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Accès à Dieu, accès au réel: Culture, économie et politique

par Arezki Derguini

Nous nous racontons des histoires. Il y a celles qui marchent et celles qui ne marchent pas. Il y a des mensonges qui ne font du tort à personne et qui prennent soin du lien. Ils ne sont pas faits pour tromper. Il y a des vérités qui font du tort, ne se préoccupent ni de ce qu'elles font ni de la relation. La vérité a toujours besoin d'être enveloppée d'une bonne intention pour être bonne à dire[1]. Si les choses sont ainsi, c'est que nous avons une certaine définition de la vérité, c'est que la justice ne conduit pas à la paix. On peut dire que l'objectivité sème la discorde entre les gens en voulant faire de la concorde sans eux et d'une mauvaise manière. Cela est patent dans les pays tiers démunis d'institutions régulatrices et d'expériences sociales.

Savoirs, pouvoirs et métaphysiques

Dans une société de tradition musulmane, l'accès à Dieu est sans intermédiaire, mais plus collectif qu'individuel. Dans une société de tradition catholique, l'accès à Dieu passe par un clergé, une communauté ecclésiastique, mais plus individuel que collectif. Dieu est distinct, au-dessus, de sa création. L'extériorité du réel par rapport à la société est instituée par ce rapport. L'Homme est extérieur au monde, comme Dieu dont il est l'image. Mais alors que le monde appartient à Dieu, l'Homme n'en est que l'usufruitier. L'Homme hérite de Dieu, un rapport d'extériorité et d'appropriation du monde. Le rapport divin d'extériorité est un rapport de domination. Le rapport humain d'extériorité est un rapport d'appropriation. Dans la culture chinoise, à la place du rapport d'extériorité du divin au monde, il y a un rapport d'intériorité du Tao. Le Tao transforme le non-être en être, l'énergie en matière. Le rapport de l'Homme au monde, foncièrement, n'est pas de domination, mais d'identification. On ne s'approprie pas les choses, on est dans le cours de leur production et reproduction.

Avec le développement de la société marchande, la communauté religieuse occidentale se différencie en communautés du savoir profane et du savoir religieux. La compétition sociale, la lutte pour la monopolisation de la production du savoir, destitue la communauté religieuse, arc-boutée sur une monopolisation qui n'en a plus les ressources.

Pour la communauté marchande du savoir, le dialogue avec Dieu ne passe plus par la communauté religieuse, mais par le réel où Dieu a déposé ses lois ; le dialogue passe désormais par le déchiffrement du Grand Livre de la nature (Galilée Galileo). Du dialogue direct par la connaissance des textes, on est passé au dialogue indirect par les lois de la nature. Nature que le marchand doit s'approprier et dont il doit se rendre désormais propriétaire. Dieu, hors de sa Création, est devenu Dieu dans la création, non pas Dieu vivant, mais absent et subsistant dans ses commandements à la nature. Nous sommes en présence de deux Dieux, l'un, de la communauté religieuse, hors de la Création, l'autre, de la communauté marchande, présent par ses lois dans la Création. Le Dieu hors de la Création n'a plus d'intérêt pour la communauté marchande qui s'est approprié les lois de la nature. Les lois de la nature n'ayant plus besoin de leur Créateur, celui-ci qui s'étant retiré ne légifère plus. L'appropriation domination de la nature par l'Homme chasse l'ombre de Dieu de la nature, le nouveau maître prend la place de l'ancien qui s'est retiré. Nous ne sommes pas ici en culture musulmane et pas du tout en culture chinoise.

Développement de l'activité marchande et de l'activité scientifique allant de pair, la métaphysique sous-tendant la pratique scientifique ne sera plus pensée ... jusqu'à ce que la maîtrise de la nature soit remise en question. Avant une telle remise en question importait ce que l'on pouvait faire avec les régularités et irrégularités de la nature. Du dialogue entre Dieu et la communauté religieuse, on est passé au dialogue entre la communauté marchande du savoir et le réel. La hiérarchie marchande du savoir héritant sa position et son rapport au réel de la hiérarchie religieuse déclassé par le cours de la vie matérielle et la compétition sociale. Le rapport de la société au réel est devenu un rapport extérieur d'appropriation et de domination. La marchandisation du monde enlève à Dieu l'attribut de propriétaire qui lui était réservé par la religion.

Or, il semblerait que ce soit ce rapport d'extériorité et de domination qui soit remis en cause aujourd'hui : bien que ni la société n'ait jamais été extérieure à la nature ni l'observateur extérieur à l'observé, c'est le rapport de domination qui a fait de cette extériorité une nécessité. Cette extériorité finissant par échapper à la domination de la société, l'asymétrie entre nature et société est rompue et devient propice au renversement. La nature ayant été agissante d'abord du côté de la société (Anthropocène), elle commence maintenant à passer du côté de la nature. L'activité de la nature, dans la société, de globalement constructive jusqu'alors se révèle davantage disruptive. La nature est sortie de son statut passif, elle proteste contre les échanges qui lui sont proposés.

Pourquoi ne fait-on pas le rapport entre le développement scientifique en Occident, sa reprise en Asie orientale et son absence en pays musulman ? C'est que la Science est production de la culture ici, enrichissement de la culture là et destruction là-bas. Ne se rend-on pas compte qu'elle renforce l'homme et la société ici et l'affaiblit là ?

Pourquoi l'Occident peut-il se vanter d'être le peuple élu de la Science ? C'est que, dans ce rapport de la société musulmane à la nature, la société travaille avec une métaphysique qui n'est pas la sienne. La société n'a pas de réel dialogue expérimental avec la nature, qui est aussi un dialogue avec Dieu. Pour la société chinoise, le dialogue expérimental avec la nature est aussi un dialogue avec le Tao.

«La meilleure façon d'apprendre est de résoudre des problèmes»[2]

Pour comprendre Donald Trump, il faut comprendre pourquoi il a trouvé le succès à la différence des autres candidats, d'esprit rationaliste. Il est dans les sentiments du public qu'il travaille. On parlera de populisme pour mettre la question sur la voie rhétorique du rationalisme et de ses dichotomies. Il ne méprise pas les sentiments, il sait que ce sont les moteurs de l'action. Action que veulent se réserver les financiers au travers des experts et en en exclure les ignorants. Il est traité de populiste par ceux qui ont choisi la voie de la Raison pour s'adresser aux électeurs. Ils pourront en cours d'exercice substituer leurs raisons aux raisons des électeurs. La dichotomie entre croyance et savoir est en train de rompre, soit la dichotomie entre ceux qui croient et ceux qui savent, pas encore cependant en faveur du savoir et de la complémentarité des deux termes, mais en faveur de l'irrationalité dans laquelle le Savoir a voulu contenir la croyance. Il est peu probable que Trump veuille rétablir la complémentarité de la croyance et du savoir, de ce que les gens croient et de ce que les experts savent, i.e. que le savoir soit autant partagé que la croyance ; il est plus manifeste qu'il veuille davantage affranchir les croyances du savoir. Son climato-scepticisme le suggère. Cela pour mieux servir la puissance américaine, la puissance des puissants, qui seule compte vraiment, est seulement vraie.

L'idée doit affecter le sentiment, l'expliciter et le clarifier, pas le neutraliser ou l'éradiquer. Le sentiment nourrit en retour l'action pour objectiver l'idée. Donald Trump travaille donc avec les sentiments du public, il s'accorde avec les uns et se désaccorde avec d'autres. Il refuse de se laisser égarer par quelques raisonnements. Il ne craint pas de descendre dans la joute. Il ne vise pas à fabriquer du raisonnement public, c'est là la tâche d'autres acteurs. Il différencie les publics. Il refusera ceux qui s'efforcent de l'arraisonner, il recherchera ceux qui instruiront son combat. Il s'identifie aux électeurs afin d'obtenir des électeurs qu'ils s'identifient à lui. Ce que ne font pas et ne sont pas capables de faire ses concurrents qui l'accusent de mentir et qui se rabattent sur un programme concocté par des experts. Il engage un combat des sentiments, au ras de la société contre des raisonnements abstraits, un combat aérien. Ceux qui présentent des programmes à leur public interpellent chez l'électeur non l'identification dans le représentant, mais une reconnaissance de l'intérêt de l'électeur dans le programme. Quelle possibilité de succès pour l'un et pour l'autre ? L'un demande au public ce qu'il peut lui donner (suis-je comme toi, me crois-tu ?), l'autre ce qu'il ne peut pas obtenir (retrouves-tu tes comptes dans mes comptes ?). L'un dit : on va voir ce qu'on peut faire ensemble, l'autre demande à un électeur, sans équipement scientifique, ce qu'il ne peut pas lui donner (le rapport de l'intérêt individuel à l'intérêt collectif, du micro au macro). Quand le savoir ne conforte pas la croyance, le croyant se rabat sur la confiance, non pas dans le savoir, mais en la personne. Le charisme de la personne (M. Weber) prend la place de la confiance dans le collectif, sur lequel il compte pour restaurer celle dans l'institution.

Profitons-en pour signaler que la confiance dans les institutions est confiance dans des habitudes qui ont prouvé leurs bienfaits à partir d'un exemple particulier, celui d'une personne au comportement extraordinaire. Personne extraordinaire qui ne manquera pas aujourd'hui d'être bien équipée. Ce n'est donc qu'en offrant des exemples extraordinaires aux conséquences heureuses que l'on peut instaurer de nouvelles institutions. Ce n'est pas le laisser-faire abandonné à des puissances occultes qui pourrait y conduire.

Experts et politiques, construction des pratiques et des collectifs

Les économistes ont beau savoir d'expériences passées que les taxes vont augmenter les prix et affecter le pouvoir d'achat des consommateurs, mais ils n'accompagneront pas l'expérience des électeurs ni leur approbation désapprobation. Ils ont pensé à la place des électeurs, à partir de quels observatoires ? À partir de quelles machines à penser ? Les intelligences artificielles que l'on craint aujourd'hui, ne se rend-on pas compte qu'elles étaient déjà dans nos têtes avant que nous les objectivions en hard et soft ? Ils empêcheront ces derniers de constater et de savoir ce qu'eux savent ou sauront. Ils vont retirer le problème et la solution des mains des travailleurs et des politiques. Les experts sont ainsi les instruments d'une dépossession de la capacité de décision des électeurs par les politiques. Au lieu d'être le troisième terme d'une coopération entre électeurs et politiques dans la construction des collectifs de savoir et de pouvoir.

Les taxes douanières vont effectivement créer des emplois et affecter le pouvoir d'achat. Mais pas n'importe quels emplois et pas n'importe quel pouvoir d'achat. Il faudra voir pour savoir. On verra au ras du sol qui en a perdu, ce qu'il faut faire pour eux, peut être distingué parmi eux ceux-ci et ceux-là, s'il faut aider ceux-ci et pas ceux-là, jeter dans la rue ceux-là et abriter ceux-ci, mettre en prison ceux-là ou laisser dormir dehors ceux-ci, les renvoyer chez eux, à la campagne ou à l'étranger, selon les cas.

Ce n'est pas le point de vue des experts qui planent au-dessus de la réalité, qui compte en démocratie, mais ce que vivent les électeurs. Et les électeurs ne sont pas une masse indifférenciée ou une collection d'agrégats, ce sont des vies particulières. Ils forment des coalitions qui se disputent et s'entendent entre elles. Les politiques échouent (l'autoritarisme est une forme d'échec) s'ils écoutent des experts qui les écoutent, mais n'écoutent pas le tumulte des passions de leurs électeurs. Les politiques échouent surtout s'ils ne réussissent pas à transformer ces passions en actions bénéfiques. Ce en quoi les experts, moins intéressés directement, peuvent aider étant donnée leur capacité d'instruction des demandes et des offres sociales. Donald Trump veut des experts qui répondent aux électeurs que lui-même écoute. Il veut des experts particuliers pour des électeurs particuliers. Il veut associer la puissance des puissants (de la technologie) à celle d'une masse consciente d'elle-même (la « race » anglo-saxonne). Nous sommes en présence d'une politique au service d'une économie et d'une économie au service d'une politique, qui, pour exister cependant, rappelons-le, doit pouvoir ainsi marcher. Politiciens et experts sont des traducteurs d'offres et de demandes qui doivent se compléter, se traduire l'une dans l'autre, pour réussir. L'offre et la demande sont sociales, autrement dit, impliquent des collectifs : l'investissement et son résultat dépendent de ce que la société peut et veut donner et obtenir. Conseiller à la société de faire autre chose que ce qu'elle peut faire, c'est échouer ; de même si on lui demande ce qu'elle ne peut pas donner. L'expert ne fait qu'expliciter, que mesurer ce que la société peut donner et aura fait et obtenu. Il décrit des états et des processus. Le politique ne peut qu'expliciter ce que la société veut donner et veut obtenir. Il aide les collectifs à se construire à la fin de réaliser un objectif commun. Tous deux sont nécessaires pour faire faire société dans le cadre d'une expérimentation collective. S'ils sont portés au-dessus des travailleurs et des consommateurs par moments, ils restent entre eux et avec eux, comme les maillons d'une chaîne, complétant par endroits et disruptant en d'autres, pour réaliser une expérience collective. Ils sont avec les individus au départ de ce qu'ils peuvent et veulent et entre ce qu'ils peuvent et veulent dans le processus de formation des collectifs, de leurs capacités et de leurs velléités.

Deux dichotomies font beaucoup de tort à la réflexion économique, celle entre marché et démocratie, corrélative à celle dissociant les préférences collectives des préférences individuelles. On n'accorde pas à la démocratie, mais au marché, la formation des préférences collectives. Le marché politique étant soigneusement disjoint du marché économique.

La société civique

On ne peut prendre l'ensemble des choses que par le bout de l'une d'entre elles et la société civique que par ses sentiments. Les sentiments sont ce qui pousse à l'action. Il faut opposer au concept de société civile, produit de la société marchande, celui de société civique, dérivée de la famille. « Le problème n'est pas simplement une question de règles et de réglementations. Il s'agit en réalité d'un attachement émotionnel. ... Le problème est de savoir comment faire de Singapour plus qu'un simple hôtel agréable où séjourner, comment en faire un foyer qui vaut la peine d'y vivre et d'être entretenu. ... Il ne suffit donc pas d'améliorer le niveau de vie ou la qualité de vie. ... cela, nous pouvons l'obtenir dans n'importe quel complexe hôtelier cinq étoiles. Ce n'est pas suffisant. Ce qu'il nous faut, c'est un esprit de corps – et l'argent ne peut pas l'acheter. » « Sans lutte, l'esprit de corps ne se développe pas. C'est grâce à la lutte que se développent de puissantes loyautés »[3].

Une société entre la famille et l'État, plutôt qu'entre le marché et l'État, et donc avant le marché. Un marché compris dans une société non marchande, à la base et autour du marché, l'internalisant et l'englobant (société civique), et une autre au sommet du marché (société non marchande étatique) émergente du marché. Les individus ne peuvent pas être laissés à leurs seules préférences individuelles à l'entrée du marché et à sa sortie. C'est cela la société civique.

Dans les sociétés capitalistes, la société marchande a tendance à détruire la société non marchande privée en lui substituant une société non marchande étatique. Les sociétés postcoloniales souffrent d'avoir développé une société non marchande étatique qui n'est pas le produit d'une économie marchande diversifiée. Les sociétés capitalistes à l'État social en crise souffrent d'avoir détruit leur économie non marchande privée qu'elles s'efforcent de redévelopper sans succès dans une économie sociale et solidaire.

Choisir de prendre les choses par le bout de l'emploi pour voir ce que cela donne à l'autre bout du pouvoir d'achat, c'est le bout par lequel l'opinion veut que l'on prenne les choses. L'opinion ne peut pas faire confiance à des experts qui n'arrêtent pas de se tromper et dont elle ne comprend pas le langage. Les experts ont beau avoir appris, ils ont peu de prise. Ils se sont cultivés à l'extérieur du monde, pas à l'école de leurs concitoyens. On demandera donc d'abord aux experts de parler le langage de tous. C'est alors qu'il leur sera demandé que faire ? Trump met les experts dans la gadoue : dites-nous comment faire de l'emploi sans faire d'inflation, il se moquera de leurs réponses auprès du public et écoutera en toute discrétion ceux qui l'enrichiront en s'enrichissant, autrement dit, ses véritables clients.

Créditer et discréditer

Le discrédit des experts et des politiques commence à devenir important. Les premiers à en prendre acte et à en profiter sont les « outsiders »[4]. Les « insiders » continuent à défendre leurs privilèges à défaut de pouvoir se convertir dans un milieu qui se décompose et se recompose et devant faire place à certains outsiders et barrage à d'autres.

Dans cette affaire de discrédit, la société a beau jeu d'accuser les politiciens et les experts : « ceux qui savent mentent, en conséquence, il faut croire ceux qui croient. » C'est elle qui crédite et discrédite. Elle oublie qu'elle partage avec eux, la même métaphysique qui a disjoint croyance et savoir, qui a établi la croyance comme ignorance du côté de la majorité et le savoir du côté d'une minorité. Elle ne fait que choisir parmi cette minorité de professionnels. Au départ, il y a l'acceptation de se faire déposséder du savoir, dépossession que le capital financier ne cessera de cultiver. S'il y a discrédit du Politique et du Savoir, c'est que l'on a demandé au politique et au savoir ce qu'ils ne pouvaient donner. C'est que l'on a crédité ce qui ne devait pas l'être, c'est que l'on a mal placé sa confiance, c'est que l'on n'avait plus le pouvoir et le savoir de la placer convenablement. C'est que l'on a été dépossédé de la capacité de croire et de savoir.

Fondamentalement, la crise renvoie à la disjonction ancienne entre croyance et savoir (qui séparent ceux qui savent de ceux qui ne savent pas), la métaphysique et ses hypothèses et axiomes ne nourrissant plus l'imaginaire de la science, de fertiles devenant stériles et toxiques. Elle renvoie de plus, en substrat, à la disjonction croissante entre démocratie et marché qu'occasionne la polarisation du marché du travail.

La société civile mêle compétences et mérites. Elle est formée de multiples réseaux hétéroclites. La société civique mêle valeurs et objectifs, elle ancre le savoir et le pouvoir dans des croyances, dans un esprit de corps. Elle crédite et discrédite. Elle contient fiertés, humiliations et satisfactions. Répétons-le les sentiments ou émotions sont les moteurs de l'action. Le raisonnement est instrument de l'action et n'est jamais pur. Il ne fait qu'expliciter ce qu'il ne pourra jamais complètement expliciter. Cette société donne une cohérence à la société et à la vie matérielle dans son ensemble. Elle donne la force et le pouvoir nécessaires aux individus pour accroitre leur pouvoir d'acheter si fondamental pour leur existence dans la société marchande. Des individus isolés, seulement armés de leur intérêt personnel, sont des atomes perdus dans des galaxies sans nom. Ils vivent dans des hôtels qu'ils n'ont pas construits. Sans cette puissance collective de laquelle ils tirent leur force et à laquelle ils participent, ils sont juste poussière. Et cette puissance renvoie aux épreuves d'une expérience collective qui la nourrit et les renforce. La force d'un individu ne tient pas à l'argent qu'il possède, mais à ce qui lui a permis de l'obtenir, à la force du réseau auquel il appartient et à la place qu'il y occupe. Autrement dit à ce qu'il apporte à ce réseau. Et ce réseau mêle de l'objectif et du subjectif, du naturel et de l'artificiel, du civil et du militaire, du marchand et du non marchand.

Science, culture et politique

Pour développer leurs savoirs, les pratiques scientifiques ont dû se lier par mille canaux à un vaste ensemble de pratiques non scientifiques desquelles elles reçoivent leur subsistance et qu'elles nourrissent en retour. La question qui se pose constamment à leur développement est la suivante : avec qui les praticiens veulent-ils être reliés pour améliorer et étendre le pouvoir de leur pratique en produisant le plus librement les savoirs les plus avancés ? Quel réseau peut les rendre plus forts psychologiquement et matériellement ? Ils ont besoin des problèmes de leurs concitoyens qui ont besoin de leurs solutions, des intérêts de leurs clients et fournisseurs, de ceux des producteurs, des consommateurs et autres marchands dont ils dépendent et veulent dépendre. Les travailleurs du savoir n'acquièrent leur existence et leur valeur, tout comme les autres travailleurs, qu'ils soient fonctionnaires, juges, marchands, artistes, experts ou politiques, que par les services qu'ils rendent à l'ensemble des travailleurs dont ils dépendent. Des services qu'ils rendent, ils tirent leur existence et leur mérite.

L'autonomie des scientifiques dépend de la puissance de la communauté scientifique. Cette autonomie résulte de l'appartenance de cette communauté à la société non marchande publique. Lorsque la société non marchande publique a pour effet de détruire la société non marchande privée pour se renforcer, mais sans renforcer l'économie marchande qui la nourrit, cette communauté court à sa perte ainsi qu'à celle de sa société. La liberté académique n'a pas le même sens dans les différents contextes. Dans un cas, elle accroît la puissance publique et privée, dans un autre, elle détruit la société civique et épuise la société marchande. Avec la crise de l'État social et la compétition mondiale, la liberté académique se voit de plus en plus fortement soumise à la contrainte marchande.

La science, la politique et l'économie relèvent d'activités distinctes, mais interdépendantes. La politique est l'art de faire faire société, mais elle ne peut pratiquer son art sans les autres arts, ceux de la science et de l'économie. Il y a une différence entre la pratique scientifique et la pratique politique, mais il ne faut pas confondre autonomie et indépendance, il y a autonomie du champ politique, autonomie du champ scientifique, mais dans l'interdépendance. Il y a autonomie des champs de chaque activité, mais il y a interpénétration, complémentarité, compétition. Il peut donc y avoir compétition entre différents champs scientifiques et politiques (celui-ci ou celui-là se substituant à l'autre) et la nature de la compétition peut donner lieu à différentes situations politiques, à différents régimes politiques. C'est que la différenciation de la société et interne des champs en différents champs ne s'interrompt pas, un champ spécifique peut s'efforcer de comprendre et couvrir l'ensemble du champ social, puis se différencier et dominer, puis être dominé par un qu'il dominait. Nous touchons là aux rapports entre les différentes hiérarchies sociales qui se forment dans le champ social et les différents champs. Dans la société où le capital financier a étendu son activité à tous les champs, la liberté du capital politique et du capital scientifique est asservie à ses objectifs.

La Chine, culture et politique

La culture est l'ensemble de dispositions qui oppose et différencie les sociétés sur la longue durée. Dans une telle définition nature et société, nature et culture sont comprises l'une dans l'autre. La société appartient à une civilisation matérielle particulière et développe des dispositions particulières. Il faut entendre par civilisation, ce que F. Braudel appelle la civilisation matérielle. Elle est définie par les choix de culture matérielle et immatérielle qu'elle a retenus ou qui se sont imposés à elle sur la longue durée. Un choix en entraînant un autre et en excluant un autre. Cultures matérielles et immatérielles ne sont pas dissociables.

Les cultures du monde ont connu une phase d'occidentalisation forcenée. La culture occidentale a littéralement subjugué les autres sociétés. Mais depuis qu'une certaine expérimentation de la culture occidentale a pu avoir lieu par les cultures d'Extrême-Orient en particulier, la culture antérieure remonte dans le présent, s'approprie la culture occidentale.

La vie matérielle s'enfonce dans un lointain passé, l'économie de marché qui en émerge est une rationalisation de ses dispositions, une administration des compétitions sociales. Le capitalisme est leur exploitation.

Quand le Chinois part travailler ou étudier à l'étranger, il ap-prend, il prend sans penser, ou plutôt essaye de rentrer dans la chose qu'il apprend, et rentre chez lui. Une fois chez lui, il revoit ce qu'il a appris, le répète, le tourne dans tous les sens, pense avec les siens et se demande s'ils ne pourraient faire autrement la même chose. Il fait alors de son savoir acquis avec ce que l'on savait chez lui avant. De sa culture, il peut ajouter à ce qu'il a appris de l'étranger. Là est toute la question : d'où peut provenir la valeur ajoutée à ce qui est appris de l'étranger, à ce qui est importé ? Yeo Georges apporte une réponse claire : de la culture de la société. Il refuse de dissocier économie, politique et culture.

L'approche effectuée avec le savoir importé, peut être reproduite avec les différentes institutions qui ont accompagné l'occidentalisation du monde. La Chine a importé le marxisme, l'a expérimenté dans le sang et les larmes, il l'a transformée et elle l'a transformé. La culture chinoise a taillé (une multitude de verbes pourrait servir) le marxisme, en d'autres termes, son expérience historique s'est assimilé son expérience socialiste. Le marxisme a élagué la société chinoise de sa corruption séculaire. Le corps social s'est épuré en s'infligeant d'importants dégâts, puis a su digérer, se développer en se nourrissant et des ingestions qu'il a absorbées. La société a su accroitre ses différentes formes de capitaux. Le capital financier a servi l'accumulation du capital physique et du capital culturel. Le « capital social » a préservé l'unité des différentes formes de capitaux, il est parvenu à maintenir une structure du capital favorable au développement des différentes formes de capitaux. Le capital financier surplombe la société marchande sans établir de rapport de destruction et d'extraction vis-à-vis des autres formes de capitaux. Il est contenu dans la structure du capital et sert son développement. Le capital politique entretient les différentes formes de capitaux en produisant du capital social, de la confiance sociale. Ce n'est pas au marché ni au capital financier de faire faire société, mais à la société civique inspirant une société politique et donnant lieu à une organisation politique, comme des partis politiques, celui communiste dans le cadre chinois.

C'était quoi la dictature du prolétariat de Marx ? C'était une confusion du scientifique et du politique qui n'a pas réussi à différencier le capital politico-militaire en s'écartant de la voie du développement d'une société marchande et de ses différentes formes de capitaux. Le marxisme a donné une idéologie de combat à une élite, une idéologie de combat contre la corruption de la société chinoise, une idéologie qui a permis de construire un parti et l'unification de la société. Cette idéologie prétendait soumettre la société au cours de l'histoire, que le marxisme soumettait à des lois historiques universelles. Elle pourra prétendre, plus tard, à quelque chose comme une réconciliation avec son destin. La transformation du marxisme-léninisme en marxisme aux caractéristiques chinoises a transformé les lois universelles en lois du changement. Das Kapital est maintenant ingéré par le Classique du changement. La profondeur historique de la culture chinoise ne pouvait pas accueillir autrement le marxisme-léninisme. Après le choc marxiste sur la culture chinoise a suivi la transformation du marxisme par la culture traditionnelle chinoise.

Le Classique du changement (Livre des mutations), cette Bible chinoise qui ne délivre pas de message, mais décode le changement et autorise des prédictions, est " à la mesure du Ciel et de la Terre : c'est pourquoi il s'accorde universellement avec la Voie du Ciel et de la Terre, i.e. le grand procès du Monde, en en épousant complètement la logique interne. Ses deux premiers hexagrammes, en effet, en représentant la polarité d'où tout découle, commandent à l'ensemble de la réalité ; à partir d'eux, les autres figures, et tous leurs traits, vont jusqu'au bout de toutes les modifications possibles. Aussi, non seulement le Classique du changement reproduit-il, à partir de sa propre structure, et de façon fidèle, tout l'être constitutif de la réalité, mais il en déploie aussi, de façon exhaustive, à travers tours et détours et selon les abords les plus divers, l'entier fonctionnement. Aussi permet-il d'appréhender en tout point, et de façon toujours correcte, la marche des choses. »[5]

Les lois chinoises sont des régularités abstraites du constant changement. Elles s'observent au travers d'une grille de lecture du changement qui se préoccupe davantage des transitions et des mutations. Elles émergent de l'expérience historique chinoise et ont reçu une expression développée dans le Yi King, le Livre des Mutations. La science et la politique ne sont pas autonomes, la politique est l'art de faire faire société. Il y a une différence entre la pratique scientifique et la pratique politique, mais il n'y a pas indépendance. Il ne faut pas confondre autonomie et indépendance, il y a autonomie du politique, autonomie du scientifique, mais dans l'interdépendance. Il peut même y avoir compétition entre scientifiques et politiques (celui-ci ou celui-là se substituant à l'autre) et la nature de la compétition peut donner lieu à différentes situations politiques, à différents régimes politiques. Nous touchons là aux rapports entre les différentes hiérarchies sociales. Dans la société où domine le capital financier, le capital politique et le capital scientifique sont asservis.

En guise de conclusion provisoire.

C'est à partir de la dichotomie entre Créateur et Création qu'est reprise et instituée la dichotomie entre société et nature, nature et culture. Une nature et des cultures. Une culture qui établit les rapports entre humains parmi les non humains. Une culture inscrite dans la vie matérielle qui s'approprie le monde et différencie son activité, sépare les champs sociaux, les ordonne et les hiérarchise. La culture capitaliste, et ses dichotomies soumettent la vie matérielle à sa superstructure : le capitalisme financier. Elle vide de sa vitalité la société non marchande privée, elle vit de la fiction d'un développement illimité du marché.

Tout tient en réalité dans l'équilibre entre les trois étages de la vie matérielle, le changement sans heurts majeurs de cet équilibre suppose une certaine fluidité entre ces trois étages. Une progression du marché peut s'accompagner d'une progression de l'économie marchande publique, alors qu'une régression du marché doit pouvoir s'accompagner d'un développement de la vie matérielle non marchande privée pour compenser la régression de l'économie non marchande publique impliquée par celle de l'économie marchande. Une telle fluidité de l'équilibre entre ces trois étages suppose une certaine fluidité entre les différents champs sociaux, un changement dans leur développement, une certaine mobilité entre les hiérarchies, des conversions possibles. La société investira dans tel champ plutôt que dans tel autre à la faveur du changement.

Notes

[1] Dans la pensée chinoise, le vrai, le bon et le beau ne sont pas des catégories séparées, mais des aspects d'une même réalité harmonieuse. Ils sont tous ancrés dans l'idée d'alignement avec le Dao (pour les taoïstes) ou avec les principes éthiques et sociaux (pour les confucianistes). Le réel, quant à lui, est perçu comme un processus dynamique et relationnel, plutôt que comme une entité fixe ou objective. Cette vision holistique contraste avec les approches dualistes ou analytiques souvent présentes dans la philosophie occidentale. (Deepseek)

[2] Arthur Koestler, Le Cri d'Archimède.

[3] Civic society — between the family and the state in George Yeo. On bonsai, banyan and the Tao, chap 9. Je préfère traduire soul par esprit de corps, plutôt que par âme ou esprit tout cours pour faire plus significatif.

[4] La théorie des insiders-outsiders est un modèle théorique de la nouvelle économie keynésienne qui explique certaines rigidités à l'embauche sur le marché du travail par une segmentation de celui-ci en deux parties. Dans ce cas, il s'agit du marché politique. Sa segmentation évolue, elle s'accentue vis-à-vis des étrangers, le segment des insiders se décompose et se recompose.

[5] François Jullien. Figures de l'immanence. Pour une lecture philosophique du Yi King. Éditions Grasset & Fasquelle. 1993