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![]() ![]() ![]() ![]() Le processus de
décolonisation de la pensée a germé à l'intérieur de la pensée du colonisateur.
Celle-ci soumettait la nature à la culture du Sujet occidental qui s'en
détachait pour la dominer et s'en émanciper. Dans cette culture de la nature,
le colonisé était un animal plutôt qu'un humain, il était versé du côté de la
nature et éjecté de celui de la culture. Dans ce processus de décolonisation,
l'animal apprendra à parler la langue de l'Homme, à cultiver la nature de
l'Homme, et le diplomatique l'emportera sur le
militaire.
Le processus de décolonisation se poursuit en se menant désormais de l'extérieur de la pensée du colonisateur. L'ancien colonisé est désormais en mesure de cultiver sa propre nature. La connaissance de l'Autre a découvert la connaissance de soi par négation et mise à niveau. Le public d'aujourd'hui n'est plus le public d'hier, après que celui d'hier se soit emparé des armes de l'ennemi et les avoir retourné contre lui, celui d'aujourd'hui doit fourbir ses propres armes, sa propre langue. Après avoir imité, s'être cultivé de manière à être digne de l'Homme, il doit différer et innover pour se compléter. Il doit être semblable et différent, cultiver sa propre nature. Le processus révélera les limites et les archaïsmes des langues des anciennes puissances coloniales, leur logocentrisme, leur Sujet dominateur. Leur langue ne comprend plus le monde, leur Sujet n'est plus dominateur. Le processus libérera leurs prisonniers politiques. Cette fois, il s'agit donc de décoloniser la pensée en mobilisant des ressources extérieures aux anciennes langues colonisatrices de la pensée pour que se renouvellent ces langues, soient libérés ses prisonniers, en même temps que se sont détachées et ont été réinstaurées les langues des colonisés par une mutualisation des ressources de leurs cultures. Décoloniser la pensée au moment où le colonialisme s'attache précisément à coloniser les esprits, se fabrique de nouvelles armes plus redoutables, mais aussi plus vulnérables que les anciennes. Plus redoutables, car plus massives et automatiques, mais par cela même, plus vulnérables, car ne parlant pas la langue des autres et s'obstinant à imposer une langue unique. Il ne comprend déjà plus le monde, le met en guerre, mais le monde doit apprendre à parler une autre langue pour trouver la paix. De l'imitation à l'innovation Nous avons voulu être les égaux de nos semblables qui se croyaient différents. Ils avaient une foi aveugle dans leur puissance. Une puissance symbolique, matérielle et militaire. Pour les colonisés qui furent le fer-de-lance du processus de décolonisation, les colonisateurs étaient des humains comme eux. Ils se montreront à leur hauteur. Ils apprirent à les connaître en partageant leur vie et leur langue, dans lesquelles ils s'installèrent pour les haranguer. La vitalité d'une langue tient dans son désir de vivre, de respirer le monde. Une partie de son peuple vieillit et se sclérose, une autre naît, cherche la lumière et attend sa chance de pousser. L'une s'assèche, se ride et se barricade, l'autre ressent l'appel du dehors et lui répond. La force vieillissante veut préserver ses monopoles, la force naissante veut gagner la vie. Chez ceux qui voulaient être les égaux de ces humains qui se prétendaient être des élus, en eux, on commençait à sentir monter les forces. Ils engagèrent le combat des idées, certains s'arrêtèrent au milieu du chemin, mais d'autres montèrent sur leurs épaules et prirent le relais. Ils devinrent plus nombreux à se croire « également supérieurs » en même temps que d'autres colonisés à travers le monde. Et le reste de la société qui n'en pouvait plus de plier respira l'espoir. Le monde revenait de la surprise occidentale. Il ne pouvait plus supporter l'air de supériorité de l'Occident, les colonisés devaient prouver qu'ils étaient de même nature que les colonisateurs, qu'ils pouvaient être leurs égaux. Il y a là quelque chose de mimétique, de fondamentalement humain. L'esclave qui imite le maître finira par le supplanter, s'il sait tirer du monde plus que ne peut le faire le maître. Le vieux s'incline ainsi face au jeune. Le monopole s'incline ainsi devant la compétition. La race supérieure avait déjà perdu la bataille, mais elle ne le savait pas encore, trop attachée à des croyances qui pourtant s'érodaient. Le monde s'offrait à elle au bout de ses baïonnettes, la nature à sa culture, elle ne pouvait pas les refuser. C'est la profonde conviction de sa supériorité, parce qu'au service de la civilisation, qui fera du colonisateur un terroriste, qui fera de lui l'assassin qui massacrera ses semblables comme s'il tuait des mouches. Pour achever la décolonisation, une rivalité mimétique ne suffira pas. Il faut déjouer son piège. Il faut changer de sujet, il faut libérer la pensée de la prison occidentale. Il faut décoloniser la pensée dans un contexte nouveau, un contexte où les armes et les cibles ont changé. Il ne s'agit plus de coloniser de manière indirecte après l'échec de colonisation directe (chez nous de peuplement) par la médiation de la cooptation d'indigènes, mais par une colonisation indirecte et non humaine avec de puissants non-humains. Il ne s'agit plus seulement de former une élite pour s'occuper de la masse, mais de court-circuiter l'élite, de s'attaquer directement à la masse sociale. Plus besoin en réalité de ces auxiliaires indigènes, sinon en tant que clones et modèles. Je veux parler des machines intelligentes qui disputent désormais aux humains ce qu'ils considéraient comme leur monopole : la pensée. Comment donc soustraire la pensée à ces esclaves au service des princes ? Retourner ces esclaves contre leurs maîtres ? Se réapproprier la pensée ? Certainement, et ceci pouvant servir cela. La réappropriation de la pensée commence avec une appropriation par les sens. Ce n'est pas la Raison qui est le mieux partagé, se sont les sens. La Raison exproprie les sens en même temps qu'elle exproprie le peuple. Le rationalisme qui sépare les sentiments de la Raison, interdit de penser à ceux qui ne savent pas envelopper leur sentiment de raisons. Il interdit de penser à ceux qui n'ont pas le temps de penser. Mais la décolonisation n'a pas obéi au rationalisme, mais à des sentiments qui n'ont trompé que quand ils restaient superficiels et ne pouvaient atteindre l'intime conviction. Elle a fait reculer l'insupportable. La colonisation des esprits vise précisément à priver les esprits non pas de raisonnement, mais par le raisonnement les priver d'intime conviction. Elle veut priver l'individu d'un instinct chevillé au corps, forgé dans son expérience par le combat pour une vie digne. Ce qui élève ou abaisse est ressenti avant d'être pensé. L'instinct mêle biologie, psychologie et métaphysique. Aux mains de puissants monopoles, ces esclaves intelligents s'efforcent de faire fabriquer une pensée pour tous, pour soumettre les humains au verdict qu'ils auront retenu. De ce que vous voulez, cela est préférable. On fabriquera le public nécessaire et atomisera le reste. Mais en même temps, la révolution numérique rend l'égalité entre les peuples moins utopique, la base commune de comparaison est désormais disponible. Il est plus facile au descendant du colonisé de se mettre aujourd'hui à la hauteur du descendant du colonisateur. La tension est cependant grande entre ces deux propensions. Pour l'heure se dessinent deux tendances, celle de la logique propriétaire que pousse la puissance capitaliste et celle de l'Open source que semble vouloir promouvoir la Chine. La première dresse les non-humains contre les humains, la seconde propose leur coopération. Pour Curtis Yarvin, l'intellectuel de Donald Trump, la démocratie est dépassée, la société doit être dirigée comme une entreprise par un monarque1. Le gouvernement algorithmique2 cherche son régime politique. Aux mains des indépendants, la révolution numérique donne accès aux ressources du monde. Il est désormais plus facile de se mettre sur un pied d'égalité avec les anciens colonisateurs, mais il faut surtout être en mesure de travailler dans une autre langue, il faut que ces ressources occidentales et non occidentales puissent être utilisées dans d'autres langues que celle apparentée au dollar, dans des cultures indigènes pour que celles-ci puissent les accumuler. On a encore peur de la pensée du côté de la décolonisation. Mais on oublie, ou ne relève pas suffisamment que cette peur était celle d'une certaine pensée. On réprime alors au lieu de libérer. C'était la peur d'une époque ou penser signifiait penser contre soi-même. Les colonisés qui pensaient sous la colonisation pensaient trop. Ils ne furent pas les premiers à se libérer du colonialisme. Après que la décolonisation soit passée par la phase de « penser occidental pour pouvoir penser », il faut passer à la suivante, « penser pour penser par soi-même ». Autrement dit, cultiver sa propre nature, sa nature dans sa culture, pour qu'elle puisse grandir et s'épanouir. Voilà de quoi il s'agit quand je parle d'achever la décolonisation. Et cela précisément au moment où la colonisation des esprits est à l'ordre du jour des anciennes puissances coloniales. Cette colonisation des esprits qui jette les masses déshéritées sur les remparts de l'Occident et se nourrit de la rivalité mimétique. Pourra-t-on dire non, nous ne voulons pas ce que vous voulez, nous ne voulons pas ce que vous nous voulez ? Nous ne voulons pas nous écraser sur vos remparts. Langue et pensée Une langue qui ne se renouvelle pas au contact d'autres langues et d'autres cultures se fige. Une langue qui s'approprie les ressources d'autres langues sans les en exproprier, en fait bon usage, se transforme, enrichit et s'enrichit et se renouvelle. Entre la langue et les idées, une action réciproque : les idées structurent la langue, elles persistent dans la langue et la langue, ses idées persistantes, structure les idées. Nous pensons la langue, la langue nous pense3. Elle nous pense plus que nous la pensons. Quand une langue assoit sa domination sur la pensée, détermine la pensée, emprisonne la pensée, elle commence à se scléroser. Ses idées persistantes font alors système et se suffisent. Dans ses interactions avec les idées, il n'y a plus d'action réciproque. Elle a vidé les autres langues de leurs ressources auxquelles elle a substitué les siennes. Elle ne trouve plus dans son environnement l'énergie nécessaire aux transformations que ce même environnement exige d'elle. Il y a des moments où un terme, pensée ou langue, peut apparaître indépendant de l'autre et un terme seul dépendre de l'autre. Mais cela ne correspond qu'à une phase du processus de différenciation de la langue. Dans la durée, leur action alterne et se complète. Une langue n'exprime pas le réel, elle s'exprime parmi d'autres langues et exprime des échanges. Elle se construit parmi d'autres langues et se différencie d'autres langues. Quand une langue s'est différenciée et étend sa domination aux autres langues en leur imposant ses échanges, elle appauvrit le monde qui, un jour, ne pourra plus supporter d'être enfermé dans la pensée de cette langue. Il faudra penser le monde autrement et laisser parler, entendre d'autres langues. L'Occident refuse d'entendre le Chinois, c'est pourtant cette langue qui pourrait faire sortir la pensée de la prison occidentale. A la question de savoir comment se distinguent la pensée occidentale et la pensée chinoise, une intelligence artificielle chinoise (DeepSeek) offre la synthèse suivante : en ce qui concerne la relation entre la pensée et le langage, la pensée occidentale considérerait le langage comme un outil de raisonnement et de logique (Aristote, Wittgenstein, Chomsky), quant à la pensée chinoise, le langage serait comme un instrument d'expression symbolique fluide (Granet, Jullien, Laozi, Zhuangzi). En ce qui concerne la structure du langage, elle serait linéaire, logique et analytique pour la pensée occidentale et pour la pensée chinoise, elle serait holistique, associative et contextuelle. En ce qui concerne les limites du langage, pour la pensée occidentale, le langage aurait tendance à simplifier la réalité (Nietzsche, Heidegger, Derrida, Edward Sapir, Benjamin Lee Whorf), la pensée chinoise quant à elle relèverait son incapacité à saisir le Tout (Dao) (Laozi, Zhuangzi). Enfin en ce qui concerne l'approche de la vérité, la pensée occidentale y accéderait par la clarté linguistique, alors que pour la pensée chinoise, la vérité serait plus intuitive que ce que peuvent dire les mots. Quand une langue a assis sa domination sur la pensée, détermine la pensée, elle commence à se scléroser. Elle a pollué les autres langues et manque désormais d'oxygène. La langue devient alors une prison, elle enferme la pensée dans des cercles vicieux, une mort lente. Les prisonniers de la langue dominante ne peuvent plus innover, ils ressassent. Face au changement, ils ne peuvent proposer de réponse appropriée, ils reprennent de vieilles rengaines, ils perdent leur puissance symbolique et se rabattent sur la force militaire et s'imaginent pouvoir et devoir en user. La violence jaillit à nouveau face aux idées pour défendre des intérêts périmés. Ils ont déjà perdu, mais ne le savent pas encore. Ils ne voient pas que la force a perdu sa source. L'État, l'entreprise, l'individu et la famille La construction occidentale rêvée est la soumission du monde au marché, leur marché, un marché sous la loi de l'argent et du gendarme occidental. Car rappelons que dans une définition large du marché, les «marchés» ne sont pas seulement marchands, ne se passent pas seulement entre marchands. Un tel marché rêvé organise un monde soumis militairement au principe de la libre association des individus. Ce principe est une bénédiction pour les administrateurs du marché et une malédiction pour la majorité des administrés. La libre association est la pierre angulaire de la construction marchande étendue à toute la société. Elle est le cheval de Troie de ces sociétés de marché pour se soumettre les autres sociétés. Elle rend l'individu disponible à l'argent, exclusivement disponible si nécessaire. Ici c'est le marché unique qui dispute l'hégémonie au parti unique ou l'instrumentalise. Tous les marchés doivent être soumis au marché unique. Le marché des monnaies à celui du dollar. Cette construction est en train de s'effondrer, l'humain est chassé de la production de masse, les travailleurs sans travail se multiplient, un nouveau servage menace. Pour certains penseurs, la démocratie n'est plus le cadre approprié du progrès, la société doit être dirigée comme une entreprise par un monarque. Le modèle est asiatique pourtant décrié commence à déteindre sur celui occidental. Ce qui fait défaut à l'approche de Karl Polanyi et de la social-démocratie, c'est d'avoir substitué l'État à la famille comme protecteur de l'individu et de la société. Cela n'est pas sans rapport avec la grammaire de la société et la prépondérance du sujet. L'erreur, c'est de ne pas avoir vu qu'une telle substitution impliquait une dépendance structurelle de l'État au marché, de ne pas avoir vu l'État comme superstructure du marché. Car cet État ne conçoit pas la protection de la société en complétant la famille, mais en la défaisant, lui substituant l'individu qu'il considère comme la pierre angulaire de la construction sociale marchande et étatique. L'État s'est construit sur l'indépendance à l'égard de la famille pour tomber dans la dépendance au marché, car étendre le marché, et son corollaire l'individualisation de la consommation, c'est accroître ses ressources. L'erreur est d'avoir pensé qu'il en serait toujours ainsi, que l'État serait toujours porté par le marché. En Occident, l'État n'est pas le prolongement de la famille, mais celui du marché. Le néolibéralisme illustre parfaitement le rapport. Il n'est pas étonnant non plus, la pierre angulaire du marché étant menacée, que le libertarianisme, l'idéologie, vienne au secours du marché. Une telle substitution n'a pas lieu en Chine, malgré le développement du marché. Les dynasties passent, les familles restent. L'État comme l'entreprise peuvent être considérés comme des prolongements de la famille, une famille élargie, une famille recomposée. Les familles ont besoin de s'entendre pour pacifier leur compétition, l'État est leur instrument, non pas le substitut de leur protection. L'État encadre et règle la compétition des familles, en la contenant il l'ordonne. Les relations entre employeurs et employés sont personnalisées et basées sur la confiance et la réciprocité autant que possible. En Chine la question des familles, des entreprises et de l'État pose un problème de scabilité, tout se passe comme si la famille changeait en fonction de l'échelle de la compétition et de la coopération. Il y a continuité entre ces différentes institutions et emboîtement. Ce sont les valeurs de la famille qui encodent les autres institutions et leurs valeurs. L'État est pensé par la famille, comme la culture est pensée par la nature. On peut dire en simplifiant beaucoup qu'un État favorise une certaine famille et une certaine entreprise. Et en retour une certaine famille favorise telle entreprise et tel État. Le rendement social d'une telle « entreprise » de transformation de la famille dans l'État et de l'État dans la famille, qui est derrière celui microéconomique de l'entreprise et celui macroéconomique et politique de l'État, va rendre compte de la pérennité de la famille et de l'entreprise. L'alternance au pouvoir de différentes familles est une loi de la nature. En supposant l'entreprise et l'État comme des familles élargies, on comprend mieux le fonctionnement des sociétés postcoloniales. Les familles sont les réels centres d'accumulation du savoir, de l'avoir et du pouvoir. On peut alors saisir la société comme un réseau de réseaux plus ou moins cohérent, redondant. Le bon fonctionnement de la société résultant de la résonance des différents réseaux les uns dans les autres, et de l'irradiation de l'exemplarité d'une famille sur les autres. La famille n'est pas sans tension, ni les collectivités particulières ou la communauté nationale. Ces tensions sont à la base de la dynamique sociale. Famille, économie de marché et capitalisme Les sociétés qui ont le mieux apprivoisé le capitalisme sont celles où la famille est restée la pierre angulaire de la société. Les autres se sont davantage prolétarisés. Les sociétés postcoloniales qui ont recours à l'autoritarisme pour administrer leurs marchés sont celles qui par dogmatisme sont restées aveugles à ce principe. Elles en sont restées à combattre les clans et leur corruption au lieu de se mettre en mesure de gérer leur compétition. La société a renoncé à la noblesse, comme elle a renoncé à la famille. Elle n'avait plus rien à opposer à la richesse. Les familles peuvent être des bénédictions ou des malédictions pour une société. Dans les sociétés rentières, l'alternance ne peut pas être pacifique si la richesse est la seule fin, la famille de bénédiction renversant une autre de malédiction, devient fatalement malédiction. Le cours des choses peut favoriser la substitution de l'État à la famille ou de la famille à l'État. Tout dépend du niveau d'individualisation de la consommation sociale offert par le développement de l'économie marchande. Le rapport de l'individu à l'État sera plus favorable dans le contexte où la famille n'aura pas besoin d'épargner pour son avenir, il sera plus favorable à la famille dans le cas contraire. De même, lorsque le revenu individuel donne accès à la propriété d'un logement et de son équipement, le partage du logement n'est plus intéressant ni pour l'individu ni pour le marché. Une plus grande liberté d'association fait apparaître la vie conjugale et familiale comme une charge inappropriée. La libre association atteignant ainsi le palier supérieur de la consommation individualisée, comme dans certaines riches sociétés. Mais dans de telles riches sociétés où la protection de l'individu par la famille a été abandonnée, c'est qu'en vérité, dans de telles sociétés, la famille n'a jamais eu ce rôle protecteur. Ainsi, dans l'histoire de certaines sociétés, la famille n'a pas protégé l'individu du servage. Les sociétés postcoloniales ont été plus facilement expropriées de leur pensée et se sont départies aisément de la protection de la famille étant donné les promesses que portait le monde moderne et que l'État indépendant promettait. La famille ne pouvait y prendre part par elle-même. L'individu avait besoin de l'État, pas de la famille. La tentation était trop forte, elle ne permettait aucune transition. Il fallait sauter, et l'on sauta pieds joints. La famille ne faisait pas le poids face à l'État et au marché, comparativement aux sociétés où les familles ont accompagné le développement de l'économie marchande et se sont emparées de l'entreprise. Arrivés à ce point de raisonnement, il nous faut distinguer entre échanges non marchands et autres marchands. Distinction qui découle d'une définition large ou étroite du marché. Tous les « marchés » au sens large entre individus ou groupes sont économiques et ne confrontent pas que des marchands quoique pouvant obéir au calcul. Dans l'économie domestique, il y a des marchés entre les différents membres, le masculin et le féminin, l'actif et l'inactif. Ces « marchés » ne sont pas automatiques, ils sont variables et négociables. Ils varient d'un contexte à un autre. Lorsqu'ils sont rigides, lorsque les marchés ne peuvent plus être négociés, ils se rompent. La famille qui ne peut transformer son économie domestique en économie marchande se prolétarise. Dans la famille qui reproduit un rapport rigide du seigneur et du serviteur, le rapport ne peut pas être négocié avec le changement qu'appelle l'environnement. Mais il reste que la famille qui pourra négocier son adaptation au cours des choses sera moins exposée à la prolétarisation. Dans la famille occidentale, ce n'est pas la famille qui encode les autres institutions, c'est l'institution seigneuriale qui encode les autres institutions. Le serf s'il ne devient pas maître, souhaite devenir maître de lui-même. Pas étonnant que chez certains colonisés cooptés par la colonisation n'ait été reproduite dans leur économie domestique l'économie seigneuriale. La configuration de la famille est donc très variable, elle n'est jamais entièrement donnée. Elle dépend de sa capacité d'action, de la ressource qu'elle peut représenter pour l'individu. Une ressource n'existe que quand elle est utilisée, donc une famille peut exister à un moment et s'effacer à un autre. Inutile ou utile, car charge sans utilité ici ou charge utile là. Et c'est pour cela que l'on ne peut pas triompher de la famille, elle meurt et elle renaît. Elle se sclérose et meurt dans un contexte, elle renaît et se développe dans un autre. Et c'est pour cela que le droit dont la pierre angulaire est l'individu ne peut pas triompher de la famille. Il peut entraver sa capacité d'action, la soumettre à certaines contraintes, mais il peut aussi être une ressource. D'une famille à une autre, cela sera ceci plutôt que cela. La loi est toujours l'instrument d'une famille pour s'imposer aux autres. Si les autres familles trouvent intérêt dans la loi, peuvent imiter la famille exemplaire ou transformer leur soumission en domination, la loi ne sera pas répressive, mais facilitatrice. Elle facilite l'administration des choses, mais si les familles ne trouvent pas leur compte dans la soumission à la loi, la famille dirigeante devra faire œuvre de répression pendant que les autres feront œuvre de séparation. Vers une décolonisation achevée et une refondation des liens sociaux On a essayé de mettre en lumière dans ce texte un impératif double et urgent : libérer la pensée des carcans coloniaux et reconstruire des institutions sociales ancrées dans des logiques non-occidentales. En articulant critique du logocentrisme, analyse des dynamiques familiales et économiques, et perspectives postcoloniales, se dessine une voie pour dépasser les héritages oppressifs et imaginer des alternatives viables. Il faut concevoir d'abord la décolonisation comme un projet politique et civilisationnel avec trois ambitions particulières : celle d'une libération linguistique et cognitive, celle d'une réinstauration de la famille comme socle de résistance et d'innovation institutionnelle, celle de se prémunir par des alliances contre une colonisation algorithmique. La domination occidentale a imposé une langue-prison, structurée par un Sujet rationnel et dominateur, qui réduit le monde à des catégories binaires (colonisateur/colonisé, culture/nature). Pour achever la décolonisation, il faudrait : déconstruire le logocentrisme en valorisant des langues et des épistémologies marginalisées (comme le chinois, dont la fluidité symbolique contraste avec la rigidité grammaticale occidentale). Penser hors des cadres coloniaux, en passant de «penser comme l'Occident» à «penser par soi-même», comme le suggère la métaphore taoïste du Dao insaisissable par les mots. Contrairement au modèle occidental où l'État et le marché dissolvent les liens familiaux, les sociétés comme la Chine montrent que la famille-élargie peut être le cœur d'une économie résiliente. L'État et l'entreprise se présentent comme des prolongements familiaux : en Chine, ces institutions encodent des valeurs de réciprocité et de confiance, évitant la prolétarisation et l'individualisme destructeur. Les sociétés décolonisées doivent réinvestir la famille comme lieu d'accumulation du savoir et du pouvoir, comme alternatives postcoloniales, plutôt que de reproduire des modèles étatiques dépendants du marché global. Face à la colonisation des esprits par les technologies numériques (gouvernement algorithmique, IA monopolistique), il faut appeler à résister à l'uniformisation en promouvant des logiques open source et des langues indigènes comme outils de souveraineté cognitive. A renverser les rapports de force en détournant les «esclaves intelligents» (IA) contre les maîtres du capitalisme numérique, à travers des alliances Sud-Sud. Achever la décolonisation exige donc de déjouer la rivalité mimétique avec l'Occident pour inventer des modèles hybrides, où la modernité s'articule à des traditions réinventées. Cela exige aussi de penser depuis les marges : les langues et cultures subalternes (africaines, asiatiques, autochtones) doivent devenir des laboratoires d'innovation politique et économique. En somme, ce texte ne clôt pas un débat, mais ouvre un chantier : celui d'une décolonisation radicale qui lie émancipation cognitive, refondation des institutions et résistance aux nouvelles formes de colonialisme technologique. Il invite à cultiver des «natures propres» des manières de vivre et de penser plurielles pour échapper à l'universel falsifié de l'Occident et à ses prisons linguistiques. «La décolonisation sera révolutionnaire ou ne sera pas.» Notes : 1-https://theconversation.com/curtis-yarvin-ideologue-du-trumpisme-et-de-la-fin-de-la-democratie-251590 2-Sur le concept de gouvernementalité algorithmique voir les travaux des deux interviewés. https://www.mediatheque.be/focus/gouvernementalite-algorithmique-3-questions-antoinette-rouvroy-et-hugues-bersini/? 3-Voir en particulier les travaux de Lera Boroditsky. Par exemple How Language Shapes Thought, The languages we speak affect our perceptions of the world. http://lera.ucsd.edu/papers/sci-am-2011.pdf |
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