|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
L'expérience,
mais toute l'expérience disait William James[1]. Notre
expérience individuelle, mais aussi celle du monde dans son en semble, sont
multiples et intercon nectées. Que comprend notre expérience du monde et
comment se comprend elle et est comprise ? Lorsque nous abordons un sujet, nous
avons tendance à l'isoler, comme si nous étions seuls au monde. Le Tout
l'ensemble des dynamiques globales est toujours présent à la partie, en elle
et hors d'elle, même si nos sens ne le perçoivent pas directement. On incline
ainsi à l'oublier. On prend ce qui est à notre mesure, on oublie nos limites.
Si donc la présence du Tout n'est pas donné à nos
sens, mais est toujours là, pour ne pas l'ignorer, nous devons le rendre
présent. Nous avons inventé de nombreux prolongements à nos sens pour étendre
notre expérience, de nombreux outils et dispositifs, l'intelligence
artificielle prolonge notre cerveau et se substitue à lui pour étendre notre
expérience du monde. Nous bougeons dans un monde qui bouge quoiqu'il n'en ait
pas l'air. Pour comprendre notre place dans ce monde en mouvement, nous devons
nous efforcer de ne pas isoler la partie du Tout, car c'est en lui que nous
trouvons le sens de notre existence. Si nous allons dans une autre direction
que la sienne, à contre-courant de ces dynamiques globales, nous gaspillons
notre énergie, nous nous affaiblissons.
Le déséquilibre démographique et ses conséquences Nous ne faisons pas suffisamment attention à une vague qui touche le monde entier et qui cause un déséquilibre fondamental, celui démographique. Ce phénomène dépasse les frontières nationales et oppose le Sud, en pleine explosion démographique, au Nord, où la population vieillit et décline. En Israël, par exemple, l'incapacité à intégrer et assimiler la population palestinienne, dont la croissance démographique est forte, pousse l'État juif à envisager des solutions extrêmes, comme le refoulement et le nettoyage ethnique. Cette stratégie, qui consiste à cantonner puis à expulser, progresse avec la tolérance internationale. Ce phénomène n'est pas limité à Israël. Aux États-Unis, en France, et dans d'autres pays du Nord, on observe des tensions similaires, bien que d'une autre intensité. La demande sociale du Sud ne trouvant plus son offre chez elle, va la chercher au Nord. Les marchandises ne parvenant plus au Sud, les populations du Sud vont les chercher au Nord. Mais le Nord ayant offert ses marchandises au Sud en échange de ses ressources naturelles, mais non en échange de son travail, n'ayant pas accepté que le travail du Sud se substitue au sien, il ne peut accepter chez lui les migrants que pour les emplois dont il manque ou ne veut plus. Il n'est toujours pas question de substituer du travail du Sud au travail du Nord. Le Nord ne peut accepter de voir s'inverser la dynamique de substitution du travail (du Nord au travail du Sud) qu'il a mis en place. Et pourtant, pour le Sud, l'heure est à un tel mouvement. L'offre du Nord ne pouvant plus répondre à la demande du Sud et ne pouvant absorber les vagues de migrants, la crainte d'une submersion des autochtones par des populations étrangères fait surface. Submersion du Nord par le Sud ou inversion du mouvement de substitution du travail vivant au travail mort, du travail du Nord par le travail du Sud, telle semble être la seule alternative. La division internationale du travail Au cœur de ce déséquilibre démographique mondial est le moteur de la répartition du pouvoir d'acheter et de vendre. Le pouvoir de produire et de consommer est disjoint du pouvoir de procréer. La puissance productive et de consommation se concentre au Nord de la planète et la puissance de procréer, en même temps que l'impuissance de produire puis de consommer, au Sud. La puissance productive et le pouvoir de procréer suivent des mouvements inverses, quand l'une croît, l'autre décroît. Fortes production et densité de non humains au Nord et fortes production et densité d'humains au Sud. Les non humains se substituant aux humains et les entretenant au Nord, se substituant au travail des humains sans les servir au Sud. Le Sud est attaché à la consommation d'une production dont il n'arrive pas à se détacher quoique n'étant pas la sienne. Au cœur de la disjonction de la puissance productive de la puissance de procréer, de la puissance de production de non humains et de la puissance de production d'humains, le pouvoir des femmes. Contrairement au Sud, au Nord, le pouvoir des femmes n'est plus dans la famille, le nombre d'enfants et le travail domestique et agricole, mais dans un travail qualifié indifférent au sexe. Les femmes palestiniennes et les femmes du Sahel ont de nombreux enfants parce qu'elles savent que tous ne survivront pas, et que sans ces enfants, elles sont sans ressources et sans pouvoir. Les femmes du Nord, elles disposent de nombreux esclaves mécaniques et de nombreux travailleurs à leur service. Le Nord s'est fabriqué et attaché des esclaves mécaniques puissants, qu'il peut envoyer maintenant à la guerre à la place des humains, alors que le Sud, lui, voudrait s'attacher des esclaves dont il n'est pas le maître. Il a délaissé sa production, a attaché sa consommation à la production du Nord, il s'arme d'armes ennemies. Le fait que les femmes du Sud soient réduites au travail domestique, n'est que secondairement une question d'égalité des sexes, mais d'abord une question de répartition du travail mondial, un effet de la division internationale du travail. Renverser la priorité, c'est ne pas être en mesure de renverser la division internationale du travail qui en est la cause première. On a suscité dans les pays du Sud la consommation des produits industriels du Nord pour obtenir des pays du Sud leurs ressources naturelles. La femme algérienne associe sa liberté à la possession d'un véhicule importé. La santé des populations du Sud s'est améliorée, sa croissance démographique s'en est trouvée accélérée, mais pas sa puissance productive. En d'autres termes, la seule consommation productive autorisée par la division internationale du travail, coloniale et postcoloniale, dans le Sud est celle de la production démographique : consommer on travaillera et produira pour vous. Pourquoi les conséquences d'une telle division internationale du travail sont-elles mises sous le boisseau au moment où la croissance se dérobe ? Pourquoi refuser l'inversion au mouvement de substitution du travail vivant par le travail mort, refuser au travail vivant du Sud de se substituer au travail mort du Nord ? Israël et les tensions régionales Ce qui arrive en Israël n'a pas son origine en Israël, mais dans le monde. L'irruption a lieu en Israël, mais la lame de fond est mondiale. Israël est à la pointe des problèmes de l'Occident, il ne faut donc pas s'étonner d'une identification des Occidentaux avec Israël. Ils affrontent les mêmes problèmes. Un échec pour Israël équivaudrait à un échec pour l'Occident. Une déportation des populations palestiniennes faciliterait celle d'autres populations, ailleurs dans le monde. Israël visait un nettoyage ethnique progressif. En encourageant la formation du Hamas pour ensuite le combattre, Israël a créé un ennemi qui justifie sa politique sécuritaire et renforce ses liens avec l'Occident. Il cantonne sans déclarer son objectif stratégique qui n'a pas besoin d'être dit dans un contexte non réceptif. Donald Trump, le décomplexé, arrive à son tour. Ce qui se passe en Israël est déjà arrivé en Algérie. Sauf que les esclaves mécaniques n'avaient pas encore remplacé le travail humain au point actuel. L'extermination ne pouvait avoir lieu. Quand on remet Israël dans le cours du monde, le lien qu'il y a entre Israël et la France apparaît moins ténu, il explique la tension entre l'Algérie et le Maroc. Que le monde puisse accepter le refoulement des Palestiniens en Jordanie et en Egypte et la voie sera ouverte pour refouler violemment les migrants. Ils meurent déjà en mer sans qu'on les y jette. Cela pourrait changer. Nous avons tort de persévérer dans l'ignorance d'une telle éventualité, d'ignorer l'effort drastique qui sera demandé aux sociétés du Sud. Se réclamer du droit international au moment où ceux qui l'ont fondé et pouvaient le défendre s'y soustraient est simple rhétorique. La décroissance va prendre une allure violente, chacun s'efforçant de reporter sur l'autre les effets désagréables. Le monde sous son couvert moderne est resté foncièrement esclavagiste, il n'a cessé de produire des esclaves mécaniques pour les substituer aux humains. Il est temps pour les sociétés du Sud d'envisager de consommer ce qu'elles produisent. Consommer ce que l'on produit, quelle joie considérable peut en naître ! L'imagination d'aujourd'hui est d'une telle richesse ! Le monde est destiné à moins consommer, mais pas les populations du Sud ; consommer plus, mais pas la production du Nord. Elles doivent produire et consommer autrement, quel travail de création ! Trump veut aller plus vite, il dévoile l'objectif stratégique d'Israël, il soulève l'indignation mondiale, mais celle-ci pourra-t-elle stopper Israël. L'indignation n'a jamais suffi, il faut s'en référer à l'état du monde, à ses propensions. L'Occident ne veut pas envisager sérieusement la décroissance, il reste dans le déni, la compétition pour la croissance reste à l'ordre du jour et donc la propension à se décharger sur les plus faibles. De la décroissance forcée pour ces derniers et des tentatives de préservation de l'emploi et du pouvoir d'achat pour les plus puissants. Encore que pour ces derniers, préserver simultanément l'emploi et le pouvoir d'achat risquent de se révéler un vieux rêve. Il sera seulement possible de freiner la décroissance pour permettre de s'adapter avec moins de peine. Au Sud par contre, la croissance est nécessaire et possible, à condition qu'il cesse de mimer le Nord. Le Sud doit s'auto-centrer, envisager autrement le monde, des humains et non-humains. Le rôle des États-Unis et de Donald Trump Le scénario catastrophe d'un choc des empires ne me paraît pas le plus probable. Les vagues d'indignation que le président américain provoque ne sont que des armes de négociation, il ne s'y attache que parce qu'elles lui permettent de prendre l'initiative et espérer la garder. Le président se désintéresse-t-il d'une plus grande soumission d'Israël et d'une plus grande pacification du Moyen-Orient ? Cela lui permettrait de mieux faire face à la Chine. Une telle volonté se laisse entrevoir dans ses rapports avec la Russie et l'Europe. Il ne peut du reste se comporter avec Israël de la même manière qu'avec ses autres alliés qu'il ne ménage pas. Je ne sais pas si l'on peut prêter une telle vision stratégique au président américain avec l'intention d'obéir au cours des choses ou de vouloir lui dicter ses volontés arbitraires. Les occidentaux au contraire des Chinois ont tendance à identifier le cours des choses à leur volonté. En anticipant l'objectif stratégique d'Israël, cela lui permet de contenir son allié, de lui enlever l'initiative. Les Américains ont les moyens de dicter leur volonté aux Israéliens, mais ils voudront le faire sans résistance. Il s'agira seulement de faire rentrer un vassal dans le rang. En prenant appui sur l'Arabie saoudite et l'Egypte et d'autres encore, il contiendrait Israël, sans s'opposer eux-mêmes à Israël. Il pourrait ainsi après avoir dévoilé les intentions d'extrême-droite d'Israël et connu les intentions des autres parties prenantes se repositionner. Nombreux sont les Occidentaux qui comprennent que l'empire américain a besoin de discipliner ses vassaux s'il entend préserver l'hégémonie occidentale. La victoire emportée par le Hamas n'est pas à son avantage, elle l'est cependant à l'avantage du monde. Malgré son échec militaire, il a interrompu le processus de rapprochement de l'Arabie Saoudite et d'Israël. Une victoire militaire sans victoire politique, n'en est pas une. Israël ne sera pas la puissance régionale. La destruction de l'axe de la résistance peut s'avérer moins une solution qu'un problème : il n'a plus la menace iranienne comme prétexte. Il ne pourra plus dire, quant à la configuration du nouveau Moyen-Orient, c'est moi ou l'Iran. Israël est le danger pour la sécurité internationale, pas l'Iran. La société israélienne n'a pas résisté à l'impatience de son extrême droite, Israël a révélé trop tôt ses ambitions, sa manière de vouloir faire puissance. Il désintègre au lieu d'intégrer. Dans la logique israélienne avoir triomphé du Hamas et du Hizbollah n'a de signification que par rapport à tout le dispositif militaire iranien. Frapper l'Iran devait être sa prochaine attaque, détruire ses installations nucléaires, renvoyer l'Iran à l'âge de pierre. Ensuite pourrait-il espérer irradier sur toute la zone. Le monde occidental est certes sous la tentation de l'hybris et ne veut pas consentir au nouveau cours du monde, mais mettre le Moyen-Orient sens dessus-dessous causerait un désordre mondial insupportable. Israël est dans le mur. L'Occident veut des guerres circonscrites où il peut expérimenter ses nouvelles armes et les vendre. Le monde a fort à faire en ce XXI° siècle. Conclusion : Vers quel ordre mondial ? L'ordre mondial issu des traités de Westphalie entre les princes européens a abouti à la formation de nations propriétaires des moyens de production et de nations prolétaires. La constante substitution du travail mort au travail vivant dans la dynamique d'accumulation a polarisé le monde en concentrant le travail mort au Nord et le travail vivant au Sud. La déséquilibre démographique actuel a tendance à s'aggraver avec la décroissance. Les populations du Sud perdent leurs élites et capitaux. Comment le monde parviendra-t-il à se défaire de ce déséquilibre mondial sans détruire le travail vivant excédentaire ? Ce n'est pas du monde des propriétaires que viendra la solution pacifique à ce déséquilibre. Mais une autre organisation des sociétés du Sud qui leur permettra de se détacher de la production du Nord et de mieux négocier leur rapport au Nord. Une certaine impérialisation du monde est en cours autour des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie. Impérialisation qui, si elle est laissée à ces seules puissances, risque de se traduire par leur confrontation violente hors de chez elles. Un nouvel ordre mondial est possible avec une coopération de ces trois puissances, le désordre avec leur non coopération. Construire une Afrique qui négocie et internalise leur coopération est sans doute la bonne voie. [1] William James (1842-1910), psychologue et philosophe américain, leader du mouvement connu sous le nom de pragmatisme. |
|