|
![]() ![]() ![]() Les sentiments et les émotions se disputent nos vies
par Arezki Derguini ![]() «La
séparation entre l'émotion chaude et l'intelligence froide est la grande
tragédie morale.»1
«Toute pensée, commence par l'appréhension sensible/affective de la totalité non analysée qu'est la qualité unique d'une situation» 2 Les sentiments et les émotions sont au cœur de l'expérience humaine, façonnant notre perception du monde et influençant nos actions. En, ils et elles, se trouvent des ennemis ou des alliés. Un sentiment peut être une prison, un poison, la peur peut être une alliée et la peur de la peur une ennemie. La vie est un jeu, nous y entrons par des portes que nous n'avons pas choisies, nous en sortons par des portes que nous aura imposé un parcours semé d'épreuves. Nous, postcolonisés en particulier, partagés que nous sommes, devons apprendre à les éprouver, à les laisser aller et venir pour les connaître et cultiver ceux et celles qui nous grandissent. Comment pourrions-nous les connaître autrement et bien faire avec ? Ils et elles résultent à la fois de prédispositions biologiques, sociales et culturelles. Ils et elles nous fabriquent une seconde nature. La société institue les émotions et leur expression, ou autrement dit, elle les dresse et formate leur expression au travers de disciplines diverses, militaires, scolaires, sanitaires, familiales, selon les contextes et les objectifs. Leur régulation qui vise à disposer de leurs forces et faiblesses exige un examen profond de nos pratiques et expériences. Le corps qu'ils et elles animent peut les exprimer mieux que ne peuvent le faire les mots. Il ne souffre pas de lui-même de la dichotomie du dire et du faire. Un corps malade est un corps qui souffre et se dérègle. Il se pense mal ou ne se pense plus. Il ne sait plus ce qu'il fait et dit. La société postcoloniale qui a subi une déstructuration a besoin de refaire corps, de retrouver l'unité et la complémentarité du corps et de la pensée, le pouvoir de se penser. Le corps est dans la pensée, si la pensée n'est pas dans le corps, ils se compléteront pour le pire et non pour le meilleur. Un corps malade entretient une pensée malade, une pensée malade qui s'ignore n'aidera pas le corps à retrouver ses forces. « Nous sommes enclins à nous représenter les émotions comme des choses aussi simples et homogènes que sont les mots qui les désignent, affirme le philosophe pragmatiste John Dewey En fait, les émotions (quand elles ont un sens) sont des qualités d'une expérience complexe qui progresse et évolue. Je précise, quand « elles ont un sens », car autrement, elles ne sont que les explosions incontrôlées d'un enfant perturbé. Toutes les émotions sont liées à un drame et elles changent au fur et à mesure que ce drame évolue. ».3 Il nous faut apprendre à penser notre corps qui pense, à penser une pensée qui complète le corps, l'aide à mieux se penser, le rend plus fort et en retour rend bien ce qu'il a reçu. Si nous ne savons pas cultiver nos automatismes comment ferons-nous face demain aux automates non humains qui se fabriquent ? L'intelligence, la pensée ne peuvent porter loin sans leurs automatismes inscrits à même le corps. Mais elles doivent aussi savoir se désautomatiser pour faire face à des situations qui réclament d'autres automatismes pour être pensées. Ce qui requiert un retour de la pensée dans le corps, qui fasse que le corps puisse se penser, que la pensée puisse être celle d'un corps qui s'automatise et se désautomatise pour prendre soin de lui-même et de son énergie. La séparation occidentale entre Raison et émotion La culture occidentale a longtemps opposé la raison aux émotions, le corps à l'esprit et l'objectivité à la subjectivité. Cette dichotomie, bien établie depuis Descartes, repose sur une volonté de domination : dominer la nature, les émotions, et par extension, ceux perçus comme « trop émotifs » ou « irrationnels ». « Nous les définissons comme naturelles, authentiques et universelles, nous les opposons à la raison, et c'est précisément ainsi que nous les prenons au sérieux, qu'il semble qu'elles soient indispensables à notre expérience. Lorsqu'on les met en lumière par contraste, on comprend que ces caractéristiques constituent en réalité la manière dont nous cultivons ces émotions : la nature devient alors ce que nous cultivons, l'authenticité ce que nous construisons, et l'universalité ce qui nous distingue. » « Les ethnopsychologues affirment qu'on ne peut demander à un Ifaluk ou à un Chinois de répondre à une question sur les sentiments en évoquant ce qui se passe dans sa tête, car ce n'est pas ainsi qu'il conçoit les émotions. Certains affirment également qu'on ne peut pas demander à ces peuples si les émotions sont naturelles ou authentiques, car la question n'est pas posée en ces termes, voire peut-être même pas posées, du tout. Et si vous leur demandiez d'aborder la relation entre émotion et raison, il est fort probable qu'ils vous regarderaient avec étonnement et penseraient que les Occidentaux sont certainement préoccupés par des choses très étranges. »4 Le dualisme cartésien et ses conséquences Descartes a posé les bases d'une séparation radicale entre l'esprit et le corps, une « erreur » selon le neuropsychologue Antonio Damásio. Cette vision a conduit à une marginalisation des émotions, considérées comme inférieures à la raison. Pourtant, comme le montre Damásio, les émotions sont indispensables au raisonnement. Elles guident nos décisions en marquant certaines options comme bénéfiques ou dangereuses. Selon Antonio Damásio, l'émotion participe à la raison. Selon lui, le système de raisonnement a évolué, car il est une extension du système émotionnel automatique. L'émotion conférerait aux êtres vivants la possibilité d'agir intelligemment sans penser intelligemment. Il voit dans l'émotion quelque chose qui, au moins, assiste la raison et, au mieux, entretient un dialogue avec elle. Elle joue un rôle dans l'intuition, processus cognitif rapide grâce auquel nous parvenons à une conclusion sans avoir conscience de toutes les étapes logiques qui y mènent. Il considère l'émotion comme livrant des informations cognitives, directement ou par le biais des sentiments5. La Nature et la Culture : une fausse dichotomie La culture occidentale s'est construite en s'extrayant de la nature, créant une rupture et une hiérarchie où la culture trône. Elle cultive la Raison. Cette séparation a des conséquences profondes, notamment l'exploitation des ressources naturelles et des peuples considérés comme « proches de la nature ». Pourtant, cette distinction est illusoire : la culture est immergée dans la nature, et vice versa. Les émotions, bien que biologiques, sont toujours culturellement interprétées et orientées. Les dominants en cultivant la peur chez les dominés cultivent leur domination. La culture occidentale capitaliste exproprie les travailleurs de leurs émotions comme elle les a expropriés de la propriété commune. Leur corps ne leur appartient que ce pourquoi il a été dressé : la consommation. Ils lui donnent leur vie en échange de leur « force de travail ». Les Occidentaux ont séparé les émotions et la raison comme si l'individu était habité par deux entités différentes. Ils se sont accordés sur les séparations du corps et de l'esprit, de la raison et des sens humains, de l'objectivité des faits et de la subjectivité des valeurs. Cette infrastructure idéologique est le fonds commun de leurs divisions politiques. Ces séparations servent une volonté de domination de la culture sur la nature, de la Raison transcendante sur les sens et les sentiments, de l'humain sur le non-humain et conséquemment de l'humain déchu. Ces séparations sont la superstructure qui sert à la reproduction de la domination fondamentale instaurée par la division sociale de classes, de races et de sexes. Il y aurait selon eux une nature et des cultures humaines, mais des cultures avancées et des cultures arriérées. Les unes exprimant le passé de l'humanité, l'autre son avenir. La culture occidentale triomphante serait seule universelle, seule ayant réussi à dominer la nature, la nature humaine et non humaine à l'échelle planétaire. Les autres humains resteraient amalgamés dans la nature, incapables de s'en détacher, de se cultiver. Leurs cultures ne sont pas considérées comme des cultures à proprement parler, des cultures de natures particulières, mais des cultures arriérées parce qu'embrouillées. De la nature dont la culture occidentale s'est extraite, elle a extrait et fabriqué de nombreux esclaves, de nombreuses ressources. Mais une telle extraction a conduit à l'altération du fonctionnement de la nature et de la société. On ne sort pas impunément de la nature. Quelques siècles sont peu de choses au regard de la nature. La culture a été active, la nature a été passive, un retournement inattendu arrive pour ceux qui croyaient que la nature leur était ainsi donnée une fois pour toutes : d'avoir été contenue dans la passivité, mais ne pouvant plus l'être, l'équilibre se renverse, l'action unilatérale bascule de la culture sur la nature à la nature sur la culture : la culture devient passive, adaptative, la nature devient active. La nature esclave a rompu ses chaînes, que fera la culture de ses anciennes habitudes ? Les émotions comme pratiques sociales Monique Scheer propose une approche bourdieusienne des émotions, les envisageant comme des pratiques sociales façonnées par l'habitus6. Selon cette perspective, les émotions ne sont pas de simples réactions internes, mais des comportements appris et reproduits dans un contexte social. L'habitus et la mémoire corporelle Le corps, imprégné d'histoire et de culture, pense avec le cerveau. Par exemple, la peur d'un bruit dépend de son interprétation, elle-même influencée par nos expériences passées et notre milieu social. Ce qui parle le mieux de nous-mêmes et de notre situation dans le monde n'est pas d'abord nos paroles, mais notre corps. Cette mémoire corporelle explique pourquoi nous sommes mal à l'aise en dehors de nos habitudes et pourquoi certaines émotions semblent « naturelles » alors qu'elles sont culturellement construites. Dans cette approche bourdieusienne pour comprendre les émotions, Scheer relève qu' « une famille d'approches en psychologie cognitive, regroupées sous le terme général de « cognition située », inclut des activités autrefois exclues de la pensée, car elles se déroulent sans qu'on y prête attention. Il s'agit des processus automatisés et habituels d'évaluation, de décision et de motivation au quotidien ; ce sont des interactions habiles et pratiquées avec les autres et l'environnement qui ne présupposent pas une conscience aiguë des croyances et des désirs, même si celle-ci peut survenir au cours du processus. » Elle soutient, citant P. Bourdieu, que « le corps, contextualisé socialement et environnementalement, pense avec le cerveau. » Il « est profondément façonné par l'habitus, un terme par lequel Bourdieu désigne un « système de structures cognitives et motivantes » correspondant au positionnement social. Ces structures sont des « dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les opportunités et les interdits inscrits dans les conditions objectives » de la société et sont donc « objectivement compatibles avec ces conditions et en un sens préadaptées à leurs exigences ». L'habitus est constitué de « schèmes de perception, de pensée et d'action » qui produisent des pratiques individuelles et collectives, lesquelles reproduisent à leur tour les schèmes générateurs. « L'habitus l'histoire incarnée, intériorisée comme une seconde nature et ainsi oubliée comme histoire est la présence active de tout le passé dont il est le produit. » Le corps ne peut donc pas être intemporel ; il contient l'histoire à de multiples niveaux. Celle-ci consiste non seulement en les sédimentations du temps évolutif, mais aussi en l'histoire de la société dans laquelle l'organisme est ancré, et en sa propre histoire, constamment façonnée par les pratiques qu'il exécute. » La dualité des émotions : ennemis et alliés Les émotions sont souvent perçues comme des forces contradictoires : tantôt elles nous paralysent, tantôt elles nous poussent à agir. La peur, par exemple, peut être une alliée en nous alertant d'un danger, mais elle devient une ennemie lorsqu'elle se transforme en anxiété généralisée. La peur transforme la peur en ennemie. Elle peut être l'arme des dominants et les dominés sa victime, lorsque les premiers la cultivent au sein des derniers pour les tenir sous leur domination. Cette dualité reflète un paradoxe fondamental : les émotions sont à la fois des réponses innées et des constructions sociales et culturelles. L'exemple de la peur La peur illustre parfaitement cette dualité. Biologiquement, elle est une réaction de survie, déclenchée par des stimuli perçus comme menaçants. Culturellement, elle est façonnée par des récits sociaux et médiatiques, comme le décrit Guillaume Le Blanc7 : « La culture de la peur est un fait social engendré par tout un ensemble de canaux d'émission, de diffusion, qui relaient les terribles nouvelles, les violences meurtrières, l'insécurité des banlieues » Cette émotion, bien que naturelle, est amplifiée et dirigée par des forces sociales, devenant ainsi un outil de contrôle politique. Apprivoiser les émotions Pour vivre en harmonie avec nos émotions, il faut apprendre à les « laisser aller et venir », les éprouver, les expérimenter. Cette idée rejoint les théories de Antonio Damàsio, pour qui les émotions participent activement à la raison. Elles ne sont pas des obstacles à la pensée rationnelle, mais des guides essentiels pour la prise de décision. La clé réside dans une complémentarité équilibrée au service d'une mémoire collective proactive : le corps dira ce que n'ont plus besoin de dire les mots et les mots ce que ne peut dire le corps de ce qui a besoin d'être dit. Ni réprimer, ni se laisser submerger, mais faire dialoguer les pensées et les émotions, cultiver les bonnes et inhiber les mauvaises. La peur sociale et politique La peur n'est pas seulement individuelle ; elle est aussi collective. Instrumentalisée par les médias et les politiques, elle devient une « passion ordinaire » qui divise les sociétés. Guillaume Le Blanc décrit comment la peur sociale (précarité, incertitude) est souvent détournée en peur politique (xénophobie, rejet de l'autre). Cette transformation montre comment les émotions sont manipulées pour servir des intérêts particuliers. La peur de la peur nous dispose de manière générale à craindre tout ce qui nous est étranger. De peur de quelque chose en particulier, elle se fait peur en général, peur sans objet, disposition générale. « Prise dans la peur de la peur la personne ne peut plus vivre qu'en resserrant ses normes de la façon la plus drastique possible afin de ne pas être déportée par la moindre nouveauté ou intrusion de la réalité. la vie se retourne contre elle-même ... Pour devenir une disposition générale, la peur de la peur doit être servie par un contexte général. ... Elle doit être entretenue, cultivée . D'individuelle, elle devient collective, une culture. La culture de la peur est « un fait social engendré par tout un ensemble de canaux d'émission, de diffusion, qui relaient les terribles nouvelles, les violences meurtrières, l'insécurité des banlieues, le danger des modes de vie étrangers, etc., pour susciter la peur. » « Les chaînes d'information en continu, sous-tendues par une logique de concentration du capital, elles-mêmes situées au sein d'une société de l'exposition de soi, ont pour finalité de nous acclimater à la peur et plus encore d'en faire une passion morbide qui nous sépare de vies jugées dangereuses et donc indésirables. » Peur sociale, peur politique : « la peur est d'abord l'émotion sociale de toutes les personnes qui ne savent pas de quoi demain sera fait. La peur de l'insécurité sociale, de l'avenir incertain, qui touche toutes celles et tous ceux qui font l'expérience de la précarité, est l'un des terreaux au fond desquels s'enracine la peur de la peur dont la trajectoire sociale va de la peur à la haine, au ressentiment, à la colère et même à la destruction. De façon prévisible, la peur sociale du déclassement, de l'avenir, de la fin du mois, comme éléments de la vie précaire, risque fort de trouver comme seule issue (cette négation de l'espoir qui est encore espoir) la peur politique de l'étranger. la peur sociale est instrumentalisée en peur politique de l'étranger bienvenue dans le monde des passions ordinaires comme seul antidote à la peur»8. La peur et l'esclavage Dans son ouvrage An Intimate History of Humanity, Theodore Zeldin9, évoque trois raisons principales à l'esclavage. La première était la peur : « ils ne voulaient pas mourir, quelles que soient les souffrances que la vie causait. Ils acceptaient d'être méprisés par les rois, les chevaliers et autres avides de violence, qui considéraient la mort au combat comme le plus grand honneur, et pour qui asservir les humains et domestiquer les animaux relevait de la même quête de pouvoir et de confort. » « Deuxièmement, les humains sont devenus esclaves « volontairement » ... désireux de se libérer de leurs responsabilités préférant avoir de quoi manger », ne pouvant vivre de par eux-mêmes. Les plus nombreux, ayant peur de la mort, se sont fait déposséder par ceux qui les méprisaient. D'autres, moins nombreux auraient vendu leurs âmes au diable ne disposant plus que de leur corps. « Vivre sans la protection de quelqu'un de plus puissant que soi était une aventure trop effrayante. » « Tous les esclaves ne rêvent pas de liberté. Après quelques années de domination totale, une existence indépendante dans la dure réalité devenait presque impensable ». Le troisième type d'esclave, selon T. Zeldin, est « l'ancêtre des ambitieux cadres et bureaucrates d'aujourd'hui », dont l'exemple type était celui des eunuques (castration). Les hommes libres considéraient comme indigne de travailler pour autrui, par exemple les aristocrates romains refusaient d'être les bureaucrates de l'empereur. La loyauté envers l'État ne pouvait être disputée par celle due à la famille. Ces esclaves étaient tout entiers possédés par l'exercice du pouvoir. « La solution à l'esclavage ne résidait pas dans son abolition, du moins pas totalement, car de nouvelles formes d'esclavage furent inventées sous un autre nom. tous ceux qui préfèrent obéir plutôt que de penser par eux-mêmes et d'assumer leurs responsabilités (...) sont les héritiers spirituels des esclaves volontaires . Il est important de se rappeler qu'être libre est fatigant et éprouvant ; et qu'en période d'épuisement, l'affection pour la liberté a toujours décliné, même en apparence. La conclusion que je tire de l'histoire de l'esclavage est que la liberté n'est pas seulement une question de droits, à inscrire dans la loi. Le droit de s'exprimer implique toujours de décider quoi dire, de trouver quelqu'un pour l'écouter et de donner du relief à ses mots ; ce sont des compétences qui s'acquièrent. » La loi ne fonctionne à l'avantage de tous, comme elle le prétend, qu'en théorie, en pratique, selon les milieux où elle s'applique, elle fonctionne toujours en fonction des capacités de chacun, à l'avantage de certains, rarement de tous. « Des esclaves rêvent de liberté. L'origine de la société des loisirs est le rêve de vivre comme un maître, le travail étant effectué par des robots, des esclaves mécaniques. Le revers de la médaille de cette histoire de l'esclavage est qu'une fois libres, les individus deviennent souvent des robots, du moins une partie de leur vie. L'abandon de toute forme d'esclavage suscite une grande réticence »10. Ils rêvent, mais seulement. Des robots qui ne pensent pas par eux-mêmes, qui n'ont pas l'intelligence des situations, sont esclaves de leurs automatismes. Les humains sont des automates pensants. Nous vivons d'une intelligence corporelle et d'une intelligence artificielle. Les hommes libres sont ceux qui ne sont pas esclaves de leurs automatismes, de l'intelligence artificielle qui les dépossède de leur intelligence corporelle. L'unité du réel : au-delà des dichotomies Les séparations traditionnelles entre le physique, le biologique et le psychologique sont le résultat d'un mode d'abstraction culturel. Elles constituent des modes d'appropriation du réel. Ces catégories peuvent être utiles pour l'analyse, mais elles ne doivent pas masquer l'unité fondamentale de l'expérience humaine. Au service des divisions antagonistes de classes et de races, elles masquent leur antagonisme. On soutiendra que contrairement à cette conception naturaliste du monde (Ph. Descola 2005), dans les faits, la Raison n'a pas de raison propre, les raisons de la Raison sont des passions. La raison de la Raison est la passion de dominer. Dans la société libérale, l'intérêt tient lieu de raison, mais aussi de passion : intérêt passionné. La mécanique des intérêts, dont suppose être animé le marché de la science économique standard, sans la passion du gain n'aurait pas de carburant, n'aurait pas de direction. Raison et passion se mêlent et se complètent. La raison se différencie de la passion, comme son but et son moyen. Elle prolonge la passion et se construit avec elle. La raison arme l'émotion, la Raison désarme la passion des opprimés. Il faut distinguer la raison comme raisonnement, activité mentale, et la raison comme cause et fin qui est résultat de l'interaction avec le monde et la société. La raison comme raisonnement s'approprie la raison comme interaction du psychologique du biologique et du culturel. Elle dit alors l'émotion, sa cause et son but. Monde, société, biologique et psychologique se pénètrent mutuellement. Si on choisit de les étudier séparément on doit les rendre à la totalité de leurs interactions. Dire que l'émotion est culturelle ne signifie pas qu'elle n'est pas naturelle, ou pas psychologique et biologique. Cela signifie que le moment culturel est actuel, que les autres moments sont inactuels, mais internes au moment culturel et implicites. Nous ne sommes pas toujours conscients de ce que le monde, le biologique nous font ni ne ressentons toujours ce qu'ils nous font. Quand nous ressentons ce que le physique fait au biologique et le biologique au psychologique, nous pourrons peut-être penser ce qui a été fait, mais après, si nous cherchons dans l'ensemble des interactions qui les comprennent. Dans le terme comprendre, la séparation a priori du symbolique et du matériel est relative. Je comprends la chose, je la prends matériellement et/ou symboliquement. Le physique, le biologique et le psychologique sont des découpes de situations concrètes par lesquelles nous visons à nous les approprier en esprit pour agir sur elles. Au processus d'abstraction doit succéder un processus de concrétisation qui transforment les situations concrètes dans la visée du processus d'abstraction. Le réel transformé retrouve son unité défaite par le processus d'abstraction. Derrière cette démarche analytique (du concret à l'abstrait puis de l'abstrait au concret) se cachait le présupposé culturel d'une unité du réel et du rationnel. C'est cette unité qui nous autorise à supposer que nous avons affaire à des substances séparées qui agissent l'une sur l'autre de manière externe. On suppose possible la décomposition du tout en parties et la recomposition des parties en un tout. Leur extraction du réel en tant que substances a été utile d'un certain point de vue, comme on étudie un système en faisant varier une seule variable, on étudie le psychologique quand le biologique et le culturel se taisent. Cela peut donner une certaine idée de l'autonomie du psychologique, mais cela ne nous dit pas si son fonctionnement restera fixe quand le physique et le biologique rentreront en action. La variable et le système restent solidaires. La résonance entre les trois instances du naturel, du social et du psychologique est nécessaire au bon fonctionnement de l'ensemble, car il n'y a pas d'unité réelle du réel et du rationnel. Quoique cette hypothèse ait été fructueuse, elle cesse d'apparaître comme telle : le réel se fait moins obéissant, la nature sort des gongs dans lesquels l'avait tenue la culture. L'interdépendance des instances Un stimulus n'existe pas en soi ; il prend sens à travers son interprétation. De même, la nature n'est pas extérieure à la culture : elle est toujours perçue à travers un prisme culturel. Cette interdépendance suggère que les émotions ne peuvent être comprises qu'en tenant compte de leurs dimensions multiples : biologique, psychologique et sociale. Un bruit n'occasionne une réaction que selon l'interprétation que l'on en fait. Le monde n'est pas extérieur au biologique, au culturel et au psychologique. La nature n'est pas extérieure à la culture, une nature n'est comme telle, distincte, que dans une certaine culture. Les choses ont beau nous être extérieures, elles existent aussi en nous et nous ne les « comprenons » qu'en les intériorisant. Pour être « comprises », être en connaissance l'une de l'autre, exister l'une pour l'autre, interagir, elles doivent s'internaliser, toujours partiellement, car après avoir été abstraites du continuum d'activités auxquelles elles appartiennent. Ce qui est internalisé n'est pas une substance, fixe dans l'éternité, mais le moment d'un processus suffisamment stabilisé. Il y a toujours déjà une activité en cours, car nous sommes toujours pris dans « un continuum temporel d'activités » dans lequel il y a des rythmes et des changements, des transitions critiques et des étapes charnières (J. Dewey). Le rôle de la Raison La Raison n'est pas une entité autonome ; elle est nourrie par les passions. Elle est le produit d'une division de classes antagonistes, d'une opération culturelle, qui les oppose aux passions. Les raisons de la Raison sont des passions. Dans une société libérale, l'intérêt passionné devient le carburant de la Raison. Cette interaction montre que raison et émotion même en s'opposant doivent se compléter. La Raison a sa propre raison, celle d'un intérêt passionné particulier, celui de dominer, de mettre en esclavage. Telle la Raison scientifique, transcendant la nature, comme héritière de la Raison divine. En se séparant de la nature dans le but de la dominer, comme Dieu l'omnipotent, la Raison est une volonté de dominer, une passion de dominer qui finit par se retourner contre elle-même. Et non pas la raison de problèmes et de solutions, raison de la recherche scientifique. Ce n'est pas un hasard si c'est la société occidentale la plus évoluée en son temps (l'Allemagne) qui s'est retournée en la société la plus barbare (nazisme). Le nazisme et le communisme ont révélé la raison de la Raison : la passion de dominer. Pas étonnant non plus que d'énormes philosophes aient été en accointance avec le nazisme. Ils ont porté et été emportés par cette passion. Vers une nouvelle éthique des émotions Pour apprivoiser nos émotions, nous devons renoncer aux dichotomies simplistes et embrasser leur complexité. Il faut pour cela reconnaître leur double nature : à la fois biologiques et culturelles ; comprendre en même temps leur rôle social : comment elles sont utilisées pour manipuler ou unir ; intégrer raison et émotion : comme deux facettes d'une même réalité. Comme le suggère John Dewey, « la qualité de la situation fait partie de l'état émotionnel du sujet, et vice-versa ». En acceptant cette unité, nous pouvons transformer nos émotions en alliées plutôt qu'en ennemies. En guise de conclusion Les sentiments et les émotions se disputent notre être, en comprenant leur nature hybride et leurs racines sociales, nous pouvons apprendre à les réguler sans les nier. La peur, la colère ou la joie ne sont ni purement négatives, ni purement positives, ni purement naturelles, ni purement culturelles : elles sont le produit d'une dialectique constante entre notre corps, notre esprit et le monde qui nous entoure. En dépassant les oppositions stériles, nous pouvons espérer une existence plus harmonieuse, où raison et émotion marchent main dans la main. Il faut donc prendre au sérieux les sentiments et les émotions. Cela signifie les soumettre à l'enquête et à l'épreuve, à l'expérimentation. C'est refuser de séparer le corps de son milieu et de sa pensée, les pensées de l'expérience, l'esprit de la recherche scientifique de l'étude des pratiques sociales et morales. La connaissance ordinaire comme la connaissance philosophique et scientifique devant, comme le préconise John Dewey, être envisagées comme une expérience seconde de nature réflexive et ayant pour enjeu la connaissance de l'expérience première en vue de l'amélioration de sa qualité. C'est donc reprendre pied dans les situations où ils et elles se produisent, se mettre en question en même que celles-ci. C'est comprendre ce que nous cultivons et apprendre comment nous pouvons les cultiver pour mieux nous porter. C'est finalement remettre la confiance en soi, condition sine qua non de la production d'un savoir propre sur soi et sur le monde. J'ai au cours de ce texte utilisé le terme d'Occidentaux, alors qu'il importerait de parler en termes d'élites occidentales que les dichotomies de la nature et de la société, de la théorie et de la pratique, ont déconnectées du reste de la société. Celles-ci gouvernent la société en opposant théorie et pratique, pratique ordinaire et pratique philosophique et scientifique. Il est vrai que les gens du peuple n'ont pas tous une pratique réflexive de leurs pratiques. Beaucoup sont formatés par leur éducation et les médias et peu le sont par leur expérience. Certains, sensibles à leurs pratiques, gouvernent leur vie moins dogmatiquement. D'autres, éprouvant des pratiques destructrices, sortent de leurs gonds. Ils vivent une vie qui ne peut leur mentir, des corps qui crient et ne peuvent taire leur souffrance. J'aimerai conseiller la lecture d'un petit livre qui pratique la philosophie pragmatiste. Celle-ci définit les choses par leurs conséquences, leurs aboutissements, plutôt que par leurs « causes », leurs origines. Il faut attribuer les causes à bien d'autres que nous-mêmes et les conséquences de nos actes à nous-mêmes. Le livre met en lumière ce que veut une loi (combattre la pollution), et ce qu'elle fera (priver la société de liberté et transformer les plus pauvres en esclaves en les privant de leurs dernières ressources)11. Notes : 1- DEWEY John (1922), Human Nature and Conduct, New York, Henry Holt and Co (rééd. The Middle Works, 1899-1924, vol. 14, J. A. Boydston, ed., Carbondale, Southern Illinois University Press, MW 14). 2- DEWEY John (1931), « Qualitative Thought », in Philosophy and Civilization, New York, Minton, Balch & Company, p. 93-116 (rééd. The Later Works, 1925-1953, vol. 5, J. A. Boydston, ed., Carbondale, Southern Illinois University Press, p. 243-262, LW 5). 3- Louis Quéré. L'émotion comme facteur de complétude et d'unité dans l'expérience. La théorie de l'émotion de John Dewey. https://revuepragmata.wordpress.com/wp-content/uploads/2018/09/pragmata-2018-1_quere.pdf 4- Viviane Despret. Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité. Les empêcheurs de penser en rond. 2001 5- L'erreur de Descartes. La raison des émotions. Odile Jacob. 1995. Neuropsychologue António Damásio présente l'hypothèse du marqueur somatique, un mécanisme proposé par lequel les émotions guident le comportement et la prise de décision, et posent que cette rationalité requiert un apport émotionnel. 6- SCHEER, M. (2012). Are emotions a kind of practice (and is that what makes them have a history). A Bourdieuian approach to understanding emotion. 7. History&Theory, Volume51, Issue2. May 2012. 7- Guillaume Le Blanc. Les passions dangereuses. Albin Michel. 2025. 8- Ibid. 9- Random House. 1994 10- « T. Zeldin, ibid. 11- Alexandre Jardin. Les # Gueux. Michel Lafon. 2025 |
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