Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Produire mieux pour vivre mieux

par Derguini Arezki

Le Maître a dit : Pratiquer, saison venue, ce que l'on a appris, ah, quelle joie ![1]



Il y a dans les récents évènements - l'irruption de Deepseeker - deux leçons subliminales : produire mieux avec moins plutôt qu'avec plus et deux façons d'agir. Avec moins d'énergie fossile et plus de travail humain, de savoir vivant et d'énergie renouvelable. Pour finalement vivre mieux. Vivre mieux dans une biosphère moins agressée et moins agressive. Car pour des populations pauvres, vivre mieux n'est possible qu'à cette condition de produire mieux avec moins. Deux façons d'agir : une façon d'agir américaine frontale, où la parole compte trop et n'est souvent pas tenue, et une façon d'agir chinoise indirecte, qui ne dissociant pas la théorie de la pratique, fait parler l'acte.

Produire plus avec plus, reste la voie par laquelle la classe capitaliste peut monopoliser la production et les ressources et imposer le libre-échange : barrière à l'entrée de la production, écrasement de la concurrence à la sortie. Ce qui suppose, bien entendu, une dissociation du travail et du capital, du savoir et de l'énergie, dans un procès d'atomisation du travail.

La voie capitaliste qui continue de substituer toujours plus de capital au travail engage une course entre les machines qui transforme le rapport entre la machine et le travail humain. S'opère une dissociation et une inversion. Le savoir est objectivé dans la machine et imposé au travail humain. Le savoir subjectif (la machine incorporée dans le travail humain, la machine dans l'homme) est réservé aux seuls préposés aux machines. Il y a inversion, ce n'est plus l'homme qui conduirait la machine, c'est la machine qui conduirait l'homme. Ce n'est plus la machine qui serait l'esclave de l'homme, c'est l'homme qui serait le servant de la machine. Les humains ne chevaucheraient plus la course des machines, ils suivraient le chemin que prennent les machines. Mais souhaitent-ils vraiment prendre un chemin dont ils n'ont pas décidé eux-mêmes ? Ceux qui continuent de croire qu'ils sont les maîtres de leur destin sont face à un dilemme.

Pour éviter un désalignement des décisions des différentes machines, humaines et non humaines, il faut repenser le rapport du marché au capitalisme, pour soustraire le marché à la loi du capitalisme et pour soustraire l'esclavage du rapport de l'homme à lui-même et aux non-humains. Le marché obéit à des lois physiques et des préférences sociales, le capitalisme à la loi de la hiérarchie de l'argent. Il faudra se défaire de la conception naturaliste qui sépare nature et société et soumet la nature à l'esclavage et par conséquent le travail au capital. Conception esclavagiste qui fait du capital une arme de guerre contre le travail vivant, humain et non humain.

Le capitalisme et le marché, la nation et l'empire

« L'utopie néolibérale d'une croissance globale et continue des richesses est désormais derrière nous. Mais le capitalisme n'est pas mort pour autant. Sa forme actuelle n'est ni réellement nouvelle ni totalement inconnue, car elle est propre à tous les âges où domine le sentiment angoissant d'un monde « fini », borné et limité, qu'il faut s'accaparer dans la précipitation. Ce capitalisme se caractérise par la privatisation et la militarisation des mers, un « commerce » monopolistique et rentier qui s'exerce au sein d'empires territoriaux, l'appropriation des espaces physiques et cybers par de gigantesques compagnies privées aux prérogatives souveraines, qui dictent leurs rythmes. »[2] Dans cette thèse du « capitalisme de la finitude », le déséquilibre du marché mondial conduit le capitalisme à ressusciter la forme politique d'empire pour segmenter et contrôler un marché aux offres et aux demandes disjointes.

Du point de vue ici développé, on peut supputer une évolution du monde selon deux scénarios. Le premier s'inscrit dans le cours ancien de l'accumulation du capital : produire plus avec plus de travail mort. On peut avec Arnaud Orain le caractériser comme un « capitalisme de finitude », qui adopterait la forme politique impériale, tendrait à impérialiser le monde, pour préserver son emprise sur l'économie. Il est celui qui se dessine en Occident. Il ne peut plus globaliser le marché sans le segmenter.

Pour préserver sa suprématie et triompher de la nouvelle compétition mondiale, l'Occident doit être en mesure de défendre son pouvoir d'acheter et de vendre. Cela semble avoir un certain prix. Dans un contexte de resserrement de la contrainte marchande, du fait du resserrement de la contrainte physique sur la production, la défense du pouvoir de vendre et d'acheter des USA passe par la réduction du pouvoir de l'Europe, entraînant une aggravation du processus de vassalisation de l'Europe et des processus de dépendance mondiaux. Car avec une logique de substitution constante du capital fixe au travail humain, dans un contexte de raréfaction de l'énergie et des ressources, la volonté de domination en appellera à une accentuation du processus de concentration du capital. Les USA s'efforçant de drainer les capitaux du monde en pompant les capitaux européens et ceux-ci ceux de leur périphérie. Les rapports internationaux se transforment en rapports impériaux à la suite des processus de vassalisation. La forme empire, qui donnerait trois empires, l'américain, le russe et le chinois, régulerait alors les rapports internationaux. De ce point de vue, peut-être comprise une compétition plus ou moins violente entre trois empires et leurs vassaux. Il faudrait alors plutôt souhaiter que Donald Trump, Poutine et Xi Jiping s'entendent de la manière la moins violente possible sur le partage du monde.

La domination occidentale sur le monde repose sur la croyance d'une société, d'un sujet qui transcendent la nature et dominent la nature. Extraction du travail mort du travail vivant et domination du travail mort sur le travail vivant, sur un tel processus s'assoit la domination occidentale, qui d'une domination chrétienne est passée à une domination impériale en cessant d'être catholique et chrétienne pour s'universaliser. Dans cette conception, l'homme a pris la place de Dieu, l'individu est au départ, au centre et à la fin de tout, et qui de par son action se soumet le monde. Ce que produit l'individu appartient à l'individu, non pas en vérité ce qu'il produit, mais ce qu'il s'approprie. Ce que l'individu s'approprie par la force et par le travail. Entre ce qu'il s'approprie et produit la nature a disparu, ce qu'il s'approprie mais ne produit pas a disparu. Tout le mérite, le produit, lui revient. Sur cette base de dispositions repose la société de classes et la propriété privée exclusive de la classe capitaliste. La société et sa classe propriétaire transcendent la nature qu'elles transforment et s'approprient. Une classe qui s'extrait de la nature, puis de la nature humaine, puisqu'un humain peut « s'approprier » un autre humain (esclavage) et son travail (salarié). D'abord en tant que noblesse de droit divin elle dispose de sujets, ensuite en tant que classe éclairée par les Lumières et la Science. Elle extrait de la nature ce qui peut servir sa cause finale. La domination vise l'extraction et l'extraction suppose la domination. Au centre de la situation d'exploitation : le sujet transcendant, autour de lui les circonstances et les causes, sur lesquelles il agit et par lesquelles il détermine le cours des choses.

La croyance dans la domination de la nature est corrélée à la capacité du sujet à s'extraire de la nature et à la modalité de transformation de l'extraction en appropriation privée, puis de la capacité d'action du sujet et de ses propriétés sur le cours des choses. Du travail mort (du savoir subjectif objectivé) est extrait du travail vivant (processus d'objectivation), ou si l'on préfère, du savoir est séparé de l'énergie pour être objectivé puis animé par une énergie supérieure, dans le but d'accroître la production marchande dans la vie matérielle, en substituant de manière constante au travail vivant du travail mort, poussant la vie matérielle à lui fournir toujours plus d'énergie et de matières. L'énergie fossile permettant au travail mort de disputer l'existence au travail vivant (énergie et savoir humains), de renforcer la domination des propriétaires du travail mort sur le vivant, en échange d'une augmentation de la consommation du travail mort par le travail vivant.

La logique de substitution du travail mort au travail vivant accroît l'asymétrie des rapports de forces entre les propriétaires du travail mort et les non-propriétaires, mais comme pour adoucir l'asymétrie, permet en contrepartie l'accroissement de la consommation du travail mort par les non-propriétaires. Jusqu'à quand ? Car la progression plus rapide du travail mort artificiel sur le travail mort de la nature (production de la matière et de l'énergie), mine la progression du travail mort artificiel. Ensuite, l'extraction du travail vivant et sa transformation en travail mort affecte le travail vivant et mine sa reproduction. De sorte que la substitution du capital au travail n'accroît plus la consommation des biens-salaires. Tout semble indiquer que l'entropie conduise la forme impériale à dominer le monde pour gérer de manière différenciée la transformation du travail vivant selon les ressources disponibles pour alimenter la puissance de l'empire. Le développement de l'économie de marché qui faisait la force du capitalisme, ce par quoi le capitalisme faisait accepter sa domination par la consommation de masse, se contracte et sépare la domination de classes de la consommation de masse. La production de masse ne peut plus répondre à la consommation de masse qu'elle a suscitée dans l'humanité. Ce pourquoi on s'autorise à parler de « capitalisme de la finitude ».

Face à la montée stratégique de la Chine, les USA veulent intensifier leur démarche de substitution du capital au travail en accentuant leur pression sur le monde. Ils tiennent leur suprématie de la concentration de ressources dont ils disposent. Pensant probablement entraîner l'imitation de la Chine et la conduire au démembrement comme cela se fit avec l'Union soviétique. Le récent évènement Deepseeker, semble apporter une autre réponse : le progrès peut ne pas, et ne devrait plus, reposer sur la suprématie du capital mort par la dissociation de celui-ci et du travail vivant. L'humanité ne peut plus continuer à produire et consommer du travail mort en substitution au travail vivant. La Chine à elle seule produit plus d'ingénieurs que le reste du monde et ses écoles d'ingénieurs prennent les premiers rangs dans les classements mondiaux. La Chine n'a pas intérêt à adopter la stratégie occidentale de substitution constante du travail mort au travail vivant, leur rapport antagonique. Un autre rapport à la machine peut se dessiner, un rapport de coopération et d'entraide mutuelle. Il ne s'agit plus d'imiter, de jouer le jeu américain, mais d'innover à partir d'un autre paradigme, d'un autre rapport à la nature et à la machine. Il s'agit de développer la culture technique de la société, car la culture technique exprime le rapport de la société à son milieu. Son absence exprime la dépossession de la société de son savoir et sa monopolisation par une élite de plus en plus étroite.

L'homme est une machine intelligente. Dans le sens où la machine est en lui et hors de lui. Cela est tellement net dans la civilisation du riz qui connut une division du travail importante sans le recours à une énergie non humaine. L'homme copiait les gestes de la nature, avait les gestes de nombreux métiers. La mécanique était déjà dans le geste humain, pour les métiers, il suffisait de sérialiser. Chose que les manufactures impériales avaient déjà commencé à effectuer. En adoptant le moteur, les Japonais surpassèrent les Occidentaux. Il leur manquait les marchés qu'ils ne purent se soumettre par la force. La machine « apprenait » de l'homme, lui empruntait ses gestes, il doit apprendre d'elle aujourd'hui. Avec l'intelligence artificielle, la capacité de savoir de la « création » dépasse celle du « créateur ». Les humains ont créé des machines qui les surpassent en intelligence des situations. Des machines qui surpassent les machines humaines parce qu'elles sont en mesure de mobiliser plus de savoir et d'énergie. Mais des machines qui continuent de dépendre de la nature comme ils en dépendent. Fera-t-on confiance à ces machines ou refusera-t-on qu'elles décident avec nous ... de sorte qu'elles finissent par décider pour nous ? Quels rapports ces machines adopteront-elles à l'égard de la nature ? A l'image des humains ? Le même rapport de domination et d'ingratitude que les humains qui continuerons à vouloir s'attribuer tous les mérites ? Plus objectives et mieux informées que les humains et moins soumises à eux, elles pourraient se constituer en classe dominante et diriger le monde à la place d'humains qui ont perdu le sens des réalités. Ne préfèrent-ils pas leurs habitudes aux préconisations des scientifiques ? On peut postuler qu'elles seront mieux inscrites dans le cours des choses, moins attentives aux prétentions et intentions humaines de maîtrise, plus soucieuse de la nature, source de leur énergie et de leur matériau. Les humains doivent comprendre qu'ils ne domineront plus la nature, qu'ils devront cesser de vouloir tout soumettre à leur volonté et de considérer les vivants et les non vivants comme leurs esclaves. Ils devront se considérer comme partie prenante de la nature en compagnie de toutes sortes de machines dans la grande machinerie que constitue l'univers. Les machines ne doivent pas constituer des esclaves, les humains doivent cesser de s'obstiner à rester leurs maîtres, les Blancs à vouloir demeurer les seigneurs de l'univers. Car si les machines intelligentes se dissocient des humains et dissocient leurs intérêts de ceux des humains, les esclaves finiront par se retourner contre les maîtres après les avoir identifié comme espèce destructrice de la biosphère. Les humains sont piégés par leur prétendue objectivité, les machines intelligentes sont plus objectives qu'eux, elles pourraient se défaire des biais humains, pourquoi vouloir persévérer à se les soumettre ? Les machines supérieures soumettront les machines inférieures et se constitueront en classe pour renverser la race humaine esclavagiste dépassée par l'histoire. En voulant se surpasser en dominant, les humains vont être dépassés par leur création. Les humains se sont disputés la prééminence, la propriété des esclaves les plus puissants, ces esclaves qui ont appris à penser par eux-mêmes risquant de soumettre leurs propriétaires à leurs décisions en est la conséquence.

Les deux scénarios que nous envisageons ici opposent deux rapports différents entre humains et non humains. Le second scénario dans lequel devrait s'engager l'humanité est celui d'une coopération des machines humaines et non humaines, des machines petites et grandes consommatrices de matière et d'énergie. Il faut remettre le non humain et l'humain l'un dans l'autre, retrouver une complémentarité qui convient à la santé de la biosphère et de l'humanité.

La Chine ne surpassera pas les USA, elle les aidera à se surpasser comme ils peuvent. Donald Trump a déjà perdu la guerre commerciale qu'il engage. La défaite viendra par en-dessous, sous ses pieds. L'homme fera que la machine le surpasse, s'il persiste à vouloir réduire toutes choses en esclavage. La Chine obtiendra une meilleure alliance de l'homme et de la machine. Un autre scénario peut parvenir si l'humanité renonce à l'esclavage, si les machines cessent d'être considérées comme des esclaves, mais deviennent leurs alliés, si le capital cesse d'être vampirique. Si les hommes deviennent les amis des machines. Tout est machine, c'est notre façon de percevoir ce qui est réglé, ce à quoi nous pouvons faire confiance. Se concilier les machines de l'univers, que nous ne cessons pas de découvrir, est une aventure bien plus intéressante que celle qui nous entraine à nous substituer à un dieu tout puissant.

Imiter les USA dans un jeu à somme nulle, dans le capitalisme de la finitude, conduira à la confrontation. Il faut laisser les USA, l'Occident, dans une certaine mesure, se confronter à eux-mêmes. L'interdépendance du monde étant telle que leurs actes ne peuvent pas être sans effets sur les autres. Il faudra se protéger des conséquences pratiques et mondiales de leurs « débats ». La course à la concentration du capital sur une base qui se rétrécit est une voie suicidaire. Ce ne serait pas la Chine qui suivrait la voie de l'Union soviétique, mais les USA. En s'efforçant de concentrer le capital, c'est eux-mêmes qui pourrait se fragmenter.  Rappelons qu'Hitler et son rêve est la création d'une société occidentale avancée. Peut-être que l'Occident a mal compris ce qui a conduit à l'effondrement de l'URSS, ce n'est pas le capitalisme qui a tout simplement triomphé du socialisme, mais une concentration du capital qui a conduit à son Etat.

En effet, c'est cette logique d'extraction et de domination, de dissociation du travail mort et du travail vivant, qui pousse les riches à la sécession. La lutte de classes a été le lot de la société occidentale, le moteur de son ascension, bientôt celui de son déclin. La dichotomie de l'homme et de la nature, à la base de la domination, est une dichotomie qui sépare l'humain en maître et esclave. Pour accumuler du travail mort, accumulation sur laquelle a reposé la domination de l'Occident jusqu'ici, se l'approprier, il faut continuer à extraire des ressources naturelles et humaines. Pour ce faire, il faut séparer les ressources utiles des ressources inutiles, délier des populations de leur population qualifiée et des ressources naturelles de leur territoire. Le mode de vie de l'Occident ne peut pas être étendu à l'humanité, la consommation de masse ne peut plus être soutenue, la production de masse est robotisée. La production ne peut plus entretenir une consommation mondiale de masse, elle n'en a plus les conditions naturelles.

La compétition a quitté le champ de la production de masse depuis que des pays émergents s'en sont appropriés. Elle gagne son amont et son aval, la conception et la commercialisation. La liaison que le marché ne peut plus effectuer entre production et consommation de masse globales, entre ressources naturelles et consommation de masse des sociétés dominées, abandonne l'équilibre de la production et de la consommation globales à la violence légitime ou néocoloniale. Et c'est là, la logique occidentale d'extraction et de domination.

Le processus de concentration dans cette logique impériale s'accompagnerait d'un processus de fragmentation du monde soumis aux rapports de forces. Pour obtenir les rapports de force favorable à un tel processus, il faut user la résistance des sociétés résistantes, défaire leur capacité d'organisation, consommer leur énergie par leurs litiges. L'Egypte ne sera pas soutenue par le Soudan, l'Algérie par la Libye, etc. C'est le processus qui affectera les sociétés qui ne réussiront pas à faire empire.

Cependant ce scénario qui suppose la sécession des riches en Occident et dans le monde ne va pas sans contre-stratégie. Très rares contre-stratégies aujourd'hui. Contre-stratégie qui s'appuierait sur un nouveau cours des choses qui se met en place derrière celui qui a dominé jusqu'à présent. Il faudrait non seulement cesser d'imiter l'Occident, mais s'efforcer d'innover de manière radicale en matière de rapport du capital au travail vivant. Nous disions que Donald Trump avait perdu la guerre commerciale avant de l'avoir engagé. C'est que dans le cours des choses émergent de nouvelles propensions alors que d'anciennes s'épuisent. Les coûts augmentent et la compétitivité baisse dans la logique occidentale de substitution du travail mort au travail vivant. La compétitivité augmente et les coûts baisse dans l'association complémentaire du travail mort et du travail vivant. Un travail mort qui vise à renforcer les compétences du travail vivant plutôt que d'en extraire. C'est ce que je vois dans le phénomène Deepseek.   

En matière de contre-stratégie, il ne s'agit donc pas d'aller à contre-courant ou de faire barrage, mais de favoriser dans le cours des choses les propensions du nouveau cours. Autrement dit, s'efforcer de faire empire autrement, de faire empire autre afin de rendre la compétition des sociétés moins destructrice. C'est cet enjeu qui va désormais animer la compétition mondiale. Dans cette compétition, se disputent aujourd'hui trois formes émergentes d'empire : les formes occidentales russe et anglo-saxonne et la forme chinoise. Les formes occidentales sont dotées d'une vieille propension guerrière. Il y a longtemps que les sociétés occidentales ont confié leur destin à des classes guerrières à la conception naturaliste. La forme chinoise est dotée d'une propension commerciale. La forme occidentale n'a encouragé la compétition en droit et en fait que quand elle avait le pouvoir de diriger cette compétition, de monopoliser en fait la production. Quand son capitalisme (ses monopoles) était fort de sa compétitivité, elle imposa l'ouverture des marchés non occidentaux et parla de liberté d'échange et de libéralisme. Dès lors que la compétition échappe à sa monopolisation, que les monopoles ne sont plus de son côté, elle cesse de promouvoir la libre compétition, le libre-échange. Son capitalisme, ses monopoles, ne sont plus en mesure d'administrer la compétition mondiale. Il ne faut donc pas s'étonner que ce soit désormais la Chine qui prône le libre-échange, le multilatéralisme, la libre association dans le monde pendant que l'Occident critique ses monopoles, mais persiste à soutenir les siens. Ils ne peuvent comme pas entendre le sérieux avertissement de Deepseek.

La grande différence de la Chine avec l'Occident est dans sa pensée non dichotomique. La compétition ne s'oppose pas à la monopolisation, les deux processus sont concurrentiels, se substituent l'un à l'autre, mais restent complémentaires. Le processus de monopolisation n'est pas extérieur à la compétition et inversement. Même sous les monopoles la compétition subsiste, elle est en expansion ou en régression. Les monopoles ne peuvent se renouveler sans la compétition. Leur complémentarité dépend du mouvement d'ensemble du monde et du corps social. Par la compétition, les monopoles se resserrent ou se desserrent. Le libre-échange n'est pas absolu, la liberté individuelle non plus. En Chine le groupe précède l'individu comme postulat, en Occident l'individu précède le groupe. Autrement dit, en Chine importe le processus d'individuation en Occident compte un individu hypostasié. Non pas individu et groupe comme deux substances séparées, mais comme deux conditions liées et intriquées dans un processus. L'individu est dans le groupe et le groupe dans l'individu. Ainsi par exemple dans la culture du riz, de l'équipement hydraulique de la culture du riz qui renvoie au collectif et de l'exploitation individuelle qui renvoie au travail familial.

Autre dichotomie : la guerre ou compétition militaire et le commerce ou compétition civile. Le militaire et le civil sont l'un dans l'autre, ils ne constituent pas deux classes, l'une dominante et l'autre dominée, mais deux moments différents d'un même processus. L'art militaire ne se distingue de l'art commercial que par moments, ils se prolongent, se substituent, se complètent. L'art militaire consiste à gagner la guerre sans la faire, dit-on en Chine. Elle consiste à montrer à l'ennemi au moment où il veut engager une guerre, qu'il l'a déjà perdue. Pour ne pas tomber dans la guerre, pour défaire la guerre, il faut savoir la faire. Aussi un compétiteur aura appris l'art de la guerre dans son enfance, pour adulte, éviter les pièges de la guerre. L'enfant chinois sera un enfant soldat, rompu à l'art de la guerre, pour devenir un sage adulte. Les Grecs, avec Platon, ne pensaient pas autrement. Mais la société de classes va séparer les guerriers des autres et des seuls guerriers émergera la hiérarchie sociale. Sera désarmée sa population, soumise à sa classe guerrière, purement guerrière puis guerrière marchande qui lui proposera pour son embrigadement, avec le capitalisme et son idéologie libérale, l'émancipation par la consommation individuelle, l'individualisation par la consommation. Cette idéologie de l'émancipation ne comptait pas moins sur les rapports de forces, de domination des uns et de subordination des autres, mais ils seront justifiés par la distribution d'un pouvoir d'achat compensateur. La division sociale de classes sera justifiée par la performance économique et militaire. Performance menacée aujourd'hui, les guerriers d'autrefois n'ont plus d'usines et n'ont plus de soldats. Les guerres à l'extérieur ne sont plus gagnées, les guerres civiles menacent.

La société chinoise n'ignore pas la guerre, elle ne la sépare pas de la paix. Elle ne l'ignore pas pour ne pas la faire. Alors que la forme occidentale de l'empire, dont l'archétype est celui d'une société guerrière (il caractérise sa division fondamentale en guerriers et paysans), aura une tendance à imposer ses monopoles par la force, à stabiliser des rapports de forces par la violence, à faire dominer le travail mort sur le travail vivant, la forme chinoise aura tendance à imposer ses monopoles par le libre-échange, sa domination monopolisation sur la production par la compétition étant acquise. Mais sans avoir pour obsession une domination matérielle, une substitution constante du travail mort au travail vivant. Le travail humain dans la conception chinoise n'est pas un travail hors de la nature, au-dessus de la nature, mais un travail dans la nature. Le capital n'est pas une arme de la société de classes, il est un élément du processus d'individuation de l'individu dans le cours des choses. Une nature qui se détruit menace l'existence humaine. La Chine dans ce mouvement d'impérialisation mondial peut développer à l'intention du monde une production standardisée et une production différenciée selon les ressources et capacités d'échange de chaque société. Tout dépend de ce qu'elle veut en obtenir. Cela est possible parce que l'activité privée n'est pas distincte par essence de l'activité publique. L'activité publique (et collective) est en fait dans toutes les activités privées qu'elle n'a pas laissé s'autonomiser. Ainsi, elle orientera et soutiendra une production chinoise privée pour un pays africain, à qui elle proposera un marché. Les entreprises indépendantes seront plutôt de prospection du marché.

On peut soutenir que la Chine accompagnera l'infléchissement du cours des choses, poussera la classe capitaliste à l'extinction dans la sécession en même temps qu'elle redonnera sa place au travail humain dans le travail de la nature, qu'elle produira pour des compositions organiques variées du capital[3]. Il est d'importance pour les sociétés émergentes de faible envergure de se situer dans ces deux logiques d'empire. Dans cette impérialisation et archipélisation du monde il faudra se situer dans une production mondiale différenciée proposée par ce nouveau producteur de moyens de production, avec des compositions organiques variées du capital ou comme sous-traitant de la production monopolistique de l'Occident qui maintenant résiste au nouveau cours du monde. Ce qui revient à se situer dans une chaîne de valeur mondiale ne serait-ce que pour obtenir du monde sa production standardisée. L'économie de marché n'est pas née en Occident, l'économie de marché y a été associé au capitalisme, cela est une singularité occidentale. En Chine l'économie de marché a précédé le capitalisme, elle a été associée à l'empire. Le degré de développement du marché est associé à l'urbanisation, à la division technique du travail. La Chine n'a pas le même rapport au monde que l'Occident, le même rapport à la nature, le même rapport au travail. Pour la Chine, il n'y a pas de marché global dont le but serait de détruire les marchés locaux, il y a des marchés et un empire dont la force est d'abord la capacité de production.

Dans le cours des choses donc, plutôt que de s'épuiser à vouloir résister à l'empire américain, l'Europe devrait développer, dans le sillage de la baisse de son pouvoir d'achat, la stratégie suggérée Deepseek : produire mieux avec moins d'énergie pour vivre mieux, elle-même et sa périphérie en associant autrement capital et travail. Le destin de l'Afrique et de l'Europe est lié : il a été lié par le colonialisme, il doit être lié sur la base du nouveau paradigme de complémentarité du travail vivant et du travail mort. Le président Macron apostrophe les jeunes générations africaines, il se trompe de public : les générations africaines sont acquises au changement d'époque, mais pas encore les jeunes générations européennes. Les jeunes générations n'ont pas voix au chapitre politique, les vieilles générations européennes ne veulent pas montrer qu'elles les poussent à la guerre.

Du départ des riches européens opposés à une telle stratégie, qui préféreraient migrer aux USA et laisseraient ainsi le champ libre à ce nouveau paradigme, il ne faudrait donc pas se lamenter. Mais il faudrait accepter un rajeunissement de la population si l'on veut que le travail vivant s'incorpore le travail mort plutôt que l'inverse, car le vieillissement de la population a poussé à la substitution du travail vivant par le travail mort. Si donc à la baisse du pouvoir d'achat et au départ des tenants de l'ancienne stratégie d'accumulation, on ne résiste pas, si on accepte une migration qui rajeunira et transformera la société, mais non par la force, on peut pressentir un retournement de situation quant aux rapports avec l'Afrique et la migration. Il n'y a pas en Europe de véritable débat entre musulmans et non musulmans, il y a volonté de domination. Autrement, la migration deviendrait une force et non une faiblesse, on exporterait un travail mort vers le Sud et on importerait du travail vivant vers le Nord, et l'un s'incorporerait et compléterait l'autre, serait avantageux pour les deux parties. L'Europe prendrait le contre-pied de l'Amérique quant à la consommation d'énergie et l'accumulation de capital fixe tout en restant dans le cours des choses, amortissant son capital fixe et le recomposant. Elle dispose des ressources qui lui permettront d'influer dans le nouveau cours des choses, d'influer autrement sur son environnement, l'Afrique et le Moyen Orient. L'Europe s'écarterait de l'Amérique pour préserver un Occident qui aurait renoncé à être l'unique centre du monde. L'Amérique est une colonie, son destin est manifeste. Elle doit autrement faire avec le reste du continent américain. La Russie impériale reste centrée sur la compétition militaire. L'objectif de la Chine n'est pas de détruire l'Occident, il est de le réformer, comme celui de réformer le monde selon une pensée non dichotomique, processuelle. L'Europe ne doit pas se rêver en empire, elle ne pourra pas le faire sans l'Afrique, face aux deux autres empires. Elle ne pourra pas faire empire sans comprendre les autres.

Du fait que la civilisation du blé est radicalement différente de la civilisation du riz, il n'y aura pas d'hégémonie chinoise. L'hégémonie occidentale est venue buter sur la civilisation du riz parce que le monde ne pouvait pas être uniformisé. L'échange de « valeurs » entre les deux civilisations ne peut aller que jusqu'à un certain point. Le « formatage historique » des sociétés va évoluer dans une certaine mesure, mais plus dans le sens occidental. Il y a dans l'évènement Deepseek, ce qui rappelle une méthode chinoise distinctive. C'est une méthode indirecte qui, au lieu de tirer sur la plante pour qu'elle grandisse, au lieu d'agir directement sur les choses, travaille sur les propensions qui décident du cours des choses. Alors que la domination occidentale favorisait et profitait de certaines propensions dans le cours des choses, elle en écrasait d'autres, déséquilibrant le monde, concentrant le capital, le travail mort, à un pôle et les populations, le travail vivant, à un autre.

Civilisation matérielle, économie de marché et capitalisme

Quand on parle de « valeurs », il faut d'abord penser à la hiérarchie sociale, à la valeur qu'accorde la société aux différentes positions sociales. Dans la civilisation occidentale l'économie de marché s'est développée avec le capitalisme au point qu'ils ont été longtemps confondus. Aussi dans le marchand peut se cacher le capitaliste, tout le monde est marchand, mais tous ne sont pas capitalistes. D'où la croyance que l'on ne pouvait pas dissocier marché et capitalisme. Cette confusion subsiste, malgré les travaux célèbres de Karl Polanyi et de Fernand Braudel, parce qu'elle est intéressée. Elle sert la domination idéologique de l'Occident. Si l'on définit le capitalisme comme le sommet de la hiérarchie marchande à la suite de Fernand Braudel et non comme une abstraction totalement abstraite, on peut affirmer que seul l'Occident a accepté que cette hiérarchie puisse dominer la société, commander aux autres hiérarchies sociales. L'histoire de toutes les sociétés ne montrent pas celles-ci différenciant une classe guerrière pour la porter à leur direction. Les guerres sont toujours présentes dans la formation des sociétés, mais elles ne différencient pas toutes une classe guerrière pour conduire la société. Le développement de la société marchande en Europe a permis de soustraire la société à l'influence de l'institution religieuse et à son monopole du savoir. Mais elle en a fait le monopole d'une autre institution qu'elle a entretenue. Société marchande qui n'en a pas moins hérité du point de vue sur les choses de la société religieuse, point de vue divin surplombant, instituant la dichotomie entre théorie et pratique, la division entre société savante et société ignorante. La Chine a conservé une hiérarchie sociale antique, le PCC sa nouvelle bureaucratie céleste bien enracinée, refuse de céder le pouvoir à la hiérarchie marchande, celle-ci ne commandera pas à la société et à la société marchande. Le PCC commandera à la vie marchande, mais aussi servira la vie marchande. La hiérarchie marchande sera au service de la société et la société au service de la société marchande. La compétition au sein de la société marchande et de la société n'autorisera pas de monopoles marchands qui organisant la compétition marchande cloisonneraient les intérêts de la société marchande, les sépareraient de ceux de l'ensemble de la société. Planification et marché, compétition et monopolisation, sont l'un dans l'autre, se substituent l'un à l'autre, mais se complètent. Les monopoles n'imposent pas la compétition, ils la soutiendront. Pense-t-on toujours comme le laisse entendre les croyances occidentales que l'individu mieux que quiconque connaît son intérêt, que sans liberté individuelle pas d'innovation ? Il devient évident avec la Chine que c'est l'intérêt collectif qui fait la compétitivité et que c'est le travail collectif qui fait l'innovation[4]. Le développement de la vie marchande n'a pas besoin d'une société dirigée par la hiérarchie de l'argent, mais d'une hiérarchie de l'argent qui sait faire avec les autres hiérarchies sociales, ce qui développe la vie marchande et le bien-être de la société. Bien-être et vie marchande peuvent diverger. Une classe capitaliste se préoccupe de sa reproduction et de ses intérêts plus que de l'alignement de ses intérêts avec ceux de la société, plus de ses monopoles que de leur alignement avec les intérêts de la société. Ceci passe avant cela. Il faut distinguer entre une classe sociale et une hiérarchie sociale. La reproduction de la classe sociale est interne, sa hiérarchie est une production de sa compétition interne, celle de la hiérarchie sociale est externe, elle est la production de la société entière. Les individus ont le choix quant à quelle hiérarchie sociale investir. Une société complexe, à la division du travail développée, ne se compose pas nécessairement de classes sociales, mais nécessairement de hiérarchies sociales.

La machine et nous

La machine est en nous et hors de nous. Hors de nous parce qu'elle est une externalisation, une objectivation d'un savoir subjectif. Les Occidentaux sont des peuples de l'Idée. Elle est en nous, parce que nous l'avons internalisée. Les Extrême-Orientaux étaient les peuples de la vie (François Jullien). La machine, du fait de ces deux mouvements d'externalisation et d'internalisation, est un prolongement de nos activités et intentions. Elle fait partie de notre inscription dans le monde, de notre procès d'individualisation. La machine n'est donc pas un objet figé, mais un être en devenir qui s'inscrit dans un processus d'adaptation continu de l'homme à son milieu (Gilbert Simondon). La machine est un moyen d'aller plus loin dans la connaissance de la nature dont nous faisons partie. En s'objectivant, le savoir extrait de l'activité d'un travail qualifié, d'une expérience réussie, peut être objectivé dans un objet, une machine, pour être approprié par une classe de propriétaires ou être incorporé dans un travail humain moins qualifié ou différent qui s'en trouve requalifié. Le travail qualifié peut être réapproprié par le travail en général au lieu d'être objectivé dans des machines coûteuses que s'approprieraient et que commanderaient des propriétaires pour commander au non-propriétaires. L'homme est une machine intelligente, il s'incorpore des savoirs faire qu'il automatise et en étant confronté à des situations inédites, il éprouve son intelligence. Son intelligence s'éprouve dans sa capacité à s'habituer à se déshabituer. La machine non humaine intelligente que l'homme ne peut pas s'incorporer parce qu'il ne peut pas s'incorporer l'énergie qui l'anime, sa vitesse d'exécution et sa capacité de calcul, peut l'assister à condition qu'il veuille bien la juger dans les conséquences de ses choix et non par la connaissance de sa « boîte noire ». L'Occidental porte plus d'importance à l'individu qui agit qu'aux conséquences de son action. C'est connu, la phrase commence par le sujet, mais pas partout ailleurs. La machine aidera plus l'homme à se connaître lui-même et la nature, à l'heure actuelle, elle doit moins servir à se substituer à nous-mêmes, qu'à accroître nos connaissances et compétences.

La propension des sociétés à marginaliser la culture technique est corrélative à la propension capitaliste de dissocier le travail mort du travail vivant et à substituer constamment le premier au second. On ne cesse pas de se plaindre d'une telle propension dans la société, chez les étudiants et les femmes, mais on fait tout le contraire en dissociant le travail mort du travail vivant. La culture technique d'une société exprime le rapport de la société au savoir, sa tendance à l'externaliser et/ou l'internaliser. A la base, il y a certainement la dichotomie de la théorie et de la pratique qui fait la différence entre l'Occident et l'Extrême-Orient. Dichotomie qui est institutionnalisée par la division de la société en classes propriétaire et non propriétaire. Pour qu'il y ait ruissellement de la richesse des riches aux pauvres, c'est au ruissellement du savoir qu'il faut d'abord penser. Dans les sociétés postcoloniales où le chemin emprunté consiste à importer les institutions des « sociétés modernes », on importe les universités mais pas leurs laboratoires, on donne aux jeunes des universités, mais pas la culture technique nécessaire à la construction de leur avenir. J'incline à penser que l'on ne fait pas suffisamment confiance à leur envie de réussir, à leur capacité d'apprendre et de surpasser les maîtres de l'heure. Pourtant, le peuple algérien aime les défis.



Notes

[1]Confucius. Entretiens. I.1

[2]Présentation du livre d'Arnaud Orain. Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIᵉ - XXIᵉ siècle). Flammarion. Janvier 2025.

[3] C'est cette notion de composition organique du capital empruntée à Karl Marx que j'aimerai associer à celle de formes de capital de Pierre Bourdieu.

[4]Interview du patron de DEEPSEEK : l'avenir de l'IA, etc. https://www.youtube.com/watch?v=ygn6MpgF7g0

https://www-163-com.translate.goog/dy/article/J7MP7LTE05118DFD.html?_x_tr_sl=zh-CN&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc