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Algérie-France: Pas uniquement un dégel

par Mustapha Aggoun

Par-delà la Méditerranée, une page semble en train de se tourner. Ce n'est pas encore l'histoire, mais c'est déjà un prélude. Un signal faible que la realpolitik, cet art du possible, a repris la main sur les fantômes de la nostalgie coloniale. En témoigne la récente séquence diplomatique entre Alger et Paris, où, fait dicté par ses principes, l'Algérie n'a pas plié l'échine, mais redressé l'échine.

La visite du ministre français des Affaires étrangères, à Alger, a été tout sauf anodine. Elle s'est imposée comme un moment de vérité. Après des mois de crispation, de malentendus et de propos dérapants, les deux États ont décidé de renouer-non par amitié, mais par nécessité.

Depuis 2021, les relations franco-algériennes traversaient des zones de turbulences. La déclaration d'Emmanuel Macron mettant en doute l'existence d'une nation algérienne avant la colonisation avait ouvert une brèche difficile à refermer. Mais c'est surtout la montée en puissance de l'extrême droite française-désormais actrice incontournable du débat public-qui a envenimé le climat. En multipliant les attaques contre l'immigration, en instrumentalisant l'histoire coloniale pour flatter un électorat identitaire, les figures du Rassemblement National et de Reconquête ont contribué à fracturer une relation déjà fragilisée.

Or, 2024 n'a pas été tendre avec cette frange politique. Marine Le Pen, bien que toujours influente, voit son parti rattrapé par des affaires judiciaires notamment le scandale des emplois fictifs au Parlement européen. Quant à Éric Zemmour, ses outrances et ses procès en diffamation l'ont isolé. La machine de haine s'essouffle, et l'agenda diplomatique ne peut plus se construire sur les débris de la stigmatisation.

Face à ces provocations, Alger n'a pas réagi dans la veine impulsive qu'on lui a parfois prêtée. Pas de rupture brutale, pas de surenchère. Mais un silence ferme, une retenue pesée. Dans un monde multipolaire où les alliances se recomposent et les puissances régionales reprennent l'initiative, l'Algérie semble avoir intégré que l'émotion ne construit pas une doctrine. Elle a donc opté pour une diplomatie de la verticalité: ferme sur les principes, ouverte sur les intérêts.

Le Président Abdelmadjid Tebboune, souvent jugé sage gestionnaire de statu quo, a laissé son ministère des Affaires étrangères tisser des liens avec d'autres partenaires Chine, Russie, Turquie tout en maintenant la porte ouverte à un dialogue franco-algérien réaliste. L'Algérie n'est plus dans la demande, mais dans la proposition. Et cela change tout.

C'est dans ce contexte que la venue du MAE français à Alger a pris des allures de désamorçage politique. Le ministre français, bien conscient des lignes rouges tracées par Alger non-ingérence, respect de la souveraineté, reconnaissance des responsabilités historiques, n'est pas venu en donneur de leçons, mais en messager de désescalade.

Les entretiens avec Ahmed Attaf ont été empreints d'une tonalité inédite : reconnaissance mutuelle des intérêts, volonté de restaurer une relation de confiance, et surtout, engagement de ne plus laisser la mémoire coloniale servir de combustible aux tensions politiques internes.        

Cette rencontre a marqué un tournant dans une diplomatie souvent accusée d'arrogance post-impériale, en démontrant qu'il est désormais possible de construire un dialogue fondé sur le respect de l'autre et l'intérêt commun.

Ce nouveau chapitre dans les relations franco-algériennes ne saurait être réduit à une simple opération de dégel. Il révèle une évolution structurelle profonde. D'un côté, la France, avec ses vieilles hémorragies mémorielles et ses excès populistes, apprend à réviser ses codes. De l'autre, l'Algérie, longtemps cantonnée à une image de pays en lutte contre ses fantômes coloniaux, réaffirme sa capacité à s'inscrire dans une modernité pragmatique.

Si le passé colonial reste un point sensible, force est de constater que l'Algérie a décidé de transformer cette douleur en levier pour affirmer sa dignité. Ce n'est plus dans l'auto-flagellation ou dans le ressentiment que se fonde sa posture diplomatique, mais dans la volonté de s'imposer comme un interlocuteur stratégique, sur la scène internationale. Les anciennes blessures se referment peu à peu, laissant place à une diplomatie qui se veut, avant tout, partenariale.

Au cœur de cette transformation se trouve une réinvention de la relation bilatérale. Les échanges ne se limitent plus aux rituels protocolaires ou aux négociations de façade. Ils s'inscrivent dans un ambitieux projet de coopération sur des dossiers cruciaux comme la transition énergétique, la lutte contre le terrorisme et la gestion des migrations. Cette approche, à la fois réaliste et novatrice, marque une rupture avec les politiques d'antan où la rhétorique se substituait souvent à l'action concrète. En parallèle, l'extrême droite française, qui a longtemps tenté de jeter une ombre sur le débat public, en utilisant l'histoire coloniale comme arme rhétorique, se trouve, aujourd'hui, en plein désarroi judiciaire. Leurs discours de haine, jadis porteurs d'un électorat en quête d'une identité pure, perdent de leur impact face à une population, de plus en plus, exigeante en matière de responsabilité et de modernité. Le constat est sans appel : dans une Europe en mutation, le temps des invectives a cédé la place à celui d'une diplomatie apaisée et réfléchie. L'évolution de ce duo franco-algérien s'inscrit dans un contexte régional où le Maghreb et l'Afrique subsaharienne redéfinissent leurs alliances. Le rapprochement entre Paris et Alger n'est pas uniquement bilatéral, il est le reflet d'un rééquilibrage des forces en Méditerranée, où la coopération économique et sécuritaire s'impose comme une nécessité impérieuse. La diplomatie française, en s'ouvrant à une relation plus équilibrée, se positionne ainsi dans un mouvement plus large de réconciliation avec ses anciens territoires, à l'image de l'évolution des mentalités dans toute l'Europe. Mais s'il faut saluer le dégel récent, il convient de ne pas se satisfaire des apparences. Une relation entre deux nations, aussi liées par l'histoire que la France et l'Algérie, ne peut s'envisager dans les seuls termes du protocole diplomatique ou de la courtoisie retrouvée. Elle suppose une relecture mutuelle de l'histoire, une reconfiguration des rapports économiques, et une prise de conscience stratégique partagée des mutations du monde.

On le sait : en matière franco-algérienne, la mémoire n'est pas un supplément d'âme, mais un champ de bataille. Et dans ce champ, les gestes symboliques sont aussi importants que les accords concrets. Depuis le rapport Stora, resté lettre morte sur bien des points, les avancées sont timides. La France peine à nommer clairement les crimes coloniaux, à ouvrir ses archives militaires, ou à restituer certains biens culturels ou restes humains. L'Algérie, de son côté, utilise parfois la mémoire comme levier de pression. Mais cette instrumentalisation s'essouffle. L'heure est à une gestion apaisée de la mémoire : ni oubli, ni repentance mécanique. La diplomatie de l'émotion cède le pas à celle de la lucidité. Dans ses échanges récents, Alger n'a pas exigé des excuses formelles mais a demandé le respect des faits et la reconnaissance des douleurs. Et Paris, sur ce terrain, commence à mesurer qu'ignorer cette attente alimente la défiance.

Derrière les postures, une réalité brute : la France a besoin de l'Algérie, et l'Algérie a besoin de partenaires stables. Depuis la guerre en Ukraine et le bouleversement du marché gazier européen, Alger est redevenue un acteur stratégique. L'Europe, à la recherche d'alternatives au gaz russe, redécouvre avec empressement les gisements algériens et ses projets de gazoducs transsahariens. En parallèle, Total Energies multiplie les signaux pour renforcer sa présence, pendant que des entreprises françaises lorgnent sur les marchés publics algériens en infrastructures, numérique, et santé.

Alger, méfiante des logiques unilatérales, exige un partenariat d'égal à égal. Elle diversifie ses alliances (Italie, Chine, Turquie) et pousse Paris à sortir d'un réflexe néocolonial : « donner des leçons tout en raflant les contrats ». Ici encore, la realpolitik impose une mise à jour: l'Algérie n'est plus un client captif, mais un acteur rationnel dans un monde interconnecté.