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Au jardin des deux rives

par Abdelhak Benelhadj

C'est avec beaucoup d'hésitation que je confie ces lignes au Quotidien d'Oran. Merci à Abdou Benabbou de lui accorder l'asile. Ecrit le jour des faits qu'il rapporte, je l'ai retrouvé par hasard dans mes archives. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis et je demeure triste à observer que le monde, que ce monde que nous partageons n'a malheureusement pas changé. Il s'est même aggravé. Même l'Europe Unie doute.

Ma pensée va, comme celle de la plupart de ceux qui lisent ces mots, à la Palestine et à ses millions d'êtres humains qui lèvent les yeux au ciel et attendent la mort, sous une oppression qui dure depuis au moins 1948.

Encore plus triste que cela : les chefs d'Etat et de gouvernement (pas seulement arabes et musulmans, car la Palestine n'est pas une affaire cultuelle ou culturelle) qui observent en silence et regardent ailleurs en bavardant, sous le regard de la multitude de citoyens désemparés.

Cette année, la Communauté urbaine de Strasbourg et la commune de Kehl ont édifié un jardin : le « Parc du Rhin » a cédé la place au « Jardin des deux Rives », un espace de récréation partagé, uni par un nouveau pont piétonnier scellant à la fois l'union entre les deux villes, mais aussi symboliquement entre les deux pays.

C'est à cet endroit, là où le « Pont de l'Europe » a été plus tard construit, que les alliés, militairement encadrés et équipés par la puissante Amérique, ont franchi le Rhin en 1944 pour filer prestement vers l'Est en direction de Berlin...

Un lieu sur les bords d'un fleuve, tantôt frontière chargée de souvenirs tragiques, tantôt viaduc.

Ce samedi 1er mai vers 22h45, Allemands et Français ont fêté l'élargissement de l'Union européenne à 25 membres, par un feu d'artifice spécial, grandiose. Sur les deux bords une foule immense, sans que l'on puise distinguer le Bade-Wurtemberg de l'Alsace. La lune blafarde dessinait les ombres de la multitude entremêlée et se mirait sur le fleuve qui coulait nonchalamment vers la mer du Nord.

Les notes symphoniques de Beethoven et les reflets des lumières sur l'eau ajoutaient en magnificence à une cérémonie toute en solennité. Et seuls les éclats de rire des enfants des deux rives rompaient le silence réservé et un peu déconcerté des adultes.

Karima, Nedjma et Yacine tout émoi contenu écarquillaient les yeux où se reflétaient des gerbes de fleurs multicolores. Ils applaudissaient de concert à chaque explosion. Ils étaient trop petits pour comprendre. Mais mes enfants se doutaient un peu, confusément, que cette fête ne portait pas leur nom. Cette cérémonie n'était pas la nôtre. Nous n'en étions que les invités.

Hélas ! Je n'avais pas sous la main d'autres fêtes à leur offrir que l'exemple de l'émotion et la fierté de ces peuples qui confondaient leurs destins.

Au moment où, à des milliers de kilomètres de là, sur les rives d'autres fleuves, le fracas du fer et du feu - sans aucun artifice - endeuillait les yeux des mères.

Nos pays à nous ont une jeunesse qui attendra encore le jour où nous aurions une union à célébrer.

En rentrant à la maison, à quelques centaines de mètres de là, j'ai subrepticement jeté un coup d'œil sur les titres de la presse algérienne du lendemain.

A l'évidence, le mot « union » n'appartient pas encore à notre dictionnaire.

Pont de l'Europe, Strasbourg, samedi 1er mai 2004.