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L'agro-arrogance

par Mustapha Aggoun

La loi de l'offre et de la demande. Voilà ce que l'on nous a enseigné : un mécanisme parfois impitoyable, mais somme toute rationnel. Régi par les saisons, les récoltes, les aléas du climat. Une boussole économique, certes imparfaite, mais encore crédible. Ce repère, aujourd'hui, est piétiné, détourné, défiguré.

Ce ne sont plus les caprices de la nature qui dictent les prix, mais les appétits sans fond d'intermédiaires cyniques et de spéculateurs organisés. Les mains invisibles du marché ont été remplacées par les doigts bien visibles de ceux qui manipulent les claviers, orchestrent la rareté, et transforment les produits de base en leviers de profit.

La pomme de terre. Ce tubercule simple, familial, presque humble, est devenu l'emblème d'un capitalisme de l'ombre. En quelques saisons, elle est passée du statut de denrée populaire à celui de monnaie d'échange sur un marché sauvage, sans lois ni morale. Le comble ? C'est sur les réseaux sociaux que l'on assiste à la naissance de la stratégie : certains agriculteurs, mieux décrits comme stratèges de la faim, ont publiquement exhorté leurs pairs à ne pas récolter. À retarder volontairement l'arrachage, afin de provoquer une pénurie artificielle, et faire grimper les prix. Comme en bourse, mais sans règles. Ils l'ont fait à visage découvert. Comme on revendique une victoire. Comme on prend un pays en otage. Mais cette fois, l'État a réagi. Ces énergumènes, ces pyromanes du panier du citoyen, ont été arrêtés par la justice. Une réponse salutaire, ferme, exemplaire. Elle rappelle que les pratiques mafieuses, même quand elles se dissimulent derrière une fourche ou un hangar, restent des crimes. Et que l'impunité n'est plus la règle.

Car cette économie parallèle, cette dictature du stockage et du chantage, ne s'arrête pas là. Dans les quartiers populaires, pendant que certains entreposent, d'autres comptent. Les mères de famille font des miracles avec des kilos qu'elles arrachent au marché. Chaque achat devient un calcul, chaque repas un effort, pendant que les « maîtres du jeu » spéculent depuis leurs entrepôts sur la souffrance d'un peuple.

Et ce cirque absurde ne s'arrête pas aux cultures. Il contamine même l'élevage. Lorsqu'un journaliste fait remarquer à un éleveur que 40 000 dinars ne suffisent plus à s'offrir un mouton pour l'Aïd, celui-ci éclate de rire. Oui, il rit. Et dans un cynisme glacial, il suggère d'acheter un dindon. Voilà où nous en sommes : la tradition se heurte à l'arrogance de ceux qui considèrent la détresse comme une blague. Ces scènes ne sont pas marginales. Elles ne sont pas anecdotiques. Elles révèlent une crise morale et systémique. La souveraineté alimentaire de notre pays est menacée, non par la sécheresse ou les crises mondiales, mais par une minorité de profiteurs qui ont fait du ventre vide une stratégie d'enrichissement. Et quand ces individus se proclament « maîtres du marché », se vantant de faire « la pluie et le beau temps » sur les prix, il faut se poser la seule question qui vaille: où est l'autorité ?

Elle est là. Fragile encore, parfois tardive, mais présente. L'État a lancé des initiatives d'importation pour casser les prix. Un geste défensif, certes, mais nécessaire. Car laisser le champ libre à ces manipulateurs, c'est abandonner le peuple. Et ça, il n'en est plus question.

Oui, importer n'est pas une solution durable. C'est un aveu d'urgence, pas une stratégie à long terme. Mais c'est aussi un message : le marché ne vous appartient pas. Vous ne jouerez plus avec l'estomac du peuple. Vous ne manipulerez plus les prix en paix. L'État observe, agit, et réagit. Car il est temps d'en finir avec cette économie de la menace. Il est temps de remettre du droit là où règne la ruse, de la morale là où s'installe le mépris, de la justice là où prospère le chantage. Les spéculateurs d'aujourd'hui ne portent ni cagoules ni armes. Leurs outils sont des comptes Facebook, des silos pleins, des communiqués en ligne. Ce ne sont pas des criminels en fuite, ce sont des profiteurs bien installés. Et c'est là que réside le danger. Mais c'est aussi là que commence l'espoir. Car la société civile s'indigne, les médias dénoncent, la justice frappe, l'État s'implique. Nous ne sommes plus seuls face à cette jungle tarifaire. La complaisance recule. Il faut maintenant aller plus loin. Il ne suffit pas de réagir. Il faut bâtir un système transparent, éthique, traçable. Que chaque produit porte son histoire. Que chaque hausse soit justifiée, et chaque abus sanctionné. Que les citoyens sachent, comprennent, participent. Car demain, ce ne sera plus seulement la pomme de terre ou le mouton. Ce sera le lait. Le blé. Le pain. Et si nous ne faisons rien, nous deviendrons tous les dindons de la farce.