Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La transparence qui salit nos villes

par Toufik Hedna*

Symbole importé de modernité, le verre, à travers la transparence du mur-rideau, révèle en Algérie ses failles climatiques, culturelles et esthétiques.

Le règne du verre

En quelques années, les façades vitrées ont envahi nos villes. Miroitantes, lisses, spectaculaires, elles incarnaient un tournant. Mais derrière l'éclat du verre, les fissures apparaissent vite.

Pendant des siècles, l'architecture algérienne a cultivé l'intimité. Des médinas aux quartiers modernes, les espaces se refermaient sur eux-mêmes : murs épais, fenêtres discrètes, cours intérieures. L'habitat était introverti, conçu pour se préserver du regard et des agressions climatiques. On bâtissait pour vivre dans l'ombre, la fraîcheur, le silence.

Avec l'arrivée du modernisme architectural, un autre langage s'est imposé : celui du verre. Inspirée par les principes du XXe siècle – Le Corbusier, Mies van der Rohe, Gropius – la façade vitrée, ou mur-rideau, a rompu avec cette tradition. Transparence, lumière, ouverture... autant de valeurs associées à un nouvel idéal urbain. En Algérie, ce modèle a séduit. Les villes se sont parées de façades lisses, brillantes, miroitantes, supposées incarner la modernité.

Le miroir se fissure

D'Oran à Annaba, d'Alger à Tamanrasset, les murs-rideaux ont proliféré : bâtiments publics, banques, sièges administratifs, hôtels, centres commerciaux... Le verre s'est imposé comme une signature contemporaine. Il reflète le ciel, les arbres, les enseignes lumineuses. Il donne une impression de grandeur et de réussite. Le geste est fort. L'image, immédiate. Mais l'illusion ne dure pas.

Quelques années à peine après leur livraison, nombre de ces bâtiments ont perdu leur éclat. Les vitres se couvrent de poussière, de coulures, de traces opaques. Le sable du désert, les vents secs, la pollution urbaine s'incrustent sur les surfaces. Ce qui devait être limpide devient terne. Ce qui devait éblouir renvoie un gris sale, un voile permanent. Le verre reflète désormais la négligence.

Un matériau inadapté au climat

Le climat algérien n'est pas tendre avec les surfaces vitrées. Soleil écrasant, sécheresse, absence de pluie régulière : tout contribue à la détérioration rapide des façades. Et lorsqu'il pleut, c'est souvent une eau boueuse qui aggrave les tâches. Les particules fines s'accrochent. Le verre devient un piège visuel.

Cette situation se révèle d'autant plus absurde si l'on compare avec les pays européens, où ces façades ont été conçues. À Paris, Berlin ou Milan, les bâtiments vitrés bénéficient d'un climat tempéré, de précipitations régulières, d'une culture de l'entretien architectural. Le verre y reste lisible. Il est intégré à des dispositifs techniques adaptés.

En Algérie, c'est l'inverse. Sous des températures qui dépassent les 40 °C, un mur-rideau devient un piège thermique. Il ne protège pas de la chaleur, il la concentre. Mal orienté, mal ventilé, mal isolé, il agit comme une loupe. Il transforme les intérieurs en serres. La climatisation devient indispensable. La consommation énergétique explose. Ce qui devait isoler devient gouffre. Ce qui devait filtrer devient brûlure.

Un entretien impossible

À cela s'ajoute la complexité de l'entretien. Un mur-rideau n'est pas une façade anodine. Il exige des équipements spécifiques : nacelles suspendues, rails en toiture, plateformes de maintenance, cordistes qualifiés. Mais au-delà du simple lavage, c'est l'ensemble du système qui nécessite une maintenance constante : joints à surveiller, étanchéité à garantir, profilés à traiter. Or, la plupart des bâtiments en Algérie n'en sont pas équipés. Le nettoyage devient dangereux, improvisé, ou tout simplement abandonné. La poussière s'installe. Et rien ne la déloge.

Un autre facteur aggrave le tout : l'eau. Le lavage de ces façades mobilise des centaines de litres à chaque intervention. C'est une opération lourde, coûteuse, répétitive. Dans un pays où l'eau est déjà une ressource tendue, cet usage devient difficilement justifiable. L'entretien d'un mur-rideau finit par apparaître comme un luxe, une esthétique mal importée dans un contexte qui ne peut pas la soutenir.

Une esthétique en contradiction

Mais au-delà de l'aspect technique, il y a une fracture plus profonde : la transparence, chez nous, n'est pas un idéal partagé. Elle heurte. Elle va à l'encontre de notre manière d'habiter. Notre culture architecturale est fondée sur la pudeur, la maîtrise du regard, la protection de l'intime. Le mur-rideau expose. Il inverse les repères. Il ouvre ce qui, jusque-là, se voilait. Il impose une nudité de l'espace privé, qui dérange, qui fatigue, qui perturbe nos habitudes profondes.

Et cette transparence, devenue opaque, floutée, couverte de poussière, incarne une nudité rendue laide par le manque d'entretien. Sans vision, sans réflexion, sans régulation, sans entretien... le verre se dégrade. La transparence devient saleté. Le progrès devient simulacre. Est-ce cela, la modernité ? Cette contradiction entre rêve importé et réalité locale ne peut plus être ignorée.

Et les pouvoirs publics ?

Une autre question interpelle : où sont les collectivités locales ? Dans de nombreux pays, les mairies imposent l'entretien des façades. Des règlements encadrent l'esthétique urbaine. Des sanctions existent en cas de laisser-aller. En Algérie, rien de tel. Les façades sales prolifèrent, même en plein centre-ville. Personne ne rappelle les propriétaires à l'ordre. Et le désordre visuel s'installe.

Pourquoi les autorités ne réagissent-elles pas ? Pourquoi juge-t-on un bâtiment uniquement le jour de son inauguration, et non à travers sa durabilité ? Pourquoi laisse-t-on les signes de modernité se transformer en symptômes d'abandon ?

Réapprendre à bâtir

Il est temps de repenser notre rapport au bâti. Le mur-rideau n'est pas à bannir. Il peut être beau, utile, économe... s'il est bien pensé. Mais pour cela, il faut l'adapter au climat, aux ressources disponibles, à la culture locale. Le verre ne peut pas être plaqué ici comme il l'est ailleurs. Il faut l'interpréter, le domestiquer, le contextualiser.

Revenir à des matériaux locaux, à des systèmes passifs, à une architecture sobre et durable n'est pas un refus du progrès. C'est une manière de le rendre possible. L'intelligence architecturale n'est pas dans l'imitation, mais dans l'adaptation.

Car un bâtiment ne se juge pas à l'effet qu'il produit le jour de son inauguration, mais à la manière dont il traverse le temps.

*Architecte urbain