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![]() ![]() ![]() ![]() En Algérie,
l'état de nos routes révèle bien plus que des défauts d'asphalte : il dévoile
des failles structurelles, des choix techniques discutables... et une culture
de l'improvisation trop enracinée.
La chaussée ne ment jamais. Elle reflète nos choix-ou nos renoncements. Si elle craque, se déforme ou s'effondre, c'est qu'un paramètre a été négligé : une étude non menée, un matériau mal choisi, une structure trop simplifiée, une pluie ignorée. Ce qui se fissure sous nos roues, ce n'est pas seulement du bitume, mais un manque de rigueur, d'écoute technique, et d'audace dans nos décisions. La chaussée est souvent victime de la logique d'urgence On construit vite. Trop vite. Les routes, au lieu d'être conçues comme des ouvrages d'ingénierie, deviennent de simples surfaces à bitumer. Trop d'axes sont posés sur des terrains instables, sans études géotechniques sérieuses, avec des matériaux inadaptés, une couche de forme négligée, un drainage inexistant. Dans plusieurs wilayas, des routes neuves présentent des signes de déformation dès les premières pluies. Sous l'effet des fortes chaleurs estivales, certaines chaussées se ramollissent, perdent leur cohésion et leur tenue structurelle après seulement quelques mois de service. Les nids-de-poule réapparaissent rapidement sur des tronçons pourtant récents. Ces phénomènes récurrents ne relèvent pas du hasard climatique, mais témoignent d'un système technique défaillant, où la conception est approximative, l'exécution précipitée, et le contrôle de qualité quasi inexistant. Un déficit structurel aggravé par l'absence d'une culture de l'étude La dégradation précoce des chaussées en Algérie trouve son origine dans un maillon fondamental trop souvent négligé : la phase de conception. Dans de nombreux projets, les bases techniques sont fragiles, voire absentes. Les routes se dessinent sans encadrement d'ingénieurs spécialisés, sans techniciens dûment formés à la conception routière. On observe, notamment au niveau local, une carence inquiétante en compétences spécifiques. Si les outils numériques de dessin assisté par ordinateur sont aujourd'hui généralisés, leur usage se limite bien souvent à la production graphique. Les planches sont nettes, calibrées, visuellement abouties. Mais derrière cette apparente maîtrise se cache une pauvreté structurelle : absence d'étude de trafic, ignorance du comportement du sol, méconnaissance des effets climatiques, oubli des principes fondamentaux du dimensionnement. Une culture administrative qui néglige l'étude géotechnique Ce déficit de conception est aggravé par une culture administrative qui relègue l'étude géotechnique au second plan, voire l'écarte totalement. Dans bien des cas, les collectivités locales, les directions techniques ou les maîtres d'ouvrage considèrent cette étape comme un luxe, non comme une nécessité. Il en résulte une pratique généralisée d'intervention sans diagnostic préalable, en superposant simplement un nouvel enrobé sur des chaussées anciennes, déjà fragilisées. On ne fraise pas, on ne réajuste pas les niveaux, on ne vérifie pas la tenue du tout-venant d'origine. Il suffit d'arroser, d'appliquer une couche de bitume liquide, puis de dérouler l'enrobé final selon un processus routinier, hérité du passé, sans calcul, sans adaptation, sans conscience technique. Une exécution hasardeuse qui met en danger l'usager Cette légèreté dans la conception se répercute inévitablement sur le terrain. On assiste à la prolifération de chaussées sans pentes de ruissellement, de raccords approximatifs avec les trottoirs, et d'écarts de niveau devenus sources de danger. Les interstices laissés entre la chaussée et les bordures se transforment en pièges : des chevilles se tordent, des pneus se coincent, des accidents se produisent. Sur les routes secondaires ou rurales, la situation est parfois plus critique encore: la chaussée n'est qu'un simple rehaussement de terre ou de graviers sommairement recouvert d'enrobé, sans fondation réelle, sans structure porteuse. La route devient alors une contrainte pour les véhicules et une menace pour les usagers, au lieu d'être un axe sécurisé de mobilité. Des aménagements ponctuels incohérents et dangereux À cela s'ajoutent les aménagements ponctuels, réalisés sans cohérence ni étude préalable. Les ralentisseurs, censés réduire la vitesse et sécuriser les traversées, sont posés de manière anarchique, sans respecter ni normes dimensionnelles, ni emplacements stratégiques. Certains, par leur hauteur ou leur forme, ont gagné des surnoms évocateurs : dos de chameaux, dos d'éléphants, voire dos de dinosaures. Cette ironie populaire reflète une réalité technique préoccupante. Mal signalés, surdimensionnés, ils endommagent les suspensions, déséquilibrent les deux-roues et traduisent l'absence de pilotage rationnel dans la gestion de l'espace routier. Ce que l'on enfouit... puis oublie : les réseaux négligés Façonner une chaussée, en Algérie, semble trop souvent se résumer à la surface. Ni ce qui est dessous, ni ce qui l'entoure n'entre vraiment en ligne de compte. Les réseaux d'eaux usées et pluviales, pourtant essentiels, sont régulièrement ignorés. Lorsqu'on rajoute une couche de bitume, les regards d'accès sont laissés au même niveau, rehaussés grossièrement ou, pire, recouverts et oubliés. Ils deviennent des obstacles, des pièges, ou disparaissent complètement du paysage routier. On improvise. On adapte sur place. Mais jamais on n'intègre ces éléments à la réflexion initiale. La chaussée, dans sa conception actuelle, semble flotter au-dessus de tout système souterrain, comme si elle ne dépendait de rien. Ce déni coûte cher : infiltrations invisibles, réseaux inaccessibles, diagnostics impossibles. Et à terme, c'est la route elle-même qui cède. Une vulnérabilité révélée à la moindre pluie Mais c'est surtout lors des épisodes pluvieux que les défaillances prennent toute leur ampleur. Les eaux stagnent, les écoulements sont contrariés, les fondations s'affaiblissent. Les fissures apparaissent, les couches se désolidarisent, et la chaussée, en quelques semaines, révèle tout ce que l'étude préalable aurait pu anticiper. Lorsqu'elle est mal conçue, la chaussée cesse de jouer son rôle fondamental. Elle ne guide plus, elle entrave. Elle ne protège plus, elle expose. Les conséquences ne sont plus seulement techniques : elles deviennent humaines. Quand la route algérienne reste figée... l'innovation, elle, avance Le plus préoccupant ne réside pas seulement dans ce que nous faisons mal, mais dans ce que nous refusons de voir. À force de répéter les mêmes gestes, les mêmes schémas, les mêmes erreurs, nous nous sommes enfermés dans une routine technique qui nous aveugle. Pendant que nos chaussées se dégradent dans le silence de l'habitude, ailleurs, la route se transforme. Elle devient intelligente, autonome, résiliente. Ce n'est plus une simple surface de roulement, mais une infrastructure vivante, intégrée, en dialogue constant avec son environnement. Le monde avance : il recycle, mesure, anticipe. Il conçoit des chaussées qui s'adaptent, préviennent, durent. Discrètement, il redessine déjà les standards de demain. Et nous ? Pendant que d'autres revoient en profondeur la manière de penser et d'entretenir leurs routes, nous restons figés dans un modèle hérité, rarement remis en question. Innover ne signifie pas tout bouleverser, mais commencer par observer, s'ouvrir, adapter. Les leviers sont là. Il ne s'agit pas de tout refaire, mais de choisir mieux : réfléchir au lieu de reproduire, dimensionner au lieu d'improviser, réutiliser plutôt que gaspiller. Car la chaussée du vingt et unième siècle n'est plus une simple couche de bitume: c'est une interface entre l'ingénierie, l'environnement et l'intelligence des usages. Des matériaux recyclés aux capteurs intégrés, des solutions drainantes aux revêtements réflectifs réduisant les îlots de chaleur, de nouvelles pratiques existent déjà, parfois à nos portes. Elles prolongent la vie des routes, réduisent les coûts et respectent les contextes. Encore faut-il les connaître, les comprendre, les accepter. Car c'est dans cette lucidité technique que se joue la rupture avec l'improvisation. *Architecte Urbain |
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