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![]() ![]() ![]() La règle bien établie d'un système de régulation obsolète: Pourquoi le mouton ferait-il exception?
par Mahmoud Chabane* ![]() D'une
manière générale, la flambée des prix des produits agricoles de large
consommation a depuis longtemps défrayé la chronique et ne manque pas de
soulever à chaque fois, un tollé de réactions amplifiées par les médias sociaux
toujours à la recherche de points d'achoppement pour continuer d'exister,
quitte à angoisser les consommateurs lambda au pouvoir d'achat déjà laminé.
C'est ainsi que de manière cyclique, ces produits alimentaires essentiels sont au centre d'interminables discutions byzantines et autres palabres. Et le «mouton de l'Aïd» n'échappe pas à ce qui a tout l'air d'être une règle bien établie. A quelques encablures du rendez-vous rituel pour la célébration de l'Aïd El-Adha, j'ai, en 2024, pris connaissance d'un échange entre un député de la représentation nationale, et le ministre de l'Agriculture qui s'apparente à un jeu de rôle du genre «tu connais la réponse pose moi la question», portant sur la flambée des prix du mouton à sacrifier pour célébrer cette fête rituelle. Même si d'aucuns semblent vouloir cacher le soleil avec un tamis, nous savons tous que cette situation résulte de l'orientation ultralibérale de notre économie mise en œuvre, dès le début des années mille neuf cent quatre-vingt. C'est ainsi que le marché des produits agricoles de large consommation (fruits, légumes, lait, viandes...) est aujourd'hui détenu dans sa quasi-totalité par une faune de maquignons, chevillards, mandataires, intermédiaires en tout genre, tous alléchés par le gain facile. L'exercice de cette activité stratégique échappe à tout contrôle et évolue en dehors de toute règle régissant le marché. Alors, oui ! Doit-on pour autant, s'étonner de voir les prix du «mouton de l'Aïd» grimper de manière inconsidérée, alors que les causes sont connues de tous !? Ne soyons pas dupes ! Car, tout un chacun sait que la formation des prix de la viande, résulte de l'interaction d'un ensemble de facteurs endogènes et exogènes. Mais aussi de pratiques répréhensibles aggravées par des comportements immoraux de certains tenants du marché des aliments du bétail, actuellement sous contrôle exclusif de ces derniers. À QUOI EST DUE LA CHÉRETÉ DU MOUTON ? En ma qualité d'agronome soucieux de contribuer autant que faire se peut pour arracher notre pays à la dépendance alimentaire, je me dois de partager les éléments essentiels qui, à mon humble avis, sont à la base de la flambée des prix des moutons, mais pas seulement : Il y a tout d'abord, le changement de cap opéré par les décideurs en responsabilité dès le début des années 1980 pour installer une économie libérale, que d'aucuns qualifient d'économie de bazar. Comme il fallait s'y attendre, ce changement de cap a induit des conséquences négatives sur la production nationale et notre indépendance alimentaire. Il a aussi aggravé notre dépendance des importations d'intrants, des aliments de base, des matériels et technologies..., source de perturbations du marché accaparé par des importateurs, producteurs locaux et autres spéculateurs. Contrairement à ce qui était promis par les promoteurs de cette ouverture de marché ultra libéralisé, les prix dont la fixation obéit désormais aux règles de l'offre et de la demande, n'ont jamais cessé de grimper. Dire que la régulation par le marché assurée dans sa quasi-totalité par le secteur privé mercantile, allait régler les situations de pénuries cycliques, s'apparente à une hérésie. La deuxième raison tient au comportement des consommateurs qui s'éloignent, grosso modo depuis ce changement de cap, de la philosophie et des préceptes qui fondent notre vivre ensemble et du socle de valeurs de partage, de convivialité, de respect..., mises en place depuis des lustres par nos aïeux. Il faut reconnaître aussi que l'ultralibéralisme inoculé à coup de tapage et matraquage médiatiques, dans le corps social du dangereux virus nommé consumérisme, que malheureusement des consommateurs tendent à suivre béatement, a accéléré ce changement qui fait la part belle aux spéculateurs de l'alimentaire et du mouton de l'Aïd en particulier. De ce fait, la fête de l'Aïd El-Adha, qui agrège toutes ces valeurs essentielles de notre société, ne finit pas de subir déviation sur déviation au point où le mouton occupe indument tous les espaces, reléguant au second plan la portée de cet événement rassembleur, incontournable, majeur et magique à la fois. Et pourtant ! Célébré comme il se doit, cet événement rituel porteur de valeurs positives constitue une occasion idoine pour rétablir des liens distendus entre les membres de la communauté. Il est utile de rappeler qu'il n'y a pas si longtemps de ça, ce genre d'événement est fêté collectivement autour d'un repas rassembleur, où la viande (ovine, bovine, caprine, cameline, volaille...) restait un ingrédient parmi les autres, au même titre que les légumes par exemple. Et contrairement à ce que vivent actuellement les familles lambda, son achat ne stressait pas les familles hôtes. L'essentiel étant de saisir cette occasion pour se réunir, fêter dignement l'événement, rassembler pour la circonstance les membres de la smala. Depuis quelque temps, on assiste médusés à un cheminement dangereux vers l'abandon de l'essence même de ce rituel hautement symbolique pour faire de l'acquisition du mouton une obsession, amplifiée par une idée propagée depuis quelques décennies (elle nous vient d'ailleurs pour saper le socle de nos valeurs), selon laquelle chaque couple doit égorger son mouton, même s'il vit sous le même toit avec le reste de sa famille. Pour ne rien arranger, il y a ces besoins farfelus ostentatoires (le paraître, la surenchère, l'individualisme...), vecteurs du consumérisme dépravé, tendant à ringardiser des valeurs ancestrales, telles: l'humilité et la raison, le respect de l'autre, le partage, l'entraide... C'est-à-dire, toutes ces valeurs qu'on retrouve avec bonheur dans le M'zab, pour ne citer que cette région de notre belle Algérie. Le démantèlement des domaines agricoles autogérés qui exploitaient quelques trois millions d'hectares des terres constituant le meilleur potentiel agricole ayant induit l'abandon du plan de culture national orienté dès notre indépendance vers la satisfaction des besoins prioritaires de la population et des cheptels, a privé les pouvoirs publics de cet inestimable levier d'intervention, de planification et de régulation. Les nouvelles exploitions individuelles et semi-collectives issues de cette opération ont attiré des exploitants d'un nouveau genre qui pratiquent des cultures spéculatives et ce, bien évidemment, au détriment des besoins essentiels de base de la population et des cheptels. La production de fourrages se trouve réduite à sa plus simple expression. Le démantèlement des Coopératives agricoles des services spécialisés et des Offices nationaux des approvisionnements spécialisés, mis en place depuis notre indépendance pour rapprocher et mettre à la disposition des producteurs agricoles (fellahs et éleveurs) l'ensemble des facteurs de production et les services dont ils ont besoin dans les délais requis à des prix étudiés. Le transfert de toutes ces missions de soutien au secteur privé avide et prédateur, a fait que les prix des facteurs de production connaissent depuis, une augmentation des prix effrénée, ce qui a impacté sérieusement les coûts de production. Pour rappel, les pasteurs étaient assistés pendant la transhumance par des moyens essentiels, à savoir : l'eau, les fourrages disposés en meules à des endroits bien identifiés sur l'étendue de la steppe, gérées par les Coopératives de services (CASSAP, CAPCS...), la protection des 3chabs et des biens, les soins médicaux et vétérinaires. La démographie galopante (en l'espace de 40 ans la population est passée allègrement de 20 millions à plus de 40 millions d'âmes), l'amélioration du pouvoir d'achat d'une frange importante de la population, les éléments culturels qui cimentent le vivre ensemble, (Aïd El-Adha, pèlerinage, ramadhan, mariages...), sont des facteurs essentiels qui concourent à la formation d'une demande en viande toujours croissante. Les parcours steppiques (environ 18 millions d'hectares) qui furent depuis des lustres le terrain de prédilection du mouton conduit selon des règles ancestrales éprouvées qui encadraient le pastoralisme et le déroulement de la transhumance (3echaba), connaissent une dégradation avancée. Cette situation dommageable à plus d'un titre, résulte principalement de : l'abandon de ces règles et de la pratique de la mise en défens des parcours permettant leur régénération, et de la pratique de labours destructeurs de l'écosystème steppique très fragile. Mais aussi, de l'abandon du pastoralisme, qui a subi les contrecoups de l'ultra libéralisation de l'économie nationale. Les parcours steppiques sont désormais ouverts à des individus friqués pour y placer en toute sécurité leurs fortunes dans l'anonymat garanti. Ces éleveurs de moutons d'un nouveau genre, ne respectant aucune des règles réagissant depuis des lustres ce mode d'exploitation des parcours steppiques ont investi la steppe transformée en un no mans land qui leur sert de cache-fortunes. Ils y installent en toute sécurité un élevage hors-sol nourri à l'aide de blé tendre, baguettes de pain parisiennes dont regorgent nos poubelles, blé dur et orge, lait en poudre, aliments du bétail importés pour l'essentiel, des produits fortement subventionnés, faut-il le rappeler ? Et les déplacements des énormes troupeaux sont effectués à l'aide de moyens logistiques impressionnants. Pour garder ces «trésors» vivants et volatiles à l'abri des regards, des services des impôts, il suffit de recruter des bergers sous-payés, non déclarés, surexploités... dont regorgent malheureusement les zones dites, par euphémisme, zones d'ombre. Un fait nouveau qui mérite d'être signalé : nos moutons, gavés comme des oies et dopés aux hormones et antibiotiques, ce qui ne manque pas d'altérer très sérieusement le goût de la viande, ne ruminent plus ! QUELLES SOLUTIONS À ENVISAGER ? Pour ma part, tel ce colibri, ce petit oiseau d'à peine 2 cm, qui, soucieux d'assumer sa part, s'est mis à l'œuvre pour éteindre un incendie, sans attendre ses voisins, je souhaite soumettre à débat des mesures opérationnelles susceptibles, après enrichissement, de constituer le plan d'action opposable à tous acteurs impliqués suivantes : Élaborer et mettre en œuvre un plan national de culture(**) axé essentiellement sur la production de produits retenus et reconnus prioritaires, (semences et plants des cultures classées stratégiques dont les fourrages), en intégrant dans sa conception l'exploitation rationnelle des potentialités hydro-agricoles, l'introduction de l'assolement rotation approprié à chaque zone de production réintégrant nécessairement les cultures des fourragères. Actionner les leviers dont disposent les pouvoirs publics, en l'occurrence l'eau, la terre, la réglementation, le financement, l'assistance technique pour amener les producteurs à adhérer et être partie prenante de ce plan de production d'intérêt général. Dans le sillage de ces actions déterminantes, il y a lieu d'envisager sérieusement l'élaboration et la mise en place d'un cahier des charges adapté aux exigences du plan de culture national que devront signer les bénéficiaires des terres du domaine privé de l'État et des éventuels adhérents au dit plan relevant du secteur privé. Revoir nécessairement le système des subventions directes dont l'efficacité est sujette à quotient, souvent détournées de leur destination initiale et décriées car ne profitant pas aux petits paysans, véritable colonne vertébrale de l'économie agricole. Il est plus efficient et judicieux de privilégier les aides indirectes sous formes d'assistance technique et scientifique, de travaux de laboratoire, d'études, de formation, de garanties de l'État, couverture sociale pour les producteurs engagés au titre du plan national de culture..., que de subventionner des facteurs de production dont il est illusoire de vouloir contrôler leur utilisation. Enclencher les indispensables opérations d'identification, de recensement, de numérisation et d'évaluation des réelles potentialités que recèle notre immense territoire en termes de potentialités génétiques, production fourragère, de structures d'hébergement des cheptels. Ces opérations sont à mener en priorité pour doter les décideurs de données fiables à même de leur permettre de prendre de bonnes décisions. Faire table rase de la forêt de chiffres tripatouillés par des agents irresponsables pour servir leurs chefs (caresser dans le sens du poil ?) est une opération déterminante. Il n'est un secret pour personne que les données chiffrées actuelles sont basées sur le déclaratif souvent orienté en fonction de leur usage. Il est de notoriété publique que pour demander un avantage quelconque, une ration en aliments bétail, une subvention, le paysan ne déclare pas les mêmes chiffres aux services des impôts et aux services agricoles ! Difficilement vérifiables par les services décentralisés sur le terrain, il faut le reconnaître, ces chiffres qui aveuglent plus qu'ils n'aident à la décision sont en grande partie à l'origine de la situation déplorable que connaît le secteur agricole en général, et la filière viande en particulier. Promulgation d'une loi portant protection des femelles reproductrices (ovine, bovine, caprine, cameline) sanctionnant sévèrement les abatteurs de cheptel de reproduction. Il y va de la sauvegarde de notre capital génétique animal que des cupides mettent en péril. Engager résolument les instituts de recherche, réduits jusque-là à émettre des «fatwas» techniques pour importer des intrants, des aliments pour élevages, des cheptels... pour mettre au point des produits de substitution aux importations et des modes de conduite raisonnés et appropriés à chaque type d'élevage. Mettre en place les mesures d'accompagnement des producteurs-acteurs du plan national de production (animale et végétale) qui doivent être motivés et confortés dans leur rôle d'acteurs économiques structurés au sein d'un système coopératif d'entraide adapté pour jouer, entre autres, un rôle d'interface entre les producteurs et les services publics. Constituer un véritable franc anti-gaspillage de nos ressources naturelles, génétiques, humaines et financières pour agir par la pédagogie sur les comportements négatifs de certains compatriotes mal informés ou induits en erreurs. Il s'agira de mobiliser à cette fin les moyens appropriés pour élever le niveau de conscience patriotique, et pour redonner à ces événements culturels nationaux leurs authentiques sens et bannir à jamais de nos médias les propagandes faisant l'apologie du consumérisme ravageur. CONCLUSION Comme il ressort de la lecture de cette modeste contribution, la litanie de constats que tout chacun connaît est volontairement éludée pour laisser place au rappel des faits essentiels à l'origine de la flambée des prix qui échappe à tout contrôle et donc, à la formulation de solutions opérationnelles jugées essentielles pour produire localement, dans les délais raisonnables, l'essentiel de l'alimentation humaine et animale. Naturellement, l'implication et la mobilisation sans faille des instituts et centres de recherche, des écoles et facultés d'agronomie... est indispensable. Le but étant, entre autres, de former et d'informer les étudiants en agronomie (acteurs de demain), sur les potentialités réelles que requièrent les agricultures familiales, au Nord comme au Sud, et au droit à la souveraineté alimentaire dans le contexte d'un monde agité et en perpétuel changement. Il faut tenir compte nécessairement du fait qu'en agriculture on travaille sur du vivant qui se reproduit et croît selon son rythme biologique que l'humain ne peut accélérer, même à coups d'hormones ou de perfusions. Pour «produire» un antenais dans des conditions de conduite et de soin irréprochables, il faut 9 mois de gestation et 18 mois d'élevage, et pour un mouton avec des cornes en vrilles, il faut compter plusieurs années de veille et de travail. Ceci pour dire que les mesures de régulation du marché, de la fixation des prix, ne se discutent et ne se décident pas dans les bureaux feutrés, loin des réalités du terrain, à quelques encablures des évènements majeurs à fêter, comme par exemple, l'Aïd El-Adha ! Ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'une fois la fête l'Aïd El-Adha passée comme un vent de sable envoyé en émissaire par nos parcours steppiques pour alerter sur le niveau de dégradation avancée du couvert végétal causée par le surpâturage et les labours illicites, au prochain Aïd, les médias réchaufferont leurs articles, les citoyens lambda connaîtront le stress et la frustration, pendant que les maquignons et tous ceux qui gravitent autour de cette juteuse filière devenue incontrôlable, continueront de vampiriser les citoyens. L'Aïd El-Adha doit garder toute sa charge symbolique! * Agronome ** Lire ma contribution : «Plaidoyer pour la mise en place d'un plan de culture national» publiée par Le Quotidien d'Oran le 18.05.2023 et le Soir d'Algérie le 12.06.2023 |
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