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Cynisme et analyse transactionnelle: Dieu joue avec le monde

par Abdelhak Benelhadj

« On fit le monde en six jours, comme prévu ; on reposa le septième jour et, le huitième jour, on créa Dieu. Tout le monde se trouva bien ennuyé parce qu'on ne savait pas quoi en faire. Puis quelqu'un se leva et dit : ‘Si on le donnait aux Terriens ? Ils lui trouveront bien un emploi'. Et il en fut ainsi. » Jacques Steinberg, « Futurs sans avenirs. » Editions R. Laffont, 1971.

C onformément à sa réputation, D. Trump est entré en scène avec le fracas attendu. Espéré par les uns, redouté par d'autres. Un éléphant « imprévisible » dans un magasin de porcelaine. Personne ne sera déçu. Le spectacle est à la dimension du personnage, de ses milliards et des mythes entourant cette nation si jalouse de sa singulière différence. Dès son intronisation, les décisions trumpiennes unilatérales pleuvent sur le monde.

Cela commence par l'annexion du Canada, du Groenland et du canal de Panama qui se retire des « Nouvelles routes de la soie » chinoises. En un décret, il modifie la carte de géographie du pays et met la main sur le golfe du Mexique, baptisé très vite « Golfe d'Amérique ». Même Google a aussitôt changé ses cartes.

Personne n'échappe à la tornade Trump : les migrants colombiens et vénézuéliens, la Palestine dont il déclare le 04 février vouloir prendre le contrôle pour la transformer en « Côte d'Azur du Moyen-Orient ». Le retrait du Conseil onusien des Droits de l'Homme, l'OMS, UNRWA (l'agence onusienne pour les réfugiés palestiniens) à laquelle il avait déjà coupé les financements, les menaces de sanctions contre la CPI, contre les BRICS s'ils s'avisaient de se débarrasser du dollar, contre l'Arabie Saoudite pour l'obliger à augmenter sa production de pétrole et à en faire baisser le prix, démantèlement de l'USAID…

Naturellement, toutes ces décisions ne sont pas de même importance. Il s'agit surtout de premières annonces, de premières mises sur le tapis.

Pour voir…

Le prédateur attend la réaction de la proie avant d'avancer de nouvelles annonces et de choisir un autre biais d'attaque. Par exemple, l'augmentation des taxes douanières sur le Canada et le Mexique a été reportée. S'ouvre une nouvelle phase du jeu dont raffole Trump : « Je récupère ma mise et, maintenant, je vais négocier la tienne »

Chacun de ces sujets mériterait de longs développements. Il en est qui le mérite peut-être un peu plus à la fois parce qu'il concerne et implique la paix du monde, mais aussi parce que la démarche transactionnelle prend une autre dimension dans un conflit militaire majeur.

« Lord of war » : Entre fiabilité politique et morale et fiabilité transactionnelle.

Lundi 03 février 2025. Donald Trump veut obtenir l'accès aux terres rares du pays comme condition à la poursuite du soutien des États-Unis à l'Ukraine contre la Russie. S'adressant aux journalistes dans le bureau ovale, le dirigeant américain ne s'embarrasse, comme à son habitude, d'aucune précaution diplomatique : « Nous cherchons à conclure un accord avec l'Ukraine pour qu'elle sécurise ce que nous lui donnons avec ses terres rares et d'autres choses ».

Cette idée a été diversement appréciée. Les alliés européens de l'Ukraine qui défendent publiquement la dimension morale du conflit, le trouvent cynique à vouloir profiter d'un pays envahi. De plus, il décide de l'avenir de l'Ukraine, sans l'Ukraine et sans les Européens et seulement sous l'angle des intérêts économiques américains.

Le chancelier allemand O. Scholz, cité par Reuters, s'indigne et moralise le conflit en un psychologisme de pacotilles qu'« il serait très égoïste et égocentrique » d'utiliser l'argent reçu aujourd'hui pour financer le soutien à la défense ». Il estime que les ressources convoitées par la Maison-Blanche devraient être utilisées « pour financer tout ce qui sera nécessaire après la guerre ». (AP, mardi 04 février 2025) Le Kremlin, de son côté, profite de la controverse morale à quat'sous entre occidentaux, se gausse du procédé et parle d'« achat d'aide » américaine…

Surprenant, V. Zelenski saute à pieds joints sur la proposition. Etrange ! Pourquoi cela ?

La réponse est simple : une partie importante des ressources en terres rares se trouve dans le Donbass, en « Ukraine occupée ».

Carte, longtemps cachée. Atout sorti

par V. Zelenski (LCI mardi 11 février 2025)

Au cynisme de Trump répond le cynisme de V. Zelensky qui se coule dans la logique transactionnelle du président américain : si Trump en veut aux terres rares ukrainiennes, il faudra alors aider Kiev à recouvrer ses territoires perdus (environ 20% de l'Ukraine). Plus de 70% de ces ressources se trouvent en effet dans les régions de Donetsk et Lougansk, en large partie contrôlées par la Russie, et dans celle de Dnipropetrovsk, vers laquelle se dirigent les forces de Moscou.

« Je voudrais que les entreprises américaines (...) développent ce secteur ici », répond-il dès le lendemain de l'intervention de D. Trump, lors d'une conférence de presse avec le directeur général de l'AIEA, Rafael Grossi, le 04 février. « Nous sommes ouverts au fait que cela puisse être développé avec nos partenaires qui nous aident à protéger notre territoire » et il ne manque pas d'ajouter qu'« une partie de nos ressources minérales » se trouve en zone occupée. (AFP, mercredi 05 février 2025) C'est habile. Les capacités de survie de ce comédien-président ne cessent d'impressionner. La survie de son pays (et surtout sa propre survie) est en jeu. A choisir entre une soumission à Moscou ou à Washington, son choix est vite fait1. Ce choix, toute proportions gardées, ressemble au choix d'un général français (Michel Yakovleff) et sa réponse avait été la même que celle de Zelenski.2

En répondant positivement aux demandes américaines, V. Zelenski renverse le rapport de force en sa faveur, et -si l'on s'en tenait au seul volet économique du conflit- c'est la Russie qui pourrait en faire les frais.

D. Trump joue sur tous les tableaux et arbitrera en fonction du coût-bénéfice qu'il estimera en tirer de l'un ou de l'autre.

Les Européens, drapés dans de hautes valeurs morales, à l'intention de leurs opinions publiques, ne sont pas moins cyniques que les Etats-Unis. Ils n'ont pas perdu de vue les ressources naturelles de l'Ukraine et le parti qu'ils pouvaient eux aussi en tirer. La Commission européenne qui sait calculer, a décrit ce pays comme « une source potentielle de plus de 20 matières premières cruciales ». Tout au début de la crise, le président français de la commission des Affaires Etrangères de l'Assemblée, J.-L. Bourlanges, sans le moindre trouble moral, estimait le meilleur parti que son pays pouvait tirer des compétences ukrainiennes qui fuyaient leur pays, « des intellectuels, et pas seulement, mais on aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit » (Europe 1, V. 25 février 2022).

Voilà pour la compassion et la solidarité…

Face à la Chine et à la Russie qui détiennent la majorité de ces matières premières essentielles pour diverses activités industrielles, le calcul est vite fait. Le Washington Post avait estimé en août 2022 les réserves en minerais de l'Ukraine à 26 000 milliards de dollars, dont près de la moitié -Zelenski a su comment appâter les rapaces- dans des zones aujourd'hui sous contrôle Russe.

A titre d'exemple.

Selon le magazine Forbes datant d'avril 2023, les ressources minérales de l'Ukraine, (en charbon et fer) sont estimées à 111 000 Mds de tonnes pour une valeur de 14 800 Md$.

Lithium. L'Ukraine possède 33 millions de tonnes, d'une valeur de 38 Md$.

Titane. L'Ukraine représente 7% de la production mondiale. En 2023, les États-Unis ont importé plus de 95% de leur titane, selon l'USGS (United States Geological Survey - Institut d'études géologiques américain) Graphite. L'Ukraine est l'un des cinq premiers pays au monde en termes de réserves avec environ 19 millions de tonnes. En 2022, la production de graphite en Ukraine était d'environ 10.000 tonnes par an, selon l'USGS, mais elle a chuté de 95% en 2023 en raison du conflit.

L'intérêt de D. Trump pour le Groenland devrait être approché sur le même angle que les « transactions » sur l'Ukraine. Ce territoire lui aussi regorge de matières premières stratégiques que convoitent les transnationales américaines.

Les Européens, habituellement plus hypocrites, n'ayant jamais eu prise sur leur destin depuis 1945, sont un peu dépassés par les événements.

Nous nous en tiendrons aux amabilités échangées entre Thierry Breton (ancien commissaire français à Bruxelles, mis à la porte sans consulter Paris en septembre dernier) et Elon Musk, le conseiller intime de D. Trump.

T. Breton s'était offusqué en ces termes du soutien de E. Musk au parti allemand AfD.

« A quelques semaines des prochaines élections en Allemagne, et au moment de l'attentat odieux de Magdebourg, Elon Musk soutient ouvertement le parti d'extrême droite AfD. N'est-ce pas là la définition même de l'ingérence étrangère ? » (X, 21 décembre 2024) La réponse de E. Musk a pris moins de 24h. Elle se place très exactement à l'endroit où l'Amérique fait mal aux hypocrites, révélant ce qui choque T. Breton, à savoir la réalité du monde, tel qu'il est et non tel que le raconte les politiques européens à leurs opinions publiques. « Mec, l'ingérence étrangère américaine est la seule raison pour laquelle tu ne parles ni allemand ni russe en ce moment » (Elon Musk, X, 22 décembre 2024). Il renvoie son interlocuteur sur les plages de Normandie. A partir du moment où les Français ont consenti au « récit » américain de la « libération de l'Europe » et viennent les en remercier tous les 06 juin à Omaha Beach, (ce à quoi le Général s'est toujours refusé), ils se sont placés, comme les Ukrainiens avec leurs terres rares, en débiteurs éternels de leurs « alliés ».

« Des voix s'élèvent pour dire que l'Europe pourrait offrir des garanties de sécurité sans les Américains, et je dis toujours non. » Dans une interview au Guardian, le président ukrainien, V. Zelenski, a insisté sur les conséquences d'un retrait du soutien américain à l'Ukraine. Pour lui, il est crucial que ce soutien se poursuive : « Seuls les missiles Patriot peuvent nous défendre contre toutes sortes de missiles. Il existe d'autres systèmes [européens] (…), mais ils ne peuvent pas fournir une protection complète (…). Donc, même à partir de ce petit exemple, vous pouvez voir que sans l'Amérique les garanties de sécurité ne peuvent pas être complètes », a-t-il déclaré. Le Monde, mardi 11/02/2025

Pauvre Europe…Pauvre Breton…

Un Yalta se prépare où se négociera sans les Ukrainiens et sans les Européens un deal dont ils feront les frais et les pertes et profits d'une histoire demain vite oubliée. Zelenski, habitué aux missiles et aux bombes, a très vite compris d'où souffle le vent et a pris le train en marche.

Diplomatie transactionnelle des canailles.

En somme, tout ce qui a été dit sur les valeurs, la morale, le droit international, la justice, la liberté, le bien et le mal, la démocratie… se réduit à l'essentiel. C'est-à-dire à des jeux d'intérêt et à leur compensation : « tu me donnes, je te donne, sinon, je prends tout. » D. Trump le dit clairement : « L'Amérique vous aidera si vous pouvez payer. Nous voulons avoir un retour sur investissement ». Zelenski comprend et approuve en proposant « l'Ukraine a de quoi payer. Nous avons des ressources à vous offrir. En contrepartie de votre soutien. » La logique russe et chinoise, elle, est toute autre. Bien au-delà des transactions marchandes. V. Poutine dit : « Nous avancerons militairement vers l'ouest aussi loin et aussi longtemps que nécessaire. L'Ukraine, ainsi que ses alliés, devra se résoudre à cesser de vouloir rejoindre l'OTAN et l'Union Européenne. Si Trump veut faire monter les enchères, ce ne sera pas seulement ses intérêts économiques et financiers qui seraient en jeu. Nous changerons de jeu et de mise… » La Russie n'a pas de terres rares à offrir en échange. Elle place le débat à une échelle ultime, plus fondamentale qui dépasse les transactions mafieuses des camelots.

Est-ce nouveau ?

L'hypocrisie, une vertu européenne.

Le président américain n'est pas un monstre, ni lui ni ses homologues occidentaux. C'est juste une machine complexe, partie émergente d'un système prêt à toutes les abominations, qui ne renoncera pas à une once de pouvoirs et de richesses qu'il ne désire partager avec personne.

Napoléon l'a découvert à son détriment. Le mot qu'il lança de rage à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord qui l'a servi puis desservi, sonne ici comme une révélation, un réquisitoire contre le pragmatisme occidental illustré de manière caricaturale par D. Trump : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi. Vous avez, toute votre vie, manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n'êtes que de la merde dans un bas de soie. »3

Napoléon était un criminel de guerre, mais n'était ni un naïf ni un idiot. La puanteur du « traître » ne lui a pas échappé. Son erreur a été de l'avoir crue à son service. Talleyrand avait été plus malin, voilà tout. « Le meilleur moyen de renverser un gouvernement, c'est d'en faire partie », confiait le « diable boiteux ».

La corruption, une vertu américaine.

D. Trump, pour signaler sous quelle nouvelle morale il entend diriger ses affaires, autorise à nouveau la corruption des transnationales américaines dans le monde pour passer des contrats. Il a signé un décret lundi 10 février qui autorise à nouveau les entreprises américaines de corrompre, de soudoyer les fonctionnaires, les décideurs publics de pays étrangers pour passer des contrats.

Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, qui interdisait de corrompre les responsables étrangers, est suspendu. « L'application excessive et imprévisible du FCPA contre les citoyens et les entreprises américains « par notre propre gouvernement « pour des pratiques commerciales courantes dans d'autres pays (…) nuit activement à la compétitivité économique américaine et, par conséquent, à la sécurité nationale » ordonne le décret.

C'est en cet état de grande simplicité que s'offre au regard aujourd'hui le 47ème président des Etats-Unis d'Amérique. Et il s'en moque.

Le capitalisme pudique se cachait derrière des sous-fifres, des marionnettes et des hommes de paille. Comme au XIXème siècle, il en est encore beaucoup en Europe qui servent de cache-milliardaires tarifés. Aux Etats-Unis, Trump représente ce qu'il est et les dizaines de nababs et de forbans qui mettent leur pays et le monde, tout le monde, y compris ce vieux continent incontinent, en coupe réglée.

Les excès du nouveau locataire de la Maison Blanche ont tendance à relativiser une vérité historique élémentaire pour peu que l'on s'en tienne aux faits et que l'on se départisse des mythes.

Les relations internationales n'ont jamais été, pour l'essentiel, que des relations « transactionnelles », au sens trumpien du mot, conduites par des requins et des vautours policés, éduqués et formés pour offrir le vernis d'une prévenance, d'un commerce factice sous les dehors de respectabilité exposée au regard des enfants, des nigauds et des crétins. « Si la violence ne résout pas ton problème, c'est que tu ne frappes pas assez fort. »

Pierre Desproges

Des benêts nostalgiques regrettent J. Biden et K. Harris. Ils se trompent. Les Palestiniens le savaient et en payaient le prix du sang et les larmes des mères quand elles n'étaient ensevelies sous les bombes américaines lancées par les bombardiers américano-israéliens. Biden et Harris puaient et exhalaient la même odeur des bourreaux endimanchés que Talleyrand jadis, mais savaient l'entourer des précautions nécessaires pour se concilier les votes du « bon peuple ». Comme les loups européens déguisés en chaperons rouges. Trump, lui, est franco de port. « Ghaza ? Je prends et je fous tout le monde dehors ». Ce ne seront pas les pétromonarques en carton-pâte lâches et veules qui l'en empêcheraient.4

Des Trump sont nombreux. Il y en avait dans la « Chambre » mise en scène dans le film « Le président » de Henri Verneuil (1961)5, qui dresse un portrait à l'acide chlorhydrique des honorables députés sous la IVème République.

La tirade finale du personnage joué par J. Gabin, au sommet de son art, passant en revue tous les élus d'une Assemblée d'honorables censitaires, soulignant leurs mérites et les avantages qu'ils procurent à leur patrie, devrait être livrée à l'instruction publique affichée dans les écoles de la République et aux citoyens pour les instruire de l'ordre civilisationnel qui a engendré le monde merveilleux dans lequel ils vivent.6

Et qui nous a, nous Algériens et hommes du sud de l'univers, pendant plus de 130 ans, comblé de ses « bienfaits ».

« Ne reste dans le lit de l'oued que ses cailloux. »

Notes :

1- Le New York Times révèle que Zelenski a soumis le premier cette transaction d'abord à la Rada (Parlement ukrainien) puis à D. Trump lors de leur rencontre le 17 septembre 2024.

2- « Quitte à être vassal d'un empire, je préfère l'être de l'empire américain que de l'empire chinois ou russe. » (LCI, 10 février 2024. Cf. A. Benelhadj : « Dieu dirige le monde à partir de Washington. » Le Quotidien d'Oran, 23 janvier 2025.

3- NAPOLÉON Ier (1769-1821), à Talleyrand, Conseil des ministres restreint convoqué au château des Tuileries, 28 janvier 1809. Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891).

4- Au large de Ghaza que gaz convoité par les pétroliers américains…

5- Tiré du livre de G. Simenon (Presses de la Cité, 1958, 189 p.) en une sorte de prémonition de ce que sera la Vème République aujourd'hui défunte.

6- Ce 11 février, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) publie son Baromètre de la confiance politique. Ses résultats, sans appel, auraient sans doute été approuvé par « Le Président » et, pour ce qu'on en sait de ses opinions, à la ville, par Jean Gabin. https://www.sciencespo.fr.