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![]() ![]() ![]() ![]() Les «multiples insignifiances»
du quotidien (Lefebvre, 1968) refoulent à la marge les attentes et les
incertitudes des personnes anonymes (lenteur pour subir une opération
chirurgicale, attente pour obtenir un logement, pannes de téléphone,
d'internet, coupure d'eau, irrégularités temporelles des différents modes de
transport public, etc.). L'attente s'insinue «naturellement» dans la majorité
des dispositifs institutionnels. Elle se présente comme une norme de
fonctionnement «inéluctable», privilégiant souvent le registre religieux («Allahralab») pour justifier la nécessité d'un ordre
temporel qui n'en n'est pas moins vital pour attribuer une visibilité sociale à
«mon» espace de pouvoir.
Les différents acteurs institutionnels ne peuvent pas se passer de l'attente. Elle s'impose comme une modalité de pouvoir au cœur de leurs activités administratives et routinières. Celles-ci effacent toute possibilité d'agencer autrement l'organisation du travail. Le pouvoir acquiert profondément ses habitudes pour privilégier une relation sociale asymétrique. Même le discours paternaliste et doucereux n'y échappe pas («soyez raisonnable, Hadj, patientez. Vous êtes assez grand pour comprendre que l'ordre est important»). Des patients de l'administration Cette sentence récurrente «Patientez» est principalement destinée aux personnes orphelines de tout capital relationnel. L'attente, nous dit Bourdieu (2003), «est une des manières privilégiées d'éprouver le pouvoir». Elle construit des patients de l'administration. Celle-ci a la possibilité d'initier, de renforcer et de dicter les règles tacites ou explicites pour organiser l'attente, n'hésitant pas à impliquer les patients dans le déploiement de l'ordre de passage des personnes. Dans certaines institutions, une feuille est mise à leur disposition pour inscrire leurs noms et leur prénoms selon l'ordre d'arrivée, établissant eux-mêmes un ordre temporel hiérarchisé. Ainsi, l'institution peut se désengager de la régulation des entrées des personnes. La domestication de la «patience» relève ainsi des usagers. Le couple ordre-désordre et les tensions y afférentes, s'extériorisent du fonctionnement interne de l'institution. Les personnes sont conduites à intérioriser l'attente comme une discipline qui doit faire partie intégrante de l'ordre administratif. Une temporalité stratifiée L'attente est un processus pertinent pouvant être appréhendé dans la perspective de la sociologie du quotidien (Mebtoul, 2018). Celle-ci montre que la routine et l'ordinaire n'effacent pas les tensions larvées ou silencieuses de celles ou de ceux dépourvus de tout soutien relationnel. Le corps social (Mebtoul, 2023) est aussi un langage : le visage sombre, des mains tremblantes, une colère rentrée, des signes de nervosité toujours vivaces qu'il est possible d'observer quand le ou la patiente se lève constamment de sa chaise pour s'inquiéter de son ordre de passage, etc. Le silence est aussi mis en scène pour ne pas perdre la face (Goffman, 1973) durant sa rencontre avec les autres; où rien ne semble apparemment se passer sauf à occulter les rapports de pouvoir pernicieux qui s'appuient précisément sur une temporalité stratifiée, intégrant le jeu social des acteurs de l'institution. La puissance de la normalisation de l'attente s'ancre dans «des espaces et des lieux qui sont le produit de l'histoire, des rapports de pouvoir, des systèmes politiques qui leur préexistent autant qu'ils produisent au moins une infime partie des changements sociaux, y compris par résistance» (Deschamps, Morovich, 2021). Le temps social est une construction différenciée selon les patients et les «puissants». «Prendre le temps» est la posture de celui qui est de l'autre côté du guichet, assis confortablement, lisant et traitant le dossier qui lui a été présenté par la personne. «Le temps est long». Allez vous asseoir»! disait un agent à propos d'un patient étiqueté «d'impatient» et de «nerveux». Le temps est pourtant sacralisé pour les patients confrontés à une quotidienneté stressante. C'est un temps aléatoire et incertain, capté en raison des contraintes du transport et de la charge de travail physique et mentale de la femme plongée dans l'engrenage du travail domestique (Mebtoul, 2020). Murmures et chuchotements Pour la majorité des personnes observées dans les salles d'attente des structures de soins, il semble plus «sage» d'enfouir ses ressentiments, pour adopter une posture apparemment docile et respectueuse vis-à-vis de l'agent médical. Les patients s'expriment subtilement à partir de chuchotements et de murmures à l'intention de leurs voisins ayant pris place à leurs côtés dans la salle d'attente. Ceux-ci acquiescent par un hochement de tête pour signifier leur exaspération face à la domination temporelle. Les postures discrètes des personnes n'interdisent pas des coups de gueule dans les salles d'accueil quand l'attente devient insupportable (retard du responsable, banalisation visible du piston, des dossiers qui errent d'un service à un autre sans aucune réponse pendant des mois d'attente). Le silence a toujours un sens. Il n'efface pas la réflexivité des personnes anonymes sans soutien relationnel. Celles-ci n'en pensent pas moins Il s'agit de privilégier le détour (Balandier, 1985) pour contester subtilement et entre soi l'arbitraire du bon vouloir des administrations (Reveillere et Chauvin, 2023). Une intimité cognitive L'expérience de l'attente indique une autre face plus conviviale. Elle se traduit par une intimité cognitive mise en exergue par celles et ceux qui ont le privilège de connaître un agent administratif. «Connaître» est un verbe magique et prodigieux. Il a la faculté d'ouvrir les portes souvent fermées de certains responsables des institutions. Les champs du possible se multiplient. Les réunions et les coups de téléphone s'éclipsent ou sont reportés ultérieurement pour recevoir en priorité l'ami en question. Les contingences et les contraintes quotidiennes ne sont plus paradoxalement urgentes. Elles peuvent donc attendre Les personnes vulnérables, sans aucune accointance, sont priées de patienter ou de revenir à une date ultérieure L'interaction de proximité est une forme d'exclusion de l'Autre qui continue d'attendre, même si sa dignité lui semble bafouée. «Pour qui se prennent-ils pour se permettre de passer avant nous. Moi aussi, j'existe» (Mebtoul, 2018). La violence de la bureaucratie difforme La bureaucratie difforme est violente (Graeber, 2015). La violence symbolique consiste à s'octroyer de façon arbitraire le pouvoir discrétionnaire dans la mise en œuvre des règles. Celles-ci peuvent être «strictes» pour les patients anonymes, et flottantes et labiles pour les patients privilégiés. Les mots s'entrechoquent de façon contrastée et différenciée, s'opposant nettement pour nous indiquer la prégnance de patients pluriels : «Attendez ! Revenez demain !» «Le responsable est en réunion». Le jeu entre les règles peut être observé dans la métamorphose du corps et de la parole de l'agent face aux patients protégés : les mains de ce dernier se lèvent avec enthousiasme pour souhaiter la bienvenue à son ami : «Je t'attendais avec impatience. Rentre dans mon bureau, nous allons discuter un peu» (Mebtoul, 2018). L'attente est sélective. Des politiques de l'attente se constituent dans la société. Celles-ci creusent les inégalités sociales. La violence se manifeste aussi dans les promesses rhétoriques : «Ratik! On va réparer la panne de téléphone rapidement. Patientez. On viendra chez vous». Attente. Patience. Toujours rien. La réponse de l'agent est cinglante et paternaliste. «Patientez. Nous travaillons durement pour vous faire plaisir». L'attente met au jour les multiples jeux de transgression, de bifurcation, les tactiques de connivence («Tiens et donne») et les silences pesants, attestant de la prégnance des micro-pouvoirs. Ils s'ancrent profondément dans la société. («Moi, je t'arrange ton affaire. Ne t'inquiète pas». La multiplication des «zones d'incertitude» (Crozier, 1963) sont des espaces de pouvoirs électifs à l'origine de la défiance, du désenchantement et de la contreviolence des personnes, face à la persistance de la «hogra» (Mebtoul, 1997). L'alternative «efficace», imaginée par les agents sociaux, est de s'engouffrer dans les réseaux relationnels. Il s'agit d'acquérir le capital social pour zigzaguer aisément dans les différentes institutions bureaucratiques lourdes, centralisées et opaques. |
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