne par ligne en laissant libre cours à nos ponctuations incertaines, nos interprétations rêveuses.

Et tous ces mots que nous ignorions parce qu'il en était le seul détenteur, celui qui nous ouvrait les portes de la psychanalyse pour mieux regarder nos horreurs, pour mieux éteindre nos haines passagères, meurtrières. Il nous codifiait comme les produits d'un supermarché pour garder soigneusement nos codes, nous, qui tremblions déjà dans nos souks bruyants, dans nos frocs, cherchant quelque courage à supporter nos peines. Et il était toujours là pour nous dire combien la vie n'est que prétexte, combien la mort n'était que le problème des vivants, eux, qui se croient aussi éternels qu'un Dieu dans l'imaginaire des hommes.

Eux qui se prennent pour ce qu'ils ne sont pas. Khaled Ouadah est mort et avec lui l'extinction de nos feux prématurément, nous rappelle combien il nous illuminait par ses rappels à l'ordre, ordre des choses. Désordre de la nature quand tu viens à nous gifler de toutes tes forces en plein sommeil, en pleine décomposition de nos rapports, de nos petites hypocrisies aimablement étalées dans nos sourires jaunis par le temps. Il nous a fait découvrir tant de sentiers que nous empruntions sans en réduire la distance tellement ils menaient à un bout. Le bout du monde. Sans haine, sans regrets. Nous tentions quelques dires par nos bouches tonitruantes de paroles pêchées au fond de nos lacs vaseux mais il était le seul à savoir leur donner un sens, à les mettre au pas, à les arranger en ordre serré pour nous pousser à réfléchir à demain. Khaled Ouadah est mort en laissant quelques phrases pour tous ceux qui l'ont connu mais surtout pour cette armée de petites gens qu'il a pu sauver du désastre familial, social, refusant même dans la maladie de quitter les senteurs de sa terre, du blé qu'il a moissonné comme on cueille des fleurs dans un jardin oublié, planté comme un paradis sur de vastes surfaces. Khaled Ouadah est mort en laissant plein de souvenirs d'un pèlerin qui a voyagé souvent, sans aller top loin. Juste en restant près de nous.