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L'impérialisation entre brutalisation et pacification

par Arezki Derguini

Il ne s'agit pas de se tenir debout sur un principe, il s'agit dans le cours des choses de faire tenir debout un principe. Des hommes se sont éteints pour qu'il puisse en être ainsi.

De l'hégémonie à la médiation

« Je ne crois pas que l'Amérique soit en déclin comme certains aiment à le penser, affirme un ancien ministre des affaires étrangères singapourien[1]. L'Amérique est le nouveau monde. Elle a créé une nouvelle culture politique, une nouvelle culture sociale, fondée sur l'adhésion d'individus libres. C'est un peu comme le protocole Internet, TCP/IP. Si vous acceptez le protocole, vous pouvez rejoindre l'Amérique. Vous pouvez être chinois, juif ou arabe – une fois que vous avez pris l'engagement et accepté les lois, vous faites partie de l'Amérique. Parce que la culture est ouverte, elle cherche à étendre sa portée au reste du monde. D'un autre point de vue, la mondialisation que nous voyons aujourd'hui est une mondialisation américaine. C'est la culture américaine, les normes américaines, les standards américains qui relient les Chinois, les Indiens, les Européens et d'autres dans le monde aujourd'hui, nous permettant à tous de faire partie d'un système économique commun. La Chine ne peut pas fournir ce logiciel de mondialisation, car elle sera toujours préoccupée par ses propres intérêts et, dans la mesure où elle s'intéresse au monde extérieur, c'est pour améliorer sa gestion interne, et toujours en état d'autodéfense. La Chine ne cherche pas à créer une Pax Sinica, ni à avoir sa propre version du protocole TCP/IP. Oui, elle a des Instituts Confucius, elle vous encourage à apprendre le chinois, etc., mais comme les Juifs, si vous n'êtes pas né juif, merci beaucoup. En revanche, avec l'Amérique, c'est différent. Qu'est-ce qui reliera la Chine et l'Inde ? Pas un logiciel chinois, pas un logiciel hindou ; ce sera un logiciel américain par le biais des universités américaines, par le biais de la langue anglaise, par le biais des règles anglo-saxonnes du commerce et de la finance internationale. C'est un monde multipolaire intéressant dans lequel nous entrons ; une Chine qui réémerge avec force, une Inde qui se développe également, mais qui sera un pôle à part entière et une Amérique qui n'est pas seulement une réalité, mais aussi une nécessité.»

Je m'appuierai sur cette vision non occidentale du monde et de son éventuelle transformation pour formuler l'hypothèse d'un processus de multipolarisation et d'impérialisation du monde se traduisant par le passage d'une hégémonie américaine à une centralité américaine fonctionnant comme médiation.

Nécessaire impérialisation

Avec la polarisation du marché du travail et la décroissance économique, nous allons assister à un tiraillement entre la croissance de certains secteurs de puissance et les secteurs de subsistance. C'est ce tiraillement à venir qui rend l'impérialisation du monde d'autant plus nécessaire. Impérialisation qui permettra de distribuer la paix et la guerre dans le monde. Elle pourrait prendre une tournure violente avec une compétition exacerbée autour des ressources, multipliant les zones de conflit. Elle peut être pacifique si la compétition prend une tournure modérée. Une telle compétition a besoin d'une vision partagée quant à cette impérialisation. Au gendarme du monde devra se substituer comme une gendarmerie mondiale qui veille à ce que les conflits ne se multiplient pas et à ce que l'antagonisme entre les secteurs de puissance et les secteurs de subsistance ne se développe pas. Sans une démilitarisation des rapports de force, le désordre du monde peut être considérablement accru. Le fait que le monde se désintéresse de conflits, tels ceux du Soudan ou du Congo, est révélateur d'une telle propension à la militarisation des rapports de force.

Une démilitarisation des rapports de forces permettrait au contraire une sorte d'impérialisation heureuse qui viendrait se substituer à une mondialisation heureuse considérée comme le développement universel et pacifique du marché. Cette impérialisation exprimerait une division du monde en empires où chaque empire se prétendrait universel, mais sans agressivité. La croissance de la vie marchande cesserait de devenir le principe premier de l'organisation sociale, le principe antagoniste à celui de la préservation de la vie humaine et matérielle. Chaque civilisation matérielle apportant sa contribution. Chaque empire remettant de l'ordre dans les trois étages de l'économie, celui de la vie matérielle, de la vie marchande et capitaliste. La vie marchande cessant de détruire la nature (humaine et non humaine) en substituant constamment et systématiquement du travail mort au travail vivant, la vie capitaliste cessant d'administrer une vie marchande destructrice de la vie matérielle (organique et non organique). Le capitalisme de type libéral a détruit la civilisation matérielle des sociétés non occidentales, il a détruit leur secteur de subsistance. La séparation de la nature et de la société qu'il a administrée pour dominer la nature a détruit la vie matérielle des sociétés non occidentales.

Pour ne pas tomber dans le piège de Thucydide[2], la puissance américaine pourrait adopter une stratégie qui renonce à l'hégémonie et permette une multipolarisation favorable aux différents empires en gestation. En cessant de considérer la Russie comme l'ennemi principal et en le transformant en principal allié européen, les États-Unis laissent entrevoir un nouvel ordre mondial qui ne les contraindrait pas à l'affrontement avec la Chine. L'Europe ressent ce processus d'impérialisation comme un processus de vassalisation. Une révolte immédiate est compréhensible, mais avec la croissance des difficultés économiques et sociales pour les uns et les nouvelles opportunités pour les autres, la révolte passera.

Une Europe avec un nouveau moteur

Des pays qui profiteront d'un « retour des choses à leur place », il y a un pays, l'Allemagne dont la capacité va pouvoir être enfin reconnue, rompant ainsi avec la malédiction qu'elle traîne. Entre la Russie et l'Amérique, l'Allemagne pourrait faire l'unité de l'Europe. Non pas de sa propre volonté ni de par celle des États européens incapables par eux-mêmes de faire leur unité, mais de par la nouvelle configuration des rapports de forces, plus favorable à un équilibre mondial. Les USA qui ne voyait dans leur unité qu'une menace à leur hégémonie, peuvent voir désormais dans une Europe unie sous un leadership allemand, une Europe en mesure de stabiliser l'Europe et de la défendre de la concurrence chinoise. Un monde multipolaire conservant sa centralité aux USA, mais non plus leur hégémonie. Dans un monde structuré par la compétition d'acteurs globaux chinois et américains, un monde multipolaire peut s'organiser en complémentarité de tels acteurs. Une multipolarité structurée par un code américain et une philosophie chinoise de la pratique universalisant le pragmatisme américain. Il s'agirait de la fin d'une ère marquée par la domination du rationalisme occidental hégémonique, qui instaurait la monopolisation du savoir par l'Occident.

L'Europe ne voit pas ce que voient l'Amérique, la Russie et la Chine. Toujours en retard par rapport aux USA. Elle vit encore dans les eaux de la Seconde Guerre mondiale, alors que les USA sont déjà dans les eaux de la troisième, qu'il s'agit de préparer pour ne pas la faire. Avec la Russie, l'Amérique vise une redistribution des ressources mondiales qui lui soit plus favorable. Et cela, en remettant la Russie dans l'Europe, en redistribuant les cartes européennes, pour la dissocier de la Chine. Voici l'hypothèse hardie dont je proposerai le développement dans ce texte. Hardie, parce qu'elle ne croit pas à ce que disent les acteurs d'eux-mêmes et du cours des choses. Cette hypothèse a le mérite d'éclairer les choix actuels d'une autre lumière, de dévoiler différents mondes possibles, dont l'un en paix à côté duquel on pourrait passer.

La Chine prise entre les États-Unis et la Russie, n'est-ce pas là le meilleur scénario pour rééquilibrer les forces mondiales ? Du point de vue américain, mais pas seulement. Que peuvent offrir les États européens aux États-Unis comparativement à la Russie ? Des capitaux ? Ils les prennent sans les demander. Ce qu'apporterait la Russie ? Des matières premières et des conflits en moins. Que gagnerait la Russie ? Un tel renversement d'alliances lui permettrait de faire contrepoids à la Chine, d'échapper à une supposée vassalisation chinoise. On serait en présence d'une duplication de la stratégie appliquée à l'Inde, reproduite avec la Russie. Se négociera alors entre USA et la Russie se ce qu'il faut à cette dernière pour rejoindre la famille européenne et se soustraire à l'emprise chinoise.

En somme pour les USA, il ne s'agit plus de protéger l'Occident du communisme soviétique, non plus d'un autre communisme, celui aux caractéristiques chinoises, mais de la puissance productive chinoise et asiatique. Il ne s'agit plus de protéger l'Europe de la menace russe, mais de la menace chinoise, de la productivité asiatique. Et l'allié le plus précieux devient la Russie eurasienne, autrement dit européenne à la profondeur asiatique. La Chine encadrée par l'Inde d'un côté et par la Russie d'un autre, les USA peuvent-ils faire plus beau rêve ?

Scénario que les Européens ne semblent pas du tout envisager tant ils restent fixés sur l'ennemi russe, l'agresseur russe. On peut comprendre une telle fixation. Comme ils ont l'habitude de dire comment les choses vont à leur place, plutôt que comme ils vont avec les choses, ils se sentent trahis par les Américains plutôt que par le cours des choses. Ce qui est d'abord ressenti, c'est le retournement de la position américaine, mais pas celui du cours des choses, la déchéance auprès de l'allié américain. La Russie passe avant eux. Dans un réaménagement des rapports de forces européennes et américaines, ils ressentent une fracture, là où il n'y a qu'un réajustement plutôt en faveur de l'Europe qu'en sa défaveur. Réaménagement qui fera souffrir l'amour-propre de certains pays pendant un certain temps.

En fait il s'agit d'accepter un nouveau cours du monde et d'en tirer parti. Que les capitaux américains se dirigent vers l'Inde et la Russie et ceux européens vers les USA, n'est une mauvaise nouvelle qu'en apparence. Dans un tel mouvement, les capitaux européens peuvent trouver leur place. Rien n'est joué à priori et ce n'est pas Donald Trump qui est imprévisible, mais le cours des choses. On n'avait pas prévu de « rival systémique ».

Avec leur dépendance structurelle à l'égard de l'Amérique, les Européens ne pourront jamais assurer leur défense aérienne. C'est là une chasse gardée des producteurs globaux. Dans la compétition avec la Chine, les États européens ne veulent pas admettre que l'Europe ne peut pas être à la hauteur de ces deux géants de la compétition technologique, qu'elle ne peut se mettre qu'à côté, sinon à la remorque, de l'Amérique pour préserver sa position dans le monde. Les États-Unis ne visent pas à rompre leur alliance avec l'Europe, ils veulent l'élargir à la Russie, établir une nouvelle hiérarchie. Les États européens s'accrochent à une rhétorique idéologique qui pourtant se délite. Un État démocratique peut devenir autoritaire et inversement. On voit beaucoup de barrages idéologiques et de « ceintures sanitaires » céder. Ils ne veulent pas réintégrer la Russie parmi eux, redoutant les effets d'une paix durable avec la Russie, sur leur classement européen et mondial. Il est clair que l'Angleterre et la France en ressentent les premières les effets. Pour l'Allemagne, les opportunités peuvent être plus intéressantes, elle ne craint pas la Russie. Mais elle devra patienter pour que cela soit reconnu. Elle seule est en mesure d'être stimulée par la réintégration de la Russie dans le jeu européen. On peut imaginer qu'au « moteur franco-allemand » se substituera un « moteur russo-allemand » bien plus puissant. On peut aussi imaginer, une meilleure intégration européenne entre le nord et le sud, l'est et l'ouest. Pour nombre de pays européens, une telle réintégration permettrait un multi-alignement plus aisé. Cela leur permettrait de se soustraire à des rapports de vassalisation trop contraignants. Avec l'impérialisation du monde c'est le principe du tout marché qu'on abandonne.

L'union européenne à contre-courant

Dans une telle perspective, l'«indépendance stratégique» de l'Europe avancée comme étendard par les va-t-en guerre, l'augmentation des dépenses militaires, tout cela ne peut constituer qu'un surcoût mondial multipliant les crises sociales. Les sociétés européennes commencent à le comprendre. Alors qu'avec une nouvelle complémentarité avec la Russie et l'Amérique, la compétition avec la Chine pourrait bénéficier de davantage de ressources et pourrait être moins tendue. Ce que l'on peut appeler un processus d'impérialisation tendant vers la paix plutôt que vers la guerre. Les ressources mondiales étant en relative baisse du point de vue des besoins, c'est par un tel processus que peut se réaliser une utilisation optimale. Avec la polarisation du marché du travail mondial, la croissance des secteurs non intensifs en main d'œuvre, l'accès aux différents marchés ne peut plus être libre. Le tout marché apparait comme une fiction toxique.

L'Europe est embourbée dans les divisions d'une autre ère, elle reste enfoncée dans le néocolonialisme et attachée à une compétition qui ne concernerait que l'Occident à l'exclusion de la Russie. L'Angleterre et la France pressentent un certain déclassement avec l'émergence de l'Asie et l'avènement d'une alliance entre la Russie et l'Amérique pour y faire face. L'Allemagne qui parle d'indépendance jouera de sa polysémie. Que veut dire indépendant dans un monde interdépendant, pour un pays dont la puissance tient dans ses exportations ? Avec l'émergence de l'Asie, de la Chine et de l'Inde en particulier, la compétition mondiale pourrait se structurer autour de trois pôles, avec un pôle européen sous leadership allemand.

Sans un pôle européen comprenant la Russie, les États-Unis seraient vite dépassés par la Chine, l'Occident par l'Asie. Donald Trump ne parle pas de faire du Canada un 51e État des États-Unis pour provoquer seulement. Il imagine et fait pressentir les conditions dans lesquelles la compétition mondiale va s'engager. Il s'agit d'engager une compétition avec la Chine qui produit plus d'ingénieurs que le reste du monde. D'une Asie dont le marché va dominer le marché mondial. Une nouvelle configuration des rapports de forces se met en place autour de ses deux pôles. Un second pôle occidental face à la Chine ferait la part belle à la Russie. La crainte américaine à l'égard de la Chine est bien plus grande que sa crainte dans une Europe élargie à la Russie. Quoique l'on puisse penser encore, son objectif n'est plus de diviser l'Europe, mais de l'unir contre la Chine. Cette crainte a supplanté celle ancienne d'une Europe allemande. L'Allemagne indépendante des USA ? Moins dépendante grâce à la Russie certainement, mais toujours à cheval et toujours pourvoyeuse de biens d'équipements. C'est l'Allemagne qui a le plus intérêt à la paix, après avoir souffert de l'unilatéralisme américain. Elle retrouvera sa place au centre de l'Europe en se défaisant de la proximité française. Non pas donc indépendante, non pas faible de ses interdépendances, mais puissante de celles-ci. La France elle a beaucoup à perdre. Elle perdra sa relation privilégiée avec l'Allemagne, après avoir perdu sa relation avec l'Afrique. Elle sera probablement poussée à demander davantage à la francophonie, mais s'en donnera-t-elle les moyens ?

Ce n'est plus la Russie qu'il faut cantonner, c'est la Chine. Ce n'est plus la Russie qu'il faut sanctionner, c'est ses ressources qu'il faut récupérer pour l'Occident.

Une telle stratégie aurait de quoi inquiéter la Chine, pourrait-on penser. Pas nécessairement. La Chine est un gros consommateur de ressources, il importe pour elle, que ces ressources ne soient pas gaspillées par la guerre. Elle pourrait entrer en résonance avec ce mouvement occidental. Comme il a été déjà soutenu, la brutalisation des relations internationales s'origine dans un déni de réalité du réel rapport entre les forces. Une force refuse de reconnaître une autre force, refuse de lui faire de la place et s'efforce de la détruire devant l'insistance à exister de la force niée. Une guerre contre la Chine aurait pour justificatif d'empêcher son développement menaçant, de tuer son développement dans l'œuf. Dans la réalité du monde actuel, un tel effondrement affecterait jusqu'à l'agresseur. Dans la réalité du monde actuel, la Chine peut apporter plus qu'elle n'en prendrait. C'est son tour.

Brutalisation de l'Europe

Les États européens refusent d'être des États-Unis européens, ils veulent être allemands, anglais, français, etc., ils ne veulent pas d'État fédéral. L'Europe navigue à contre-courant. Elle vise un objectif qui appartient au passé et non au futur. Le monde qui s'impérialise se brutalise, précisément parce que les élites dirigeantes occidentales vont à contre-courant. L'Europe parle d'investir dans la défense au moment où la croissance n'en donne pas les moyens. L'Amérique se détache de l'Europe non pour renier son alliance, comme il est souvent affirmé, mais pour leur en demander plus dans la compétition avec la Chine. On ne fracture pas l'Occident, on resserre ses liens, en réduisant la liberté de ses individus. Les États-Unis brutalisent l'Europe parce qu'ils ont besoin des ressources de l'Europe pour rester sur la frontière technologique, pour assurer la sécurité de l'Occident. Ils ne veulent plus que le pouvoir d'achat américain prenne en compte celui européen. La baisse du pouvoir d'achat ne commencera pas chez le plus puissant. Il n'y aura pas de garanties de sécurité pour l'Europe sans l'Amérique, il n'y aura pas de protection américaine sans un soutien plus ferme de l'Europe. Il faut désormais consentir à payer davantage, à consommer moins. C'est cela le mouvement d'impérialisation, un plus grand alignement de l'Europe sur les États-Unis qu'exige l'exacerbation de la compétition mondiale et le partage du pouvoir d'achat avec l'Asie. L'Europe devra dépenser davantage pour sa défense, mais plus concrètement, mieux acheter américain et mieux accepter une réduction du pouvoir d'achat des consommateurs, parce qu'il faudra faire plus d'effort pour préserver la suprématie aérienne et maritime américaine et assurer la transition énergétique. L'Amérique dépensera pour la défense de l'Occident en défendant sa suprématie technologique. L'Europe devra donc dépenser plus pour la défense de l'Occident, défense qui ne va pas sans la défense du pouvoir des États-Unis. Défense de leur pouvoir d'achat et de son pouvoir militaire.

La démocratie est un luxe qui coûte de plus en plus cher, les sociétés démocratiques rêvent de davantage de libertés qu'elles n'en ont les moyens. Les sociétés européennes, engoncées dans la consommation, redoutent la guerre que leurs élites préparent. La guerre en Ukraine les prépare à une réduction de leur pouvoir d'achat. Les élites européennes peuvent défendre la guerre, c'est ici une guerre pour la démocratie. La démocratie n'étant pas supposée accepter de baisse du pouvoir d'achat. Trump leur retire ce moyen, ce n'est pas là la contribution qu'il attend de l'Europe. Ce n'est pas d'une guerre idéologique dont il a besoin, il s'embarrasse peu, du reste, de droits humains, mais se soucie de ressources sonnantes et trébuchantes. Elles doivent encore faire semblant de rester attachées à la démocratie en partant en guerre, tout en piétinant les droits humains des migrants, pour faire accepter une réduction du pouvoir d'achat. Les élites et leur société sont habituées à se battre pour la démocratie, contre le totalitarisme, la guerre vient à propos pour faire accepter ce que l'on n'accepterait pas sans elle. Les élites financières ont besoin de l'extrême-droite qui les aide dans cette tâche inavouable en démocratie.

Pourquoi une telle brutalisation des relations internationales ? À cause du déni de réalité. Du déni du nécessaire partage du pouvoir d'achat mondial, du nouveau rapport de forces dans la production mondiale. Alors que la faiblesse s'étend partout, les élites veulent faire passer celle-ci pour de la puissance.

Coopération et/ou compétition des empires ?

Si donc les États-Unis se proposent d'aligner davantage l'Europe en associant la Russie, que se proposeront-ils de faire avec le camp non-occidental, avec le Sud global ? Réunir un Occident comprenant la Russie, à ce premier objectif, faudra-t-il ajouter un second qui irait avec : désunir l'Asie et le Sud global ? Notre hypothèse fait la part belle à l'Occident. C'est que le processus d'empirisation apparait plus net pour l'Occident avec une éventuelle bipolarisation européenne et américaine. Il n'est pas du tout aussi net pour le Sud Global étant donné les divisions qu'il présente. Il ne faut pourtant pas sous-estimer les effets sur le Sud Global d'une réorganisation du mode occidental.

Il faudra alors regarder du côté des dispositions du Sud global, déjà suffisamment divisé. Le Maroc s'est déjà mis dans le sillage des États-Unis, il s'est attaché au wagon israélien. Il participe de l'effort de guerre. Le multi-alignement semble être mis de ce point de vue à rude épreuve. Comme semblent le montrer les États-Unis avec leurs proches. Pourtant, il faut s'attendre à une stabilisation assez rapide des rapports de forces en Occident. Si le monde occidental encourage la division des autres afin de réduire les forces du rival chinois, il risque de déclencher une réaction contraire. Mais dans le nouveau désordre du monde qu'il provoquerait, il est difficile de prévoir ce qui l'emportera, l'action occidentale ou la réaction non occidentale.

L'intérêt des empires tient précisément en ce qu'ils peuvent apporter d'ordre au monde. Leur formation peut avoir lieu au cours d'une certaine guerre froide. L'intérêt d'un empire américain n'est pas d'empêcher la formation d'autres empires, mais de trouver sa place parmi ces empires. Pour se stabiliser, il pourra avoir besoin du désordre du camp adverse, mais une fois stabilisé, il ne pourra se maintenir que dans un monde stable. La compétition entre les empires sans leur coopération ne ferait pas un monde stable. On peut admettre que le plan américain tel que nous l'avons supposé s'inscrit assez bien dans le cours des choses, mais des choses cachées peuvent faire leur apparition, s'il n'envisageait que son seul intérêt et pas celui du monde. L'Inde et la Chine sont des civilisations profondes et distinctes, le Japon, la Corée du Sud sont séparés de la Chine par l'histoire récente, il n'est pas sûr que leurs divisions les soumettront à un plan américain qui viserait seulement à les opposer. Une fois qu'un tel plan américain serait perçu, qu'elle serait leur réaction ? Il est de l'intérêt des pays d'Asie de bénéficier de l'appui américain pour se soustraire ou modérer leur vassalisation à la Chine, mais pas celui de devenir les vassaux des États-Unis.

La prise de conscience que seule une coopétition réglée est bénéfique au monde, peut arriver au moment où la compétition débridée laisse entrevoir ses conséquences.

Notes

1 . George Yeo. On bonsai, banyan and the tao, chap 84. China in a Multipolar World / edited by Asad-ul Iqbal Latif and Lee Huay Leng. Singapore 2015. Non traduit en français. George Yong-Boon Yeo, est un ancien homme politique de Singapour. Il siégea au gouvernement de 1991 à 2011 à la tête de différents ministères dont celui des affaires étrangères. Il est désormais dirigeant d'une entreprise hong-kongaise. Source Wikipedia.

2 . Le piège de Thucydide est la stratégie, en relations internationales, par laquelle une puissance dominante entre en guerre avec une puissance émergente dont elle craint la montée en puissance.