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Acrobaties parlementaires françaises: Du palais Bourbon à Matignon, le spectacle est continu

par Abdelhak Benelhadj

La plupart des commentateurs de l'histoire politique française oublie qu'au printemps 1958, le retour du Général s'est fait par la petite porte et selon les règles de la Constitution de la IVème République. Il ne pouvait, à moins d'un coup d'Etat, en être autrement.

C'est donc en Président du Conseil qu'il reprit en main les affaires de la France. Mais ce changement à la tête du pays est plus qu'un simple changement de chef d'Etat ou de Constitution. La France, en effet, va retrouver un lustre, une dimension, une stabilité, une image et une autorité qui remonte à loin dans le passé.

Un mariage heureux de la République et de la monarchie (ce que Napoléon, le parvenu, pompeusement célébré aujourd'hui, n'avait jamais réussi) avec une filiation qui relie Charles de Gaulle aux plus prestigieux souverains qui ont fait la France, de Philippe-Auguste à Louis XIV dont la statue équestre se dresse fièrement devant le château de Versailles par la grâce du roi bourgeois Louis-Philippe et de la... Française des jeux...

C'est en cette image que les autres nations l'ont reconnu. Le reflet spéculaire dans lequel les Français se sont avantageusement mirés.

Tout cela n'est plus. Après l'avoir voué aux gémonies, F. Mitterrand, le « florentin », s'était accroché à la moindre miette de pouvoir héritée du « coup d'Etat permanent ». Après le très populaire J. Chirac, N. Sarkozy et ses successeurs ont achevé d'en ruiner l'esprit et la lettre. Economie, finances, industrie, commerce, prestige international... ont été réduits à ce qu'est devenue la France d'aujourd'hui.

Dernier épisode en date de cette glorieuse dégringolade, une alliance improbable, mais tout compte fait parfaitement logique, entre François Bayrou, un descendant roué de E. Faure, et des socialistes en déshérence, pour sauver la mise à un « Mozart de la finance » que Luc Ferry maltraite tous les dimanches sur LCI avec une furie suspecte.

Les faits

Lundi 03 février 2025, le PS annonce, ce qui était pressenti depuis de longs mois : il ne votera pas la motion de censure déposée par LFI contre les 49.3 présentés par le Premier ministre. La ligne Hollande-Jospin et des dinosaures du PS semble avoir prévalu.

Cela a provoqué d'inévitables remous dans le Landerneau.

La position de LFI était claire depuis longtemps. Elle est seule en vérité à défendre un point de vue politique sans aucune ambiguïté. « Radical », « sans concessions », « totalitaire », « intégriste »... les qualificatifs offensants ne lui ont pas été épargnés. Le PS sera tenu pour ce qu'il est dorénavant pour nombre d'Insoumis : « un parti social-traître » qui soutient un gouvernement de droite « sans participation » et qui renie ses engagements devant les électeurs. Le costume était prêt et ajusté à ses reniements depuis 1920.

La conséquence a été prévue et communiquée en de nombreuses circonstances : aux prochaines échéances électorales, en face de chaque candidat PS qui aura renoncé à sa parole, il y aura un candidat LFI.

* Le RN pouvait décider de voter la censure présentée par LFI sans dommages pour ses liens avec la droite, tout en continuant à jouer sur les deux tableaux : être dedans (en soutenant) et dehors (en critiquant), pour le patronat, d'un côté et pour le « petit peuple de France » qui en souffre, de l'autre. Un jeu d'équilibriste qui exige talent et virtuosité. Hélas ! Jean-Marie l'artiste, le tribun hâbleur expert en mots qui tuent, n'est plus là.

* La position similaire du PS, défendant la France du travail tout en pratiquant une politique contraire à ses intérêts. Une parole de gauche et un vote de droite. Une tradition de trapéziste émérite, la même en usage depuis juillet 1983 et le revirement « européen » d'un F. Mitterrand, inspiré par les « visiteurs du soir ».

Que Bayrou partage ou non les idées du RN n'a strictement ici aucune importance : seules comptent les combinaziones efficaces à la mode IVème République, permettant la survie du gouvernement.

Contorsions, réalisme, opportunisme et opportunités

Mais tous ces scénarii ne peuvent être envisagés que si les députés PS décident de voter dans le même sens que leur parti. Avec une difficulté supplémentaire : que le nombre de députés PS qui votent « pour » ne dépasse pas la vingtaine. Notons que si ce cas (très improbable se produit), l'éclatement du PS serait menacé.

* C'est en attente d'une meilleure appréciation de la situation que le RN a préféré reporter l'annonce de son vote de la motion de censure de LFI à mercredi. Pour voir venir...

03 février, 13h. Philippe Balard (député de l'Oise et porte-parole du RN) à la question d'une journaliste de BFM qui lui demandait « quand la position du RN sera connue », sans hésiter, il répond : « dans deux heures, à 15h. Nous nous réunissons autour de Marine Le Pen et de Jordan Bardella qui nous donnerons leur analyse de la situation, leur point de vue. Une décision sera prise à l'issue de cette réunion. »

Question : « À titre personnel, quelles sont vos convictions?»

Réponse (hésitante) de Philippe Balard : « Je me rangerai à la décision qui sera prise... Son collègue J.-Ph. Tanguy (président délégué du groupe Rassemblement national à l'Assemblée) avait été moins incertain, même s'il s'alignera plus tard sur une position contraire.

Il est de notoriété publique que les membres du RN, disciplinés, sont dépourvus de « convictions personnelles ». Ils sont tous suspendus à la seule sentence qui vaille, celle de Marine Le Pen.

* A 14h, la décision de non-censure du PS tombe (54 «pour» la résolution, 4 « contre »)

Argument : «Ce n'est pas un bon budget, mais il vaut mieux un mauvais budget que pas de budget du tout. Ce qui explique que nous ne voterons pas pour la motion de censure. »

Quel étrange raccourci. À quelles petites acrobaties mènent les « petites avancées »...

L'impression de confusion (et de culpabilité) se renforce avec une autre décision encore plus illisible.

Le groupe PS de l'Assemblée (en vertu de l'art. 49.2) dépose une mention de censure, inoffensive, que personne probablement ne votera, exprimant une contestation de l'expression « le sentiment de submersion » utilisée (sciemment) à propos de l'immigration, par le Premier ministre le 28 janvier, reprenant ainsi à son compte le vocabulaire en vigueur aux extrêmes.

* Le «groupe Corbières», réfugié chez les écologistes, lui aussi se contorsionne : il votera la motion de censure, sans condamner ses «amis» socialistes en se ménageant de bonnes relations en vue de prochaines échéances...

Les politiques avisés ne perdent jamais leur sens élevé du réalisme politique... Sur ce point, une question : les socialistes auraient-ils été payés par la promesse d'une adoption prochaine d'une réforme du scrutin vers plus de « proportionnelle » censée réduire la pression que LFI pourrait exercer sur eux lors des prochaines échéances ?

En prenant garde à ce que cette réforme ne profite pas au Rassemblement National, lui aussi intéressé par l'instauration d'un scrutin proportionnel qui amplifierait ses succès.

Tout cela reste cependant de l'ordre de la spéculation. On ne change pas de mode de scrutin en appuyant sur un bouton. De plus, il y a tant de scrutins proportionnels différents...

En fait, ces partis ne se déterminent pas en fonction de leur analyse et évaluation propre de la situation économique, sociale et géopolitique de leur pays, mais surtout en fonction de la position relative de leurs adversaires. D'où le flou de leurs positions et la difficulté à comprendre et prévoir leurs choix. C'est pourquoi il faut davantage porter attention à ce dont les votes et leurs changements sont le reflet du monde réel. Rester confiné à l'espace politique de la représentation revient à rendre compte du monde à partir de la caverne de Platon.

L'instabilité des votes et des partis a sans doute incité dans la précipitation, le jour même, le Premier ministre à utiliser non pas un, mais deux 49.3 (budget et sécurité sociale). La météo parlementaire est à l'orage, les humeurs sont volatiles, autant saisir rapidement les opportunités qui se présentent et ne pas donner l'occasion de changements d'avis. F. Bayrou restera vigilent pour les nombreuses motions de censure suivantes. Il sait la jungle pernicieuse et imprévisible. Les coups tordus peuvent venir à tout moment, de tous bords, surtout du sien.

Quoi qu'il en soit, le PS a choisi (délibérément, en toute connaissance de causes et de conséquences) une voie périlleuse. C'est sans doute pourquoi les « éléphants », les principaux acteurs de son revirement (pressenti dès le second tour des législatives début juillet 24), ont disparu du paysage médiatico-politique et ne courent plus face aux micros et aux caméras.

Pour enfoncer les socialistes dans leur inutilité, le Rassemblement National a décidé, ce mardi 04 février, de ne pas voter la mention de censure présentée par LFI, revendiquant ainsi, avec E. Ciotti, de manière évidente le camp auquel il appartient.

F. Bayrou exulte et nage dans le bonheur. Il avait peur d'une majorité contre lui. Voilà que l'Assemblée lui déroule le tapis rouge et lève tous les écueils redoutés.

Le triomphe modeste, le sourire en coin, il a les mains libres pour corriger l'erreur d'un Jupiter démonétisé qui s'est dissout dans ses petits calculs de politicien amateur. Place au professionnel ! Ce faisant, F. Bayrou conforte une position acquise de haute lutte en s'imposant le 13 décembre dernier. Macron et la Constitution ont achevé de consommer le crédit qui leur restait, après plus de vingt ans de démolition par ceux qui en avaient la garde.

Quelle revanche sur l'histoire ! Lui qui a si longtemps piétiné sur le seuil, dans les antichambres du pouvoir... Il y a certes, cette mise en examen pour complicité de détournement de fonds publics dans l'enquête des assistants d'eurodéputés du MoDem... qui a emporté cinq ans plus tôt Sylvie Goulard, sa candidate Modem à la Commission.

Le PS demeure isolé à Assemblée. Les écologistes et les communistes qui l'avaient accompagné lors des premiers entretiens avec F. Bayrou l'ont abandonné. Ils vont voter la motion de censure LFI. Il lui restera l'espace de la communication opposée qui est généralement dévolu à ceux qui n'ont plus de prise sur la réalité. Singulière situation pour des adeptes du « réalisme ».

Il est cependant manifeste que la gauche française a essuyé un grave échec, sous quelques labels qu'elle se présente, quels qu'aient pu en être les architectes, les perdants et les gagnants (s'il en est).

J.-L. Mélenchon a été moins disert que d'habitude. En entomologiste brillant de la vie politique de son pays, il a résumé la situation en des termes lapidaires : « Le Nouveau Front Populaire est réduit d'un parti »

Il sait, sûrement avec certitude qu'il s'est réduit de bien davantage...

Conclusion

Cet épisode de la vie politique française semble clore un chapitre. Il est possible que le gouvernement Bayrou ait une espérance de vie plus longue que redoutée par les uns et espérée par les autres.

Il est toujours possible de rêver à la réaction salutaire d'électeurs appelés à prendre leur destin en main, à des échéances prochaines, pour les espérer compenser et corriger l'échec de leurs représentants.

Même s'il faut se garder de toute prévision, par nature imprudente, en ces matières, il faut bien reconnaître qu'il n'y a plus en France d'hommes (ni de partis) à même d'initier une politique spécifiquement, authentiquement nationale. Il n'y a plus d'hommes providentiels à sortir d'un chapeau.

L'Assemblée française est de plus en plus une chambre régionale autorisée à valider des lois surplombées par les directives écrites à Bruxelles avec une Commission qui échappe à l'influence de Paris.

La manière cavalière avec laquelle le commissaire Thierry Breton en a été chassé en septembre dernier, renseigne sur le poids de la France en Europe et dans le monde. L'observateur le plus indulgent voit bien qu'elle ne participe plus à aucun tour de table qui écrit l'avenir du monde, ni en Europe, ni au Proche-Orient, ni en Afrique...

Reste les héritages et les hommages qui ne durent guère.

Son état de faiblesse (économique et politique) lie désormais intimement son sort à celui d'une Europe démembrée, divisée, sans gouvernail ni gouvernants, mais livrée à une compétition féroce interne et externe qui laisse libre cours à des forces redoutables qui se déchaînent dans le monde. Il est à craindre que les Français restent plus spectateurs qu'acteurs de ces mutations aussi rapides que violentes.

UBICUITÉ POLITIQUE

Vieille digression philosophique

En politique comme en toutes circonstances de la vie, il est des questions qui échappent au temps. Une question comme celle-ci qui obsède les politiques. Comment faire pour gagner à tous les coups ?

« Pile, je gagne. Face, tu perds. »

Le mieux, pour ne jamais (se) perdre, serait d'être dedans et dehors (comme l'a imaginé F. Möbius), pour et contre, pour le « oui » et pour le « non », adopter le « ni-ni » mitterrandien, le « en-même-temps » macronien, se positionner à l'attaque et en défense, couché et debout (comme Bouddha), à gauche et à droite (sous le strabisme divergent de Janus)... dans la majorité et dans l'opposition...

Comment peut-il en être ainsi? Être ici et là en même temps?

Ce désir ubique s'oppose à la bifurcation, à la contradiction radicale entre « être » et « non-être », au point triple d'une physique et d'une topologie impossible ?

Sinon comment pourrait-on dresser une comptabilité en partie double ? Comment faire le bilan de ses indulgences et de ses péchés et « rendre compte » de l'exercice de sa liberté?

L'homme, ne devrait-il pas accepter modestement, sagement d'être d'un côté ou de l'autre, mais pas des deux côtés à la fois ? Des sages l'y ont invité par le passé.

« Choisir, c'est renoncer »1

« Ne pas choisir c'est encore choisir » (J.-P. Sartre).

Autant suggérer à Hegel de se tirer une balle dans sa dialectique et à Sisyphe de continuer de traîner pour l'éternité, son rocher de part et d'autre d'un destin symétrique ?

Ce dilemme ne se produit pas dans le vide immanent. Il participe d'une lutte acharnée entre des intérêts divergents, strictement, irréductiblement et inévitablement opposés.

Derrière l'élection, il y a les électeurs. Et derrière les électeurs, il y a le conflit sempiternel de l'administration de la production des richesses et de leur répartition entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui louent leur travail contre un peu de sel...

Pour occuper cette fonction, cette position non-localisable, cette « utopie », ce statut introuvable... les prophètes ont eu le privilège de le croiser et de convenir :

Seul Dieu peut se dire « Je suis partout ».



1- Mot prêté à André Gide. D'autres l'attribuent à Mendes France, à Dominique Lévy-Chédeville... Les bons traits ne sont jamais orphelins d'auteurs...