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![]() ![]() ![]() Architectes, urbanistes... Où est passée notre mission ?
par Toufik Hedna* ![]() A quoi
servons-nous si nous sommes incapables de concevoir une simple rue
fonctionnelle ? Si nous sommes incapables de tracer un trottoir digne de ce
nom, où un piéton peut marcher sans devoir enjamber des obstacles ou slalomer
entre poteaux, terrasses et voitures garées ? Si nous sommes incapables
d'accompagner et de cadrer ceux qui construisent. Comment espérer un acte
urbain à la hauteur de nos ambitions ?
Que valent nos diplômes, nos formations, nos théories, si tout ce que nous voyons autour de nous n'est qu'amas de béton, d'extensions sauvages, de villes amputées de toute logique ? Où est passée cette promesse d'un urbanisme maîtrisé, réfléchi, humain ? Nous avons appris à façonner l'espace, équilibrer les volumes, donner du sens aux villes. Pourtant, rien de ce que nous avons appris ne se reflète dans nos rues. Ce que nous voyons, ce sont des trottoirs impraticables, des routes mal faites, trouées, dégradées avant même d'être achevées, des immeubles posés sans cohérence, des espaces publics sacrifiés pour des parkings improvisés. Nos villes ne respirent plus, elles suffoquent. Alors, qui façonne nos villes ? - Ceux qui les conçoivent... Mais à quoi servent ces beaux discours, ces palabres d'experts, si la ville étouffe dans le chaos ? - Ceux qui les politisent... Ces décideurs qui valident des projets à distance, bien à l'abri dans leurs bureaux, sans jamais arpenter les rues qu'ils imposent aux autres. - Ceux qui les réalisent... Ces promoteurs qui bétonnent et goudronnent sans professionnalisme, sans respect du cadre urbain. Ces acteurs vivent-ils seulement dans ces villes qu'ils construisent ? Marchent-ils dans ces rues qu'ils réduisent à des schémas altérés ? Utilisent-ils ces infrastructures qu'ils font ériger ? Ou bien, dès qu'ils franchissent leur porte, se réfugient-ils dans leurs voitures, enfermés dans des bulles préservées, loin du désordre qu'ils ont eux-mêmes créé ? Ce que nous voyons chaque jour, ce ne sont pas de simples erreurs d'urbanisme. C'est un désordre. Un chaos visuel et technique, où chaque espace est dénaturé par des ajouts incontrôlés, des improvisations absurdes, des aberrations qui défient toute logique architecturale et urbaine. Nos villes ne sont pas bâties, elles sont empilées. Alors que nos écoles nous enseignaient l'harmonie urbaine, nous voyons aujourd'hui des villes informes, privées de toute identité. Des espaces où rien n'est pensé pour le bien-être, où tout est conçu pour le remplissage. Et nous, urbanistes, architectes, ingénieurs... à quoi servons-nous si nous sommes incapables de donner forme à une ville habitable ? À quoi bon parler d'urbanisme, quand l'espace urbain n'est plus qu'un patchwork bâclé, sans âme, sans vision, sans avenir ? Nos villes ne sont pas condamnées au chaos. Mais encore faut-il retrouver le sens de notre métier. Une ville est une chaîne vivante Une ville n'est pas une addition de bâtiments et de routes. C'est une chaîne, un enchevêtrement de forces qui doivent tenir ensemble. Un équilibre fragile entre le passé et l'avenir, entre la mémoire et l'instant, entre la nécessité et le rêve. Elle doit être solide, capable de résister au temps, aux vents et aux crises. Souple, pour s'adapter sans se briser. Une ville respire, grandit, évolue. Elle doit absorber le mouvement, les mutations sociales, sans perdre son âme. Mais elle doit aussi éblouir. Elle doit captiver le regard, inspirer ceux qui la parcourent. L'esthétique n'est pas un luxe : elle est ce qui transforme un lieu en un espace de vie. Une façade bien pensée, une perspective harmonieuse, une place qui capte la lumière... Tout cela forge une ville qui ne se subit pas, mais qui se vit. Une cité sans beauté est une cité morte. Une ville ne vit pas dans le silence. L'urbanisme n'est pas une science froide. Il doit comprendre le bruit des marchés, l'odeur du pain chaud, la cadence des pas pressés, l'ombre des terrasses l'été, la chaleur d'un réverbère l'hiver. Une ville bien pensée, c'est une ville où l'on veut être. Elle vibre de ses habitants. Ce sont eux qui animent la ville, qui donnent une âme aux pierres. Une rue sans eux est un décor figé. Chaque maillon compte Tout commence par l'idée, mais une idée ne surgit pas du néant. Elle est portée par une vision politique, une idéologie urbaine, une manière de concevoir la ville et son rôle. C'est le premier maillon, celui qui oriente, qui définit ce que la ville doit être, pour qui, et comment. C'est ici que se joue l'essentiel : la cohérence, la finalité, l'âme même de la ville. Un urbanisme sans idéologie claire n'est qu'un assemblage de constructions sans lien, un empilement de décisions disparates sans vision d'ensemble. De cette pensée naît la conception des espaces, où l'on pose les fondations intellectuelles et méthodologiques de la ville. C'est le moment où l'on structure le territoire, où l'on interroge le comment et le pourquoi, où l'on anticipe les usages, les évolutions, les erreurs à éviter. C'est une phase cruciale : une ville mal pensée à ce stade est une ville déjà vouée à l'échec. Puis viennent les décideurs, les élus locaux, un autre maillon essentiel. Ils ne sont pas de simples exécutants, ils doivent être les garants de la cohérence et de l'intelligence urbaine. Leur rôle est administratif, législatif, fonctionnel, formel, mais aussi esthétique et social. Ils doivent penser la ville comme un tout, veiller à son équilibre, empêcher l'improvisation et les compromis hasardeux qui détruisent l'harmonie des espaces. Ensuite, la réalisation prend forme, portée par ceux qui traduisent la pensée en matière. Architectes, urbanistes, ingénieurs, entrepreneurs, ouvriers... Ce sont eux qui transforment l'idée en pierre, en routes, en places, en quartiers. Mais la construction seule ne suffit pas. Une ville sans dynamique est une ville morte. Elle doit vibrer, bouger, s'adapter aux usages et aux besoins réels. Et enfin, l'entretien, dernier maillon de cette chaîne. Une ville bien conçue mais laissée à l'abandon se délite, s'effrite, se décompose. Entretenir, c'est préserver, mais aussi moderniser, faire évoluer la ville avec son temps. Mais quand un seul maillon cède, c'est toute la chaîne qui se brise. Une mauvaise conception, une vision politique absente ou bancale, une réalisation bâclée, et l'équilibre s'effondre. Ce qui devait être un lieu de vie devient un puzzle incohérent, un assemblage fragile où chaque ajout masque une faille, où chaque correction tente de réparer l'irréparable. Sommes-nous, en Algérie, encore capables de penser l'avenir de nos villes ? Tout indique que quelque chose ne fonctionne pas. Nous le vivons au quotidien. La ville dysfonctionne, les espaces se fragmentent, la cohérence disparaît. Pourtant, nous continuons à avancer sans remise en question, en répétant les mêmes schémas, en reproduisant les mêmes erreurs. La chaîne a perdu ses maillons, mais nous nous accrochons à des bulles allégoriques, à des assemblages de théories que l'on tente de faire passer pour une pensée urbaine. La politique urbaine n'a pas bougé d'un iota depuis l'indépendance. La ville est abandonnée. Ce qui a été construit avant se dégrade, tombe en ruine. Pourtant, la ville continue de s'étendre selon le même modèle figé, d'Alger à Tamanrasset, d'Oran à Annaba. Les mêmes extensions, les mêmes ensembles, les mêmes problèmes. Ce développement aveugle et uniforme obéit à un dogme périmé, hérité du fonctionnalisme de la Charte d'Athènes, abandonné depuis des décennies par d'autres nations. Mais ici, on persiste, on s'obstine. Et sur le terrain, c'est un tout autre monde qui se joue. Un monde de pratiques dissociées, où chaque décision parasite la chaîne au lieu de la renforcer. Rien ne ressemble à ces images lisses et idéalisées, ces visions amplifiées par les logiciels d'architecture et de retouche, conçues pour faire rêver mais déconnectées de la réalité. Un urbanisme qui ne se construit pas, mais qui s'effondre sous ses propres contradictions. *Architecte-Urbain |
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