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La fin de l'usine nationale

par Arezki Derguini

Les chaînes de valeur mondiales et la polarisation du travail ont mis fin à l'usine nationale. L'industrie appartient désormais à une chaîne mondiale de valeur qui va de l'extraction des matières premières à la commercialisation.

Une stratégie industrielle ne peut plus se penser qu'à travers une insertion dans ces chaînes de valeur.

Chaînes de valeur qui se tendent du fait de la polarisation du travail et dont l'Occident veut garder le contrôle, mais que ne lui garantissent plus sa compétitivité technologique et sa force militaire. Une brutalisation du processus d'impérialisation/vassalisation s'amorce en même temps qu'une réorganisation des chaînes de valeur.

Travail et intégration sociale

La complémentarité du capital et du travail ne réalise plus l'intégration sociale du fait de la substitution constante du capital au travail. L'usine héritière de la fabrique a conduit à une substitution constante du travail humain par celui de la machine, du capital, grâce à un usage intensif et extensif des énergies fossile et nucléaire. Son développement a abouti à la formation de chaînes de valeur mondialisées séparant la conception, l'extraction, la fabrication et la commercialisation et à l'érection de l'entreprise sans usine (fabless). Concept par lequel l'Occident pensait conserver son hégémonie sur les chaînes de valeur mondiales, en confiant au reste du monde l'extraction et la fabrication, et leurs externalités négatives, au reste du monde. Cette mondialisation des chaînes de valeur s'est effectuée sous hégémonie occidentale. L'Asie à qui avait été confiée la fabrication pour ses bas coûts de main-d'œuvre, s'est effectivement appropriée ce maillon de la chaîne, mais n'y a pas été contenue. Elle a remonté la chaîne de la fabrication à la conception, pénétrant ainsi dans le domaine qui était réservé à l'Occident. Elle a « redescendu » aussi la chaîne de la fabrication industrielle vers l'extraction et le raffinage pour approvisionner en matières premières et énergie la fabrication. Partie du milieu de la chaîne de valeur, la fabrication, elle s'est étendue, en amont et en aval, aux autres maillons de la chaîne (l'extraction, la conception et la commercialisation). De l'intérieur de l'ordre mondial sous hégémonie occidentale, elle dispute désormais à l'Occident le contrôle de chaînes complètes de valeur. L'Occident se retrouve desservi par les chaînes de valeur mondiales qu'il a mises en place, son hégémonie est mise en cause de l'intérieur. Pour retrouver le contrôle des chaînes de valeur mondiale, la civilisation occidentale, après s'être désindustrialisée et commençant à perdre le contrôle des deux bouts de la chaîne (extraction et commercialisation), projette de se réindustrialiser et de reformer des chaînes de valeur pour retrouver leur contrôle. Elle bloque le transfert de sa technologie de pointe, réorganise ses circuits de commercialisation (protectionnisme) et doit sécuriser son approvisionnement en matières premières et en énergie (la Chine ayant pu dominer l'extraction et le raffinage des terres rares), il lui faut aussi disposer des compétences lui permettant de se réindustrialiser et assurer sa liberté de commercer. Mais elle ne se rend pas compte que son effondrement intérieur se poursuit : elle a trop compté sur des ressources extérieures qui commencent à se dérober.

La réindustrialisation, pour retrouver une certaine maîtrise des chaînes de valeur mondiales, se présente comme un enjeu majeur pour les économies occidentales face aux défis géopolitiques, aux ruptures des chaînes d'approvisionnement (comme lors de la pandémie de COVID-19) et à la remise en cause de l'hégémonie économique occidentale (notamment par la montée en puissance de la Chine). La réindustrialisation occidentale repose sur une automatisation accrue et des niches high-tech, ce qui limite la création d'emplois industriels traditionnels. La substitution du capital au travail qui aboutit à la polarisation du travail met à mal la fonction d'intégration sociale du travail. Des politiques actives de formation et redistribution sont mises en œuvre, mais elles ne seront pas suffisantes pour écarter le risque d'une croissance «sans emploi» et une aggravation des fractures socio-économiques. Les pays sans coordination public-privé pourraient voir leur réindustrialisation freinée par un manque de main-d'œuvre qualifiée.

La polarisation du marché du travail à l'échelle mondiale devrait donc s'accentuer, avec des conséquences majeures sur la répartition géographique des compétences, des investissements et des inégalités. La polarisation va créer un monde en étoile : quelques centres rayonnants, et des périphéries dépendantes. Les États qui investiront dans l'éducation Tech dès maintenant (ex. : Vietnam, Maroc) pourraient devenir les nouveaux «tigres économiques». À l'inverse, les pays sans stratégie (Amérique latine, Afrique hors Afrique du Sud) risquent l'effacement.

La nouvelle alliance du travail et du capital

La thèse que je soutiendrai ici est la suivante : pour les pays qui ne peuvent inscrire leur stratégie dans celle des grandes puissances, s'inscrire avantageusement dans les chaînes de valeur en construction, il faut retourner l'alliance du capital et de la machine en alliance du travail et de la machine, avant qu'un tel retournement ne s'impose au cours des choses. Cette stratégie est seule capable de soustraire les sociétés postcoloniales au démembrement et à la pulvérisation qui résultera du processus brutal actuel d'impérialisation/vassalisation du monde. Si ne me trompe pas la dialectique non dichotomique, le retournement de l'alliance est inévitable, à moins de catastrophes programmées, étant donné l'extrémité où sera conduite la polarisation du travail. Plutôt que d'attendre que les conséquences négatives n'atteignent le cœur des Empires et que ceux-là se résolvent enfin à ne plus dénier le réel, les marges, en faisant preuve d'innovation institutionnelle, pourraient précéder le changement. Et les premiers à l'avoir effectué seront probablement ceux de qui la maxime dit : « les derniers seront les premiers ». L'on peut supposer que les puissances asiatiques à l'esprit non dichotomique s'y prépareront sans renoncer à la compétition technologique, car il n'est pas dans leur conception de la progression, de progression extrême sans retournement. Mais encore faudra-t-il que la sagesse l'emporte.

Il faut donner une autre fin à l'usine industrielle qui a concentré le travail pour substituer du capital au travail, le capital industriel étant conçu comme arme d'extraction et d'expropriation du savoir du travail naturel et humain, maintenant que la mécanisation et l'automatisation ont poussé le travail humain dans ses extrémités. C'est un autre rapport du travail vivant et du travail mort, du travail humain et de la machine, de l'énergie et du savoir, et donc un processus de déconcentration du capital qu'il faut envisager. Un rapport qui permettrait une autre distribution sociale et spatiale des compétences, un rééquilibrage du rapport entre les différentes formes de capitaux. Qui dit un autre rapport du travail et du capital dit un autre rapport du public et du privé. C'est un autre mode de vie qui n'associe plus exclusivement le bien-être à la consommation, qui accorde plus d'importance au capital social et au capital humain qu'aux formes objectives du capital.

Sociétés de confiance et de défiance

Il faut distinguer et opposer sociétés de confiance et sociétés de défiance, plutôt que régimes démocratiques et régimes autoritaires. Les sociétés démocratiques sont des sociétés de défiance. Ce sont des sociétés fondamentalement divisées en classes sociales héréditaires, en castes. Elles font l'éloge du conflit qu'elles n'associent plus à la division fondamentale de classes. Le débat démocratique est censé passer au-dessus des classes, venir à bout de la défiance. La démocratie a fonctionné dans la société de classes héréditaires tant que ce genre de sociétés dominaient le monde, tant que la classe ouvrière constituait son armée industrielle. Cette condition étant mise en cause, le débat démocratique ne vient plus à bout de la défiance, l'illibéralisme s'empare de la démocratie pour faire corps à la société, les ingénieurs du chaos entrent en scène pour protéger la division de classes et l'accumulation capitaliste.

«... En Europe comme ailleurs, les mensonges ont la cote, car ils sont insérés dans une narration politique qui capte les peurs et les aspirations d'une part croissante de l'électorat, tandis que les faits de ceux qui les combattent sont insérés dans un récit qui n'est plus jugé crédible. En pratique, pour les adeptes des populistes, la véracité des faits pris un par un ne compte pas. Ce qui est vrai, c'est le message dans son ensemble qui correspond à leur expérience et à leurs sensations. Face à cela, il est inutile d'accumuler les données et les corrections, si la vision d'ensemble des gouvernants et des partis traditionnels continue d'être perçue par un nombre croissant d'électeurs comme peu pertinente par rapport à la réalité.

... Le Carnaval contemporain se nourrit de deux ingrédients qui n'ont rien de déraisonnable : la rage de certains milieux populaires qui se fonde sur des causes sociales et économiques réelles ; une machine de communication surpuissante, conçue à l'origine pour des fins commerciales, devenue l'instrument privilégié de tous ceux qui veulent multiplier le chaos.

... Les actions des ingénieurs du chaos n'expliquent pas tout, loin de là. Ce qui rend ces personnages intéressants, c'est plutôt le fait qu'ils aient su capter avant les autres les signes du changement en cours, et la façon dont ils ont su en profiter pour passer des marges au centre du système. Pour le meilleur et surtout pour le pire, leurs intuitions, leurs contradictions et leurs idiosyncrasies sont celles de notre époque. »1

Toutes les sociétés ne peuvent pas disposer librement d'elles-mêmes, choisir leur régime politique, être démocratiques. Il faut distinguer entre sociétés dominantes et sociétés dominées. La fin du colonialisme n'est pas la fin de la domination. La lutte entre dominant et dominé se poursuit à armes inégales. Les sociétés dominées n'ont le choix de leur régime politique, la possibilité d'un régime démocratique, qu'une fois qu'elles ont accepté les conditions de leur vassalité. La lutte qu'elles ont choisie leur impose un régime. Et cela ne conduit pas toujours au succès.

Les sociétés de confiance sont des sociétés autoritaires, l'autorité est ancrée dans le corps social, dans la famille, dont l'État n'est que le prolongement. Un régime politique démocratique ne pervertit pas leur fonctionnement. Elles s'en accommodent. Lorsque la performance de ces sociétés est mise en échec, l'autorité abuse alors de ses prérogatives, l'autorité cesse d'être « naturelle », ces sociétés entrent en crise, violente souvent. Quand, dans les sociétés dominées, leur performance est effective, l'autoritarisme des régimes n'est pas contesté. La supériorité des sociétés autoritaires réside dans le fait qu'elles s'accordent avec leurs autorités a posteriori et non a priori. L'enjeu est toujours le renouvellement de la confiance, les autorités ne sont pas représentatives, elles sont effectives ou ne le sont pas. Elles peuvent prendre des tournants auxquels les sociétés démocratiques doivent être préalablement disposées. Les sociétés de défiance sont prévisibles, les sociétés de confiance le sont moins d'où l'avantage qu'elles peuvent avoir dans la compétition. La Chine peut annoncer un plan sur une période plus ou moins longue qu'elle tiendra et en changer complètement ou presque au prochain plan. La confiance sociale a été et sera engagée dans la réalisation du plan et non dans sa définition, celle-ci ne pouvant être que contextuelle et stratégique. Il faut rappeler que l'autoritarisme n'est pas alors un abus d'autorité, mais un fonctionnement qui doit faire preuve de son efficacité.

Par ailleurs, l'autoritarisme n'est pas seulement un rapport de confiance aux élites, c'est d'abord un rapport de confiance en soi et au réel. Les politiques de la Chine sont extrêmement bien contextualisées, elles se déplient toujours dans un contexte. La pensée chinoise est une pensée contextuelle, ses modes d'abstraction ne sont pas transcendants. Copier la Chine après avoir copié l'URSS, ce serait abuser de l'autorité et non pas adopter le fonctionnement social le plus performant. Chaque société a son génie, son mode d'appréhension et d'appropriation du réel, ses modes d'abstraction, de penser et de faire. Celles qui ont égaré leur esprit («les poules qui veulent marcher comme les perdrix ne savent plus marcher», dit la sagesse populaire) n'ont pas d'autre recours qu'un autoritarisme négatif. Il faut d'abord faire confiance à la société, pour que la société retrouve son esprit, la confiance en elle-même et en ses autorités. Faire confiance à la société, c'est faire confiance à l'expérimentation sociale, c'est dans le succès de ses expérimentations que la société trouvera la confiance en elle-même, qu'elle produira les institutions qui soutiendront sa confiance. Et c'est par les territoires que la complémentarité des formes de capital naturel, social et humain pourra prendre le pas sur le capital physique et financier et prendre effet.

Production et répartition

L'usine industrielle a continuellement décomposé le travail (complexe) en une multitude de tâches, qu'elle a continuellement simplifié, qu'elle a mécanisé et automatisé. Nous sommes à l'ère du monde quantique. La production d'un produit s'en est trouvée complexifié et atomisé en une multitude de procès de travail. Elle peut nécessiter des milliers voire des millions de composants et donc de procès. La production d'un produit ne relève plus plus d'un procès, mais d'une série étendue de procès de production qui court sur toute la planète. Nous sommes à l'ère de l'interdépendance. Une telle mécanisation a accru constamment la part du capital dans le travail, a conduit à une polarisation du travail et à une forte concentration du capital humain, distribuant le travail « complexe » entre une minorité de travailleurs hautement qualifiée et une majorité de travailleurs aux tâches manuelles non routinières.

Les conséquences sociales et politiques d'une telle concentration du capital humain c'est que les oligarchies économiques et politiques dans les grands centres d'accumulation du capital n'ont plus le souci de la majorité de la population qui n'est plus concernée par la compétition économique et sociale. Des hiatus se créent au sein des sociétés entre deux populations, relativement à leur insertion dans les chaînes de valeur mondiale, l'une cosmopolite, l'autre nationaliste. La démocratie cesse d'être un jeu à somme non nulle, le débat démocratique ne fait plus faire corps à la société, l'illibéralisme gagne alors les sociétés de défiance pour faire corps à la société. Comment les entreprises globales peuvent-elles faire l'unité d'une société sans travail ? Comment les deux extrémités du continuum social produit par la polarisation du travail peuvent-elles ne pas se disjoindre ? Les ingénieurs du chaos se chargent d'administrer la plèbe, ils réactivent comme les divisions sociales romaines.

Les politiques occidentales mises en œuvre pour faire face à la polarisation du travail sont de formation et de redistribution. Elles visent toutes deux à raccorder la répartition et la production. Pour l'économie standard, répartition et production renvoient à deux domaines différents : l'économique et le politique. Ainsi la polarisation du travail est une donnée, ce sont ses effets que les politiques de formation et de redistribution visent à corriger. Ces politiques pourront être soutenues, corrigeront les effets de la polarisation, dans les sociétés qui dominent les chaînes de valeur mondiales. Elles pourront profiter de la polarisation mondiale du travail. Elles n'empêcheront pas la polarisation mondiale des compétences et des capitaux. Pour empêcher une telle polarisation, ce sont les conditions de production qu'il faut redistribuer en donnant au capital naturel, au capital social et au capital humain le pas sur le capital physique et financier.

Le capitalisme a dissocié la production d'une répartition équitable, avec une concentration de la production, une concentration des formes humaines, physiques et financières du capital. Concentration de ces formes qui se sont accompagnés de la destruction des formes sociale et naturelle du capital. Il a dissocié le progrès technologique du progrès social après les avoir associés. Il a gagné le monde en les associant, il est en train de le perdre en les dissociant.

Dans les périphéries, les bantoustans se multiplieront quand le nationalisme ne pourra pas faire faire corps à la société. Des petits pays, comme les pays nordiques et germaniques, feront du national-populisme pour prendre la place honorable dans les chaînes de valeur mondiales. Le nationalisme de pays comme l'Égypte et l'Algérie, mal insérés dans les chaînes de valeur et peu disposés à y progresser, menacés de dislocation par leurs marges, sera mis à rude épreuve.

En guise de conclusion

Si les choses peuvent évoluer pacifiquement, sous l'ancien cours des choses : substitution du travail mort au travail vivant et prolétarisation, se mettra en place le nouveau : substitution du travail vivant au travail mort et déprolétarisation. Ce processus pointe déjà dans certaines marges. C'est dans ces marges au sein des sociétés dominantes qu'il faut aller chercher les processus de déconcentration du capital et de déprolétarisation du travail. Ce n'est pas hors de la révolution numérique ou une déconnexion du monde capitaliste qu'il faut chercher une issue, mais dans les germes du nouveau cours du monde que porte en son sein l'ancien. On ne peut pas s'inscrire hors du cours des choses, il faut préparer son retournement progressif. Au concept d'usine, il faut substituer les concepts de clusters et de territoires innovants qui mettent en valeur les formes naturelles, sociales et humaines du capital plutôt que ses formes physique et financière extractives. C'est avec une telle approche que l'on peut réenraciner l'espoir dans les sociétés dominées, que l'on peut donner sa chance à la jeunesse, le sentiment qu'elle peut apporter une meilleure vie au monde.

1- Giuliano da Ampouli.

Les ingénieurs du chaos. Jean Claude Lattès. 2019.