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Cardinal Vesco, Archevêque d'Alger: «Un divorce avec l'Algérie serait suicidaire pour la France»

par Recueilli Par Mikael Corre*

Cardinal depuis décembre 2024, l'Archevêque d'Alger Jean-Paul Vesco, Franco-Algérien, s'exprime pour la première fois sur la crise diplomatique qui oppose Paris et Alger. Inquiet, il livre des éléments de compréhension du traumatisme colonial et des pistes pour, peut-être, éviter le divorce.

La Croix : Pourquoi ressentez-vous le besoin de prendre la parole aujourd'hui ?

Cardinal Jean-Paul Vesco : Parce que je suis inquiet et en colère face aux propos jusqu'auboutistes de certains responsables politiques français. Cette crise est sans incidence sur la vie de l'Église, en Algérie, mais elle me touche à titre personnel, en tant que Franco-Algérien. Et son impact est extraordinaire sur les personnes que je côtoie. Ici, l'attitude de la France est vécue comme insultante et injuste. Elle vient raviver une blessure dans l'âme algérienne dont on ne peut mesurer la profondeur que dans le temps long d'une vie partagée. Côté Français, c'est le refus d'Alger de reprendre ses ressortissants expulsables qui est mis en cause.

Comprenez-vous cette préoccupation sécuritaire ?

J-P. V. : Oui, je la comprends. Cette préoccupation sécuritaire existe à juste titre en France. Il est normal qu'un État cherche à se protéger. L'Algérie le fait aussi. Le fond du problème est néanmoins à rechercher infiniment plus en amont, dans un passé colonial non réconcilié, notamment parce qu'il n'y a pas eu de prise de conscience des conséquences dévastatrices du fait colonial en lui-même sur une population, de génération en génération. Dès lors, la relation franco algérienne boîte depuis soixante ans, allant de crises en crises, de tentatives de réconciliation en tentatives de réconciliation, sans jamais pouvoir se poser dans la confiance. C'est cet arrière-fond qui fait le nid de la crise dite « des OQTF » (Obligation de quitter le territoire français, NDLR). Regarder cette réalité en face serait plus efficace que de tenter en vain de tordre le bras à l'État algérien.

Dans ce cas précis, la préoccupation sécuritaire est liée à l'attentat de Mulhouse, du 26 février...

J-P. V. : L'attaque de Mulhouse est insupportable. Je comprends bien l'émotion suscitée et le sentiment d'insécurité qu'elle contribue à entretenir. Il y a bien sûr un problème migratoire que les séquelles de la colonisation ne suffisent pas à expliquer. Ce sentiment d'insécurité, auquel Cardinal Vesco, Archevêque d'Alger : « Un divorce avec l'Algérie serait... https://www.la-croix.com/print/article/1201341210 1 sur 3 24/03/2025, 21: 45 s'ajoute le temps qui passe et la montée des communautarismes, rend plus difficile encore le travail de réconciliation. Mais il est nécessaire. Ne pas en avoir conscience est se condamner à demeurer pris dans les rais du passé. Tout colonialisme est le viol d'un peuple par la négation de son identité, de son histoire, par la spoliation de sa terre, par la domination humiliante, et parfois par la violence brutale. Dans l'histoire coloniale française, la colonisation de l'Algérie, colonie de peuplement, est celle qui a laissé le traumatisme le plus profond, qui se transmet de génération en génération. Ma conviction est qu'il y a entre la France et l'Algérie un rapport non réglé d'abuseur à abusé.

Avec Alger, Paris cherche toujours sa ligne de conduite C'est un parallèle très fort...

J-P. V. : Oui mais je crois qu'il est juste. La question des abus sexuels dans l'Église nous a rendus plus attentifs aux dégâts humains qu'ils causent. J'ai acquis la conviction que ce qui est vrai pour une personne peut aussi l'être pour un peuple. Aucun Français vivant aujourd'hui n'est à titre personnel responsable de cet abus d'un peuple sur un autre, et certainement pas les Français d'Algérie qui ont dû quitter leur pays de naissance au moment de l'indépendance, victimes eux aussi de l'histoire. De même, l'immense majorité des prêtres ne sont pas responsables des abus sexuels dans l'Église. Et pourtant dans l'un et l'autre cas, il nous faut assumer une responsabilité collective.

C'est-à-dire ?

J-P. V. : La première étape est la prise de conscience de la gravité du traumatisme vécu. Nous avons mis beaucoup de temps à le faire dans l'Église et toutes nos demandes de pardon, nos excuses, sonnaient creux. Il a finalement fallu une prise de conscience intérieure rendue possible par l'écoute de la souffrance de victimes pour, qu'enfin, une demande de pardon comme celle portée par un président de la Conférence épiscopale touché au cœur, Mgr Éric de Moulins Beaufort, puisse sonner juste. C'est à cette prise de conscience collective que j'appelle aujourd'hui ! Pourra-t-elle passer autrement que par un geste fort entre deux hommes d'Etat ? Comment cacher que j'ai espéré que les présidents Tebboune et Macron soient les artisans de cette réconciliation historique...

« Nous ne voulons pas la guerre avec l'Algérie, c'est l'Algérie qui nous agresse », a récemment affirmé Bruno Retailleau. Comment pourrions-nous sortir de l'impasse ?

J-P. V. : Ce qui me gêne dans les propos du ministre de l'Intérieur français, c'est le ton comminatoire de ses injonctions aux autorités algériennes. L'Algérie ne cède jamais face à ce type de discours, spécialement venant de la France. Le ministre de l'Intérieur le sait mieux que quiconque. En Algérie, tout est fondé sur la relation de confiance. Cette confiance a été perçue comme trahie par le changement de position française sur la question hautement symbolique du Sahara occidental alors qu'elle semblait être en train de se tisser entre les deux présidents. C'est tout de même le point de départ de la crise actuelle. Bruno Retailleau doit tempérer ses propos vis-à-vis de l'Algérie

Pensez-vous que le divorce puisse encore être évité ?

J-P. V. : J'ose encore l'espérer. Le divorce entre la France et l'Algérie, appelé de leurs vœux par des responsables politiques qui semblent régler des comptes avec leur histoire personnelle, serait une voie suicidaire pour la France. Les conséquences ne seraient pas seulement une rupture de relations diplomatiques avec un pays, mais le divorce silencieux de millions de Français musulmans, pas seulement franco-algériens et souvent parfaitement intégrés, avec le pays dans lequel ils vivent et qu'ils contribuent à faire vivre. C'est ce qui est en train de se produire et c'est l'une des raisons principales de ma colère.

Pensez-vous que l'écrivain Boualem Sansal puisse être libéré ?

J-P. V. : Je n'en sais rien. Avoir fait de l'arrestation de Boualem Sensal un casus belli entre deux États ne lui a pas rendu service et rend plus compliqué un geste humanitaire de la part des autorités algériennes qui ne se laisseront jamais dicter une règle de conduite.

La Grande Mosquée de Paris à l'épicentre de la brouille France-Algérie L'Église catholique peut-elle aider à sortir de la crise actuelle ?

J-P. V. : En Algérie, l'Église ne joue pas le moindre rôle politique. Et la relation avec la France n'est pas un sujet pour l'immense majorité de ses membres. Les Français représentent aujourd'hui une part minime des fidèles. En revanche, en France comme en Algérie, elle peut apporter sa pierre à la construction de la fraternité, à la culture de l'amitié et de la paix, au respect de la différence y compris religieuse. C'est la seule voie d'avenir, le seul rempart contre la fracturation de la société française. Le bienheureux Pierre Claverie, évêque d'Oran assassiné le 1er août 1996, disait « nous devrions tous avoir un ami musulman », et il avait raison !

*Envoyé spécial permanent à Rome pour le journal LA CROIX