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PRINCETON - L'explication
avancée par le président Poutine pour justifier l'invasion de l'Ukraine n'a
rien d'original. D'autres l'ont déjà souligné, sa déclaration selon laquelle il
intervient en raison du «génocide» visant la population d'ethnie russe du
Donbass rappelle la stratégie d'Hitler pour détruire la démocratie tchécoslovaque
à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.
Hitler a menacé d'envahir la Tchécoslovaquie afin d'intégrer au Reich les régions frontalières de population germanophone. Il n'a pas eu besoin d'envahir, car les dirigeants britanniques, français, allemands et italiens ont cédé à ses revendications lors de la conférence de Munich en 1938 - le carnage de la Grande guerre étant présent dans la mémoire collective. Mais dans les 6 mois qui ont suivi, les nazis ont violé l'Accord de Munich en créant le Protectorat de Bohème-Moravie sur le territoire tchèque, et la République slovaque - un Etat théoriquement indépendant, mais en réalité satellite de l'Allemagne. Hitler a ensuite revendiqué une partie de la Pologne. L'attaque de Poutine contre l'Ukraine a commencé un peu de la même manière par l'annexion de la Crimée et l'établissement de deux micro-Etats soutenus par le Kremlin dans la région est du Donbass à majorité russophone. C'était une violation flagrante du Mémorandum de Budapest en vertu duquel l'Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan renonçaient à leur arsenal nucléaire hérité de l'époque soviétique en échange de la garantie de leur intégrité territoriale et de leur indépendance par la Russie, le Royaume-Uni et les USA. Le Royaume-Uni et la France n'ont pris aucune mesure vraiment sérieuse lorsque Hitler a peu à peu déchiré le traité de Versailles ; de même, aucun pays n'a agi assez fermement pour faire regretter aux Russes l'annexion très populaire de la Crimée et l'encouragement au séparatisme dans le Donbass. La revendication d'Hitler sur les Sudètes tchécoslovaques était, disait-il à l'époque, «ma dernière revendication territoriale en Europe.» Mais quiconque avait lu Mein Kampf aurait dû savoir qu'il visait à créer un Lebensraum (espace vital) pour les Allemands en Europe de l'Est. De même, nous pouvons soupçonner Poutine de vouloir restaurer la domination russe sur les anciens territoires de l'Union soviétique. N'oublions pas qu'il a qualifié de désastre la dissolution de cette dernière. S'il peut s'en tirer en occupant l'Ukraine et en installant un régime fantoche, les Etats baltes ex-soviétiques, notamment l'Estonie et la Lettonie qui ont d'importantes minorités russophones, seront-ils ses prochaines cibles ? Poutine dispose d'un grand avantage dont Hitler était heureusement dépourvu : l'arme nucléaire. Il a mis en garde les pays qui pourraient tenter d'interférer dans son «opération militaire» en testant un missile à capacité nucléaire peu avant de lancer l'invasion, et en déclarant que tout pays qui interviendrait s'exposerait à «des conséquences que vous n'avez jamais vues». Quatre jours après le début de l'invasion, il a mis les forces nucléaires russes en état d'alerte. Dans ces conditions, comment arrêter Poutine ? Des sanctions économiques sont déjà imposées, l'espace aérien est fermé aux avions russes et le boycott des produits russes commence. Les pays voisins, notamment la Pologne, devraient également fermer les voies terrestres aux camions russes. Malheureusement, ces mesures feront mal à tous les Russes, y compris ceux qui s'opposent à la guerre. Mais y a-t-il un autre moyen d'empêcher Poutine de parvenir à ses fins ? Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est courageusement resté à Kiev et incité les Ukrainiens à combattre l'avancée des Russes. S'ils parviennent à infliger des pertes significatives aux forces russes, cela pourrait contribuer à arrêter Poutine, bien que la plupart des experts militaires estiment qu'une victoire militaire russe est inévitable. Sans doute conscient de cela, Zelensky a appelé le peuple russe à arrêter la guerre. C'est ce que de nombreux Russes tentent de faire. Après l'annonce de l'invasion, des manifestations ont eu lieu dans quelques 55 villes de Russie. Selon une organisation de surveillance indépendante, 5000 personnes ont été arrêtées pour avoir participé à des manifestations sans autorisation préalable, mais beaucoup d'autres continuent de protester. Au moment d'écrire ces lignes, plus d'un million de Russes courageux ont signé une pétition intitulée «Stop the War». Le mouvement de protestation ne s'arrête pas là. Le rédacteur en chef de la Novaya Gazeta, l'un des derniers journaux indépendants de Russie, Dimitri Muratov, prix Nobel de la paix 2021, a posté une vidéo pour appeler les Russes à se soulever contre la guerre. Il y déclare que «Seul le mouvement pacifiste des Russes peut sauver la vie sur cette planète». Elena Kovalskaya, directrice du théâtre Meyerhold géré par l'Etat, a démissionné pour dénoncer l'attaque contre l'Ukraine en disant qu'il est «impossible de travailler pour un meurtrier et de recevoir un salaire de sa part.» Plus de 150 scientifiques et journalistes scientifiques ont publié une lettre sur un site scientifique russe pour déplorer que leur pays se soit condamné à l'isolement et au statut d'Etat voyou. Un nombre similaire d'adjoints municipaux de nombreuses villes ont signé une lettre condamnant l'attaque comme «une atrocité sans précédent», ajoutant que «les espoirs d'une amélioration de la vie en Russie s'effondrent sous nos yeux.» Il faut que les soldats russes présents en Ukraine cessent de mener une guerre injuste. Certains auraient déjà refusé d'entrer en Ukraine. Au-delà de la propagande d'Etat, les Russes ont accès à un large éventail d'informations ; ils devraient donc savoir qu'ils participent à une guerre d'agression. Tuer intentionnellement des personnes sans raison suffisante constitue un assassinat, c'est ce dont se rendront coupables les soldats russes s'ils obéissent aux ordres de tirer sur les Ukrainiens avec des armes mortelles. Obéir aux ordres n'est pas une excuse - comme ce ne l'était pas pour les soldats allemands sous les ordres d'Hitler. A partir de maintenant, et aussi longtemps que Poutine reste au pouvoir, il faut considérer la Russie comme un Etat paria. Les sanctions doivent être suffisamment fortes pour que s'écroule l'espoir de la population russe de parvenir à une amélioration de sa vie quotidienne. C'est particulièrement injuste à l'égard de ceux qui s'opposent publiquement à la guerre. Mais comment peuvent-ils autrement espérer remplacer Poutine par un dirigeant disposé à respecter le droit international et la morale ? Il arrive que les vaincus en viennent à considérer leurs souffrances comme une libération. Posez la question aux Allemands d'aujourd'hui ! Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz *Professeur de bioéthique à l'université de Princeton. Il a écrit plusieurs livres, dont Practical Ethics, The Life You Can Save, One World Now et Ethics in the Real World |
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