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Produire pour soi et pour autrui

par Arezki Derguini

Produire pour soi, depuis Adam Smith, signifie produire pour autrui. Économie de marché et division du travail obligent. Mais produire pour autrui dans un monde concurrentiel signifie élever constamment sa productivité sociale. Comment donc cela est-il possible ? On voudra montrer ici que la réponse tient dans les rapports qu'entretiennent entre elles les économies domestiques et l'économie mondiale, dans les dispositions de soi vis-à-vis du monde.

Le monde change. Il change de civilisation dominante, le lien social change. Les derniers siècles ont vu la civilisation occidentale étendre son hégémonie sur le monde entier. Le monde voit aujourd'hui son centre de gravité se déplacer vers l'Asie pacifique. Le lien social longtemps sous le joug de la tradition obéit à la loi de la libre association. Sous l'hégémonie occidentale, le lien social et l'ordre social se sont désacralisés. Le constitutionnalisme[1] désacralise la Constitution et le sacré se réfugie dans l'intime. Le monde n'a comme plus besoin du sacré pour se stabiliser. La compétition coopérative des intérêts au travers de la libre association, ou la compétition sous coopération contrainte, serait désormais suffisante. Mais sacré, sécurité et liberté s'opposent-ils vraiment, ou n'est-ce le fait que d'une civilisation qui les a dissociés en apparence ?

S'émanciper, se décharger sur autrui

Émancipation. Sous l'hégémonie occidentale, l'air du temps appartient à l'émancipation. Émancipation vis-à-vis de la nature d'abord : l'humain s'efforce de se soustraire à la nécessité. Cela donnera tout d'abord la société esclavagiste qui différenciera l'homme libéré de la nécessité de celui qui lui est soumis. Elle fera du captif ennemi et de l'endetté incapable d'assurer ses besoins, les esclaves de la nécessité. Avec la cité grecque se met en place l'opposition de la société et de la nature, de l'homme libre et de l'homme soumis, du civilisé et du barbare.

Libre au service d'autrui. Avec la naissance de la civilisation thermo-industrielle en Europe, le déplacement de la capacité de production du travail humain et animal au travail des machines, avec le passage de l'économie domestique à l'économie marchande et la transformation de la relation personnelle en relation marchande impersonnelle, qui a pour principe servir autrui pour être servi, la relation sociale passe par le pouvoir d'achat. Plus on pourra servir de clients, plus on pourra être servi en retour. La hiérarchie des liens sociaux passe par les positions sociales dans le marché, par le pouvoir marchand. Le travail marchand est général, il gagne toutes les relations, tous les services. La personne disparait derrière le service rendu ou est dans le service rendu. Le travail domestique est salarié ou marchand externalisé. La solidarité sociale n'a plus besoin de la famille, les parents n'ont pas besoin des enfants pour leur retraite, ils ont besoin d'eux pour l'héritage, pour l'entreprise dont ils sont propriétaires et qu'ils peuvent léguer. L'économie marchande continue de distinguer des propriétaires et des non propriétaires. Se réserver alors à servir une personne, un enfant ou une personne âgée, comme dans l'économie domestique, c'est la desservir. Servir plusieurs personnes, comme dans l'économie marchande, c'est être en mesure de mieux la faire servir, de lui offrir davantage de services et plus qualifiés. C'est se spécialiser dans un service, parmi d'autres services dont on a besoin et qu'il faudra obtenir. En servant à plusieurs personnes un service, on sera servi pour les différents services dont on a besoin par plusieurs personnes. On dépend de plusieurs personnes, plusieurs personnes dépendent de nous. Une personne sera en sécurité, si le service qu'elle rend lui permet d'obtenir les services dont elle a besoin. Une personne sera libre, si elle l'est du besoin d'effectuer elle-même telle ou telle tâche nécessaire à son entretien. Elle sera d'autant plus libre que le service qu'elle choisit pour se spécialiser lui permettra d'obtenir les services dont elle veut se dispenser, que le nombre de prestataires qui travaillent pour elle est nombreux. Que ceux qui la serviront seront plus nombreux que ceux qu'elle sert.

Nature ou société, nature dans société. L'opposition nécessité et liberté suppose une autre opposition, celle entre nature et société. Une société soumise à des lois qu'elle se donne, une nature soumise à des lois aveugles. Oppositions dichotomiques, complémentaires, mais comme les premières se soumettant les secondes. Le philosophe romain Cicéron déclarait, rapporte le prix Nobel Stiglitz soucieux de la solidarité des libertés individuelles et collectives, il y a environ deux mille ans : « Nous sommes esclaves de la loi afin de pouvoir être libres » ; de la loi des hommes seulement ? ne se demande pas Joseph Stiglitz. Il est vrai que Dieu a accordé aux croyants la domination de la nature en soumettant celle-ci à des lois[2] et en accordant à la Science le pouvoir de les découvrir. Ainsi le savant s'est-il élevé au point de vue divin au-dessus des choses, même après avoir cessé d'être croyant. Aussi peut-on dire que les uns, en séparant nature et société, choses sans âmes et âmes humaines, nécessité et liberté, ont soumis les autres aux lois de la nature pour pouvoir se soumettre à leur propre loi. Mais en voulant dépendre de leurs choix et non pas de ceux des autres, ni ceux de la nature, les humains ne pouvaient être tous égaux, ni les non-humains les égaux des humains. Les humains se répartirent alors en maîtres et en esclaves, en monde libre et monde assujetti. Nature que l'on disait séparée de la société se retrouvant dans la société.

Se décharger sur autrui. Les choses n'ont pas changé depuis l'économie domestique, elles ont seulement changé d'échelle. Elles sont passées de l'échelle de la famille à l'échelle de la société. Elles sont toujours affectées par une hiérarchie sociale. Et cette hiérarchie continue de se déployer sur plus grande échelle. L'idéal d'émancipation n'est pas nouveau, il est seulement devenu explicite prétendant à l'universalité, mais il reste celui d'une société esclavagiste, qui vise à libérer un monde en lui soumettant d'autres mondes, à le décharger de la nécessité pour la passer à d'autres. Et c'est cet idéal commun entre riches et pauvres qui autorise le colonialisme entre les peuples. C'est la nation qui se veut libre, et non plus seulement ses riches, qui se déchargent sur d'autres sociétés de la nécessité. Le « monde libre » a voulu se décharger des tâches les plus lourdes sur les peuples d'Asie et se réserver les tâches nobles, les tâches de commandement. Il pensait faire travailler pour lui ces peuples travailleurs. Mais voilà qu'il doit se détromper. Le désir d'émancipation en s'universalisant, avec la décolonisation, n'a fait qu'accroitre le désir de souveraineté du « monde non libre ». La civilisation chinoise, d'abord sur ses marges acquises au marché mondial puis sur toute l'étendue de son influence, a trouvé les ressources pour travailler et servir les besoins du monde libre et en obtenir davantage pour les siens. D'autres sociétés, plus impatientes, ont préféré consommer plutôt que produire et travailler pour ses anciens maîtres. Elles ont pris des impasses pour des raccourcis, elles ont compris à leurs dépens que le socialisme les conduisait à un libéralisme pour mieux les asservir. Socialisme et libéralisme sont inséparables, tout dépend de la manière dont ils se servent mutuellement. Elles sont les deux figures jumelles qui marient l'individuel et le collectif. En écrasant l'individu, le socialisme mine le collectif. En détruisant le collectif, le libéralisme mine le collectif. Les sociétés impatientes qui ont voulu sauter le stade du capitalisme ont abouti à un mélange appauvri, néocolonial, de libéralisme et d'étatisme qui les dépossède davantage de leurs avoirs.

Les riches peuvent être la bénédiction ou la malédiction d'une société. Un monde est donc d'autant plus « libre » qu'il se refuse à la réciprocité avec les autres. Une société dont les riches refusent de partager les charges au fur à mesure de la progression de la division du travail et dont les intérêts se désolidarisent de ceux de la société, sont une malédiction. Elles le sont quand les sociétés dominantes se disputent les positions, les gisements de plus-value mondiaux et en oublient leurs concitoyens. Les riches et puissants qui identifient leur intérêt avec ceux de leur société sont une bénédiction. La société de classes pour assurer son équilibre a séparé les pouvoirs dans un système dit démocratique. Le système démocratique occidental constitue le dispositif politique par lequel l'identité des intérêts de classe peut être obtenue. Il constitue en même temps une scénographie par laquelle la société de classes se transforme en monde libre. Mais un tel dispositif et une telle scénographie ne suffiront pas à réaliser la congruence des intérêts. Cela dépend de la capacité de la société dominante à impliquer la société dans la compétition mondiale et à la rétribuer. Le colonialisme a assuré une association des intérêts de classes des sociétés colonialistes, il a dissocié les intérêts des sociétés colonisées de ceux des sociétés colonisatrices. Le colonialisme a expurgé la société colonisatrice de ses éléments dangereux et sur les sociétés colonisées l'a déchargée de ses tâches rebutantes.

Idéal de libre association et association de personnes

Idéal de libre association. Sortir de l'économie domestique ou familiale sous l'ère de la marchandise est comme une tendance générale au sein des sociétés postcoloniales. Une telle sortie porte à l'enrichissement, à l'empowerment, indépendamment de l'idéal d'autonomie ou d'émancipation qui peut l'animer. Lorsque l'ensemble des relations sociales est tenu par le marché, la société dite de marché est solidaire. Mais lorsque le marché ne peut s'incorporer toute la société, lorsqu'il doit compter sur une économie domestique qui n'existe plus ou ne peut plus supporter ses charges, la société s'effondre sur ses marges, les relations sociales ne se tenant plus. A été détruite la dimension non marchande, la dimension personnelle. Le travailleur qui ne peut plus offrir son service marchand ne peut plus alors compter sur des relations personnelles. À l'idéal du bien-être familial s'est substitué l'idéal de la libre association.

Association de personnes, économie domestique et économie de marché.

Il peut en être autrement lorsque l'économie domestique n'est pas livrée à l'économie de marché, lorsqu'à l'échelle de la société, l'économie domestique familiale n'est pas livrée à l'économie domestique de marché et que cette dernière n'est pas livrée à l'économie mondiale de marché. À l'exemple de la Chine qui développe sa théorie du double circuit de l'économie. Elle ne livre pas sa consommation au marché mondial, mais y porte des productions pour étendre la place de sa production dans la production mondiale. Il faut donc séparer économie domestique familiale et économie domestique nationale (économie de marché domestique) et économie mondiale de marché, pour mieux en gérer les rapports d'inclusion et d'exclusion. En distinguant ses trois secteurs, on peut envisager une incorporation de l'économie de marché par l'économie domestique familiale et une incorporation de l'économie mondiale de marché dans celle domestique. On peut ainsi gérer les transferts de population, l'accumulation et le développement du savoir-faire et du savoir-être. Bref, les trois secteurs peuvent s'échanger les populations selon une politique de formation et d'élévation de la productivité. Des riches qui substituent du travail étranger au travail autochtone sans substituer du travail autochtone au travail mondial sont une malédiction pour leur société. L'objectif final étant de porter la production domestique non marchande dans la production domestique marchande et celle-ci dans la production mondiale marchande. Ce qui se traduirait alors par une intériorisation d'un centre de gravité de la production mondiale. Une stratégie dotée d'un tel objectif ne peut être de courte échéance, elle doit ordonner les productions et les consommations diverses d'une manière précise. Elle ne peut être livrée à la libre initiative des riches, mais elle ne peut avoir lieu sans eux et leur association.

On peut donc être mieux servi que ne peut le faire la seule société marchande, si l'économie domestique passe dans l'économie de marché, si les liens personnels et sociaux complètent les liens impersonnels marchands. L'idéal de libre association n'en fait pas moins association de personnes, mais quelles personnes ? Il associe et dissocie, mais selon quelles modalités ? Les liens de personnes permettent non seulement de réduire les coûts de transactions en améliorant la circulation de l'information, mais aussi de mettre le savoir être dans l'agenda des collectifs, la question du comment être collectif, le comment être suffisamment solidaires et compétitifs. Pour les sociétés postcoloniales, une société composée de familles est supérieure à une société composée d'individus. Leur compétitivité, leur capacité d'épargne, d'investissement et de redistribution n'est pas comparable. Pour les sociétés capitalistes, les plus industrielles (Allemagne, Italie), le développement de l'économie de marché a été structuré par une économie non marchande, mêlant entreprises et familles, formant une large base de petites et moyennes entreprises. Des stratégies familiales ont fait échapper à la dissolution de la famille par le marché, des familles ont su s'incorporer l'économie de marché au lieu de se désintégrer, ont su faire avec l'économie de marché en ne lui cédant pas ses éléments, mais en s'en incorporant. Elles ont établi une base marchande solide, mêlant famille et marché, capable d'entrer sur le marché mondial et de s'y développer. L'histoire économique montre certaines dynasties familiales derrière le développement de l'économie de marché et le tenant. Les sociétés postcoloniales atomisées tombent dans le cercle vicieux de la pauvreté, elles ne peuvent établir ni solide base marchande ni valable hiérarchie économique.

Il se peut ainsi que l'économie marchande triomphe de l'économie domestique tout comme l'économie domestique triomphe de l'économie marchande et au bout du compte l'économie marchande domestique de celle mondiale ou inversement. On peut donc soutenir que ce sont précisément les liens personnels tissant les liens impersonnels qui font la réussite dans la compétition marchande. Que ce sont les liens personnels qui n'ont pas rompu face aux liens impersonnels et se les sont incorporés qui vont être en mesure de configurer le marché, son étendue et sa qualité. Je n'identifie pas les liens personnels aux liens individuels, mais les opposent aux liens impersonnels. Les liens personnels peuvent être sociaux, entre des individus de collectifs identiques ou différents ayant des affinités. Il faut les associer à l'interconnaissance. Bref, libre association ne va pas sans association de personnes, pour le pire ou le meilleur.

La libre association peut être soumise à une plus ou moins grande association dissociation de personnes. L'économie de marché s'étendant par le salariat public, la soustrait de l'économie domestique. Avec le paradigme de l'impersonnalisation des relations sociales que porte l'économie marchande, le désir de « société de marché », la libre association se substitue à l'association familiale chez les salariés. La libre association devient le leitmotiv de la société marchande, on dira de gauche, et de la société salariée en particulier. Cette dernière ne se rend pas compte toutefois que c'est ainsi qu'elle participe à la reproduction de la société de classes. Le mythe conforte la société salariée et abandonne l'héritage à la classe des propriétaires. La société marchande de droite ou société des propriétaires, dans une certaine conjoncture de lutte du libéralisme et du socialisme, a besoin de l'idéologie de gauche, de l'idéal de l'émancipation, pour tenir la classe ouvrière organisée. Pour la société des propriétaires, on ne se sépare, dans un certain sens, ni de la nature ni de la famille. Mais elle en éloigne les non-propriétaires ou leur concède ce qui ne peut nuire à leur appropriation. Avec le mythe de la libre association, le socialisme en Occident dans sa lutte pour l'émancipation et la libre association en améliorant les conditions de travail et de distribution du libéralisme, a protégé celui-ci du socialisme. Mais pas celle du monde. Le socialisme soviétique en soumettant cette libre association aux fonctionnaires en lieu et place des individus, en séparant socialisme et libéralisme, s'est effondré après avoir écrasé la dynamique sociale, la dialectique de l'individuel et du collectif. Une société marchande dominée par la société salariée sépare société marchande et société domestique, menace son existence.

Le marché en s'appropriant les relations sociales sépare les individus pour en faire des producteurs de services indépendants. Il spécialise les activités : pour élever un enfant ou prendre soin d'une personne âgée, il faut désormais dépendre de spécialistes étrangers à la famille. On n'est plus au service d'une personne ou d'un groupe de personnes, mais d'un public. Et plus le pouvoir d'achat sera élevé, plus le public sera grand, plus on pourra obtenir le service de plusieurs personnes, servir son enfant ou sa personne âgée. Le mieux ils seront servis, le mieux ils seront qualifiés ou le mieux ils se porteront. Avec le développement du marché, ce sont des collectifs qui seront au service de la personne. Mais avec eux les coûts s'élèvent, le coût des enfants et des personnes âgées. Plus la position sur le marché sera importante, plus le marché sera étendu, plus le collectif servant sera important. Le marché de manière impersonnelle établit une hiérarchie sociale en fonction des services dont peut bénéficier un individu. Il peut être segmenté, séparant un marché protégé, une population indigène et une autre allogène. Le riche et le pauvre ne disposent pas de la même quantité et qualité de services. Le pauvre allogène pas les mêmes services que le pauvre indigène, résultat comme d'une intrusion de l'économie domestique dans l'économie de marché. Tant que le pauvre indigène pourra obtenir les services nécessaires à sa sécurité, tant que le pauvre allogène pourra le servir, il pourra accepter son sort. On s'étonne que le passé refasse surface, on croyait l'avoir rasé ; que passé, il ne serait pas présent.

Capacité d'association

La liberté d'association n'a pas de sens sans une capacité d'association. Si donc le marché se développe, la tendance à l'impersonnalisation des relations ne sera pas vécue comme une régression, mais une progression. La logique des intérêts apparaitra supérieure à toute autre logique. La distinction que l'on a coutume d'établir entre valeurs et intérêts s'efface, après que l'idéal d'émancipation se soit substitué aux attachements concrets. Il n'y a pas de distinction réelle entre intérêt et valeur, sauf quand ce qui vaut est réduit à un idéal et que l'intérêt est réduit à l'intérêt matériel. Un intérêt présent et immédiat, mais pas nécessairement futur et final. Ils sont alors dissociés. Il y a alors divorce, il y aura de l'idéal pour le dépourvu et de l'intérêt pour le nanti. Tous deux, ce qui a de la valeur et de l'intérêt, c'est-à-dire ce qui nous importe et intéresse, sont confondus en fait en faveur de l'intérêt matériel, quantifiable et mesurable. L'intérêt matériel a pris toute la place de ce qui importe. Les USA renoncent à leur destin manifeste et se rabattent sur leur intérêt immédiat.

Le nouveau président des USA semble délaisser les valeurs de l'Occident, la démocratie, pour l'intérêt matériel de son pays. Il préfère les hommes forts qui ont une claire conscience de leur intérêt que ceux qui rêvent d'idéal. Le reste de l'Occident ne voit pas que c'est avec ces personnes qu'il veut et doit s'entendre pour se partager les ressources du monde et freiner le déclin. N'allez pas penser qu'il s'agit du déclin de l'Occident, mais de la civilisation thermo-industrielle. Il ne veut pas voir que la valeur démocratie a trop tendance à signifier la défense de l'Occident, mais pas suffisamment celle de l'Amérique et de ses intérêts. Somme toute, l'Europe ne connait pas son intérêt, si l'on pense qu'elle ne doit pas céder à l'Amérique. La civilisation thermo-industrielle doit gérer son déclin.

L'Amérique aime ses hommes riches, il faut y voir un reste de protestantisme. On peut déplorer que les Américains aient cessé d'être protestants et que cela étant, les riches aient cessé de constituer la bénédiction de l'Amérique, mais sa malédiction. Les riches américains disposent d'une liberté considérable relativement aux autres sociétés occidentales, mais reste à savoir si avec la déréglementation qui leur est favorable, la compétition mondiale les désolidarisera de leurs employés et concitoyens ou consolidera leur ancrage. Les inégalités et la paupérisation sont croissantes. On peut se demander pourquoi à gauche, on refuse la commande à ceux à qui l'on demande de moins consommer, de renoncer aux gadgets. Pense-t-on leur imposer leur conduite ? Ils s'y prêteraient mal. Pourquoi ne pas leur demander autrement ?

Avec l'extension du marché et sa globalisation, la libre association doit être limitée pour pouvoir concerner une population particulière. Elle doit s'accorder avec sa capacité d'association. La libre association doit rejeter les populations qu'elle n'est pas capable d'associer. L'association avec les uns est dissociation avec les autres. Elle doit séparer l'ami avec lequel elle peut s'entendre et s'associer, de l'adversaire qu'elle peut transformer en ami ou veut transformer en ennemi pour être réduit en vassal et le contraindre à l'association désirée. Est ennemi celui qui menace la sécurité et entrave la liberté, ou que l'on prétend tel. Il doit être transformé en ami, sinon anéanti ou refoulé et contenu sur les marges.

Avec la généralisation de la propriété privée et de la relation marchande, le monde du travail s'est décomposé en travailleurs sans emploi et travailleurs employés. Comment protéger, dans le marché du travail, les travailleurs employés des travailleurs non employés qui se multiplient et se poussent sur les frontières du marché du travail protégé ? La libre association n'acceptera pas la libre circulation des travailleurs. La liberté de circuler et le droit de s'associer des travailleurs non employés menacent la sécurité des travailleurs employés. Il ne peut y avoir liberté d'association sans une certaine administration de cette liberté qui contrôle la circulation des populations. La libre appropriation limite les libres circulation et association. Le marché du travail sera ouvert si la capacité d'association de la société de marché est croissante. Il aura tendance à se fermer si sa capacité d'association faiblit. Deux voisins en difficulté d'association ne peuvent s'entraider, autoriser la libre circulation, à moins de revoir leurs conditions d'association. Deux sociétés en difficultés dont la capacité d'association régresse, qui ne peuvent plus honorer leurs règles d'hospitalité, ne peuvent que se dissocier.

Produire pour soi en produisant pour autrui nécessite-t-il vraiment une impersonnalisation complète des relations sociales ? La transformation des proches en étrangers, la confusion du proche et du lointain ? Pour les sociétés postcoloniales qui ont été atomisées par le marché et la planification, une telle impersonnalisation est particulièrement coûteuse, elle suppose en effet une judiciarisation de la vie sociale dont elles n'ont pas les ressources et qui par conséquent autorise un ordre autoritaire du fait d'un certain désordre dans la compétition et les associations. Par ailleurs, telle nous semble être la crise de la société contemporaine qui ne sait plus s'associer et partager. La société de marché a complètement abstrait les relations sociales qui se dissocient. Dès lors que la compétition et le marché ne sont plus en mesure d'allouer les ressources de manière à développer une capacité d'association suffisamment inclusive, ils se dégradent, désordonnent au lieu d'ordonner, recourent à l'échange contraint plutôt qu'à la liberté d'échange. La compétition sociale et mondiale exige un certain engagement en même temps qu'une certaine mise en ordre de la société. Et qui dit engagement, qui dit organisation, implique un rapport intense entre l'individu et le collectif que ne peut plus produire la société atomisée.

Je disais plus haut que les riches peuvent être la bénédiction ou la malédiction d'une société. Ils sont chargés de l'entretien des pauvres, s'ils y pourvoient, ils sont une bénédiction. S'ils échouent et se retournent contre leurs concitoyens au lieu de s'imposer dans la compétition mondiale, de réussir une coopétition mondiale, ils deviennent une malédiction. Il y a en effet des riches qui servent leurs pauvres du nécessaire pour leur compétition extérieure mondiale et des riches qui en sont incapables et dont la compétition interne finit par se retourner contre leurs concitoyens. Il y a des riches dont la compétition se dégradent qui sont une malédiction pour le monde. Leurs intérêts divergent alors, s'excluent au lieu de se compléter, d'être congruents. Les riches doivent être en mesure d'engager les pauvres dans leur compétition au lieu de les engager dans leurs guerres. Pourquoi s'étonner que les Américains aient porté à leur tête, les riches de leur pays qui ont assuré leur mode de vie et la suprématie américaine ? Bien qu'ils sachent que maintenant des rivaux, les riches chinois, s'imposent à eux ? C'est qu'ils ne veulent pas réviser leur rapport au monde et leur mode de vie exclusif.

Civilisation matérielle et capitalisme

Et pourtant le monde change, le capitalisme menace la civilisation matérielle. Il tient à la civilisation thermo-industrielle qui recèle désormais plus de dangers que de bienfaits. Les Américains doivent pivoter et se tourner vers l'Asie pour contenir dans l'Occident le centre de gravité de la production mondiale. Ils ont suffisamment divisé l'Europe qu'ils enfoncent dans la crise et la guerre avec la Russie pour la soumettre. Ils doivent désormais se préoccuper de l'Asie dont la production commence à peser et les circuits de communication à s'autonomiser. Les Américains veulent défaire les règles qu'ils ont eu même établies parce qu'elles ne leur ont pas permis de triompher. Leur président veut soumettre le monde à une diplomatie transactionnelle en agitant le bâton et la carotte, l'association contrainte et la dissociation violente. Mais ont-ils compris pourquoi leurs règles les ont trahis pour éviter qu'elles ne les trahissent à nouveau et qu'ils puissent triompher dans la nouvelle compétition qu'ils veulent engager ? Cela n'est pas sûr.

L'Occident a longtemps vécu sur son avance scientifique et technologique. Il doit cette avance à la place qu'il accordait à l'énergie non humaine, l'énergie animale puis l'énergie fossile. Sa puissance énergétique décupla sa production, il put se soumettre le monde par sa puissance militaire. Avec les décolonisations, il espérait faire travailler pour lui l'Asie, cette masse considérable d'humains. Il lui confia les tâches subalternes et dégradantes pour se réserver les tâches nobles. La division du travail ne fonctionna pas comme il le souhaitait. Après s'être approprié la fabrication, après avoir imité, l'Asie se mit à innover. L'exemple du Japon, fit vite comprendre à l'Asie, les raisons de leur retard et de l'avance de l'Occident. Elle tenait dans la substitution du travail humain par l'énergie fossile, la mécanisation du travail et la substitution du travail autochtone au travail mondial. La tertiarisation de l'économie sépara de la fabrication la production des services à l'entreprise. L'Occident voulait se réserver les services à la production et la production de moyens de production où la standardisation de la production ne sépare pas encore les services à l'entreprise (la conception) et la production (l'exécution et la fabrication). Cette séparation put être surmontée par le Japon et l'Asie de l'Est ensuite, mais elle fonctionna avec le reste du monde. Cette région ne réinventa pas la roue, mais sut porter l'automatisation de la production et sa qualité au-delà de ce qu'elle imitait. Car il ne s'agissait pas d'imiter pour imiter, mais pour rattraper et dépasser. Il est vrai que le Japon (on peut en dire autant de l'Allemagne) a été défait militairement lors de la Seconde Guerre mondiale, mais les Japonais ne se sont pas crus inférieurs aux Américains. Leur connaissance profonde du procès de travail, leurs rapports différents au travail, de l'individu au collectif, firent vite le Japon rattraper l'Occident.

Le Japon ne dépassera pas l'Occident, car il ne put faire de ses marchés un marché potentiel qui surpasserait celui de la puissance hégémonique. Il demeura un centre de gravité satellite. L'autre allié de l'Axe, l'Allemagne, autre centre de gravité satellite, montre clairement la division internationale du travail que l'Occident aurait souhaité établir avec le reste du monde. Le Japon et l'Allemagne, d'avoir voulu disputer aux anciens et nouveaux empires les ressources du monde par la force, vont tomber dans le piège de la guerre et échouer à établir leur suprématie industrielle. La Deuxième Guerre mondiale et leur passé militariste vont les isoler de l'Asie et de l'Europe et les soumettre à la puissance militaire américaine. Défaut d'association. Lorsque le pipeline les approvisionnant en gaz russe sera détruit, l'Allemagne ne pourra pas réagir. Le Japon doit aujourd'hui balancer entre la Chine et les USA pour maintenir son rang. L'Allemagne, seule puissance industrielle en mesure de disputer le leadership en Europe aux USA, est toujours sous leur emprise. La guerre de l'Europe contre la Russie la prive des ressources nécessaires à sa puissance industrielle. Les USA, pour l'heure, s'efforcent de mobiliser les ressources nécessaires en pressant ses concurrents et alliés, pour mieux se disposer à faire face à la Chine.

Hors de l'Asie orientale, l'Occident a pu imposer sa division du travail. Il vend ses usines et ses marchandises sans craindre que le travail du monde puisse s'approprier son travail et l'en déposséder. Il reste maître des services à l'entreprise. Dans cette partie du monde, la tertiarisation de l'économie s'est propagée, mais sans ses services à l'entreprise. Sans ces derniers, l'entreprise est vite frappée d'obsolescence, elle ne survit pas au progrès technique. L'entreprise comme production de production en Occident devient hors d'Asie orientale une simple production de consommation. On consomme l'entreprise, on ne la reproduit pas, on ne produit pas de production de production. Les moyens de production sont toujours importés. On ne s'approprie pas le travail étranger importé, on ne lui substitue pas un travail autochtone compétitif, on ne réexporte pas le travail importé auquel on n'ajoute pas de valeur.

Un rare secteur tertiaire où la consommation est production de savoir-faire, c'est celui de la santé, avec la production de médecins et d'infirmiers. La pratique médicale, dont la matière première est humaine, transforme le savoir théorique en savoir-faire plus aisément que dans d'autres pratiques. Ce secteur pourra exporter, mais à bas prix, son offre excédant la demande locale. La santé dans le monde occidental pourra ainsi faire face à l'élévation de ses coûts, étant donné le vieillissement et la longévité de la population, avec un approvisionnement en médecins et infirmiers étrangers à bas prix. Quoiqu'il en soit, le marché fera en sorte que le coût du travail ici et là s'aligne quelque peu grâce aux entraves à la circulation et à la protection du marché du travail de la santé. Mais il veut mieux se prêter à ce jeu que de s'y opposer. S'y prêter intelligemment, s'entend.

Vie matérielle et géohistoire

Nous exportons ainsi des médecins, au lieu d'importer des malades. Le refus du tourisme par l'Algérie est un choix historique, politique et social. Il est par contre un choix contre la géographie, un choix contre la nature. Nous ne voulons pas adopter le profil bas, la retenue, qu'exigerait le tourisme, la contrainte naturelle. Cela nous coûtera beaucoup à l'avenir, le choix historique pouvant détruire les possibilités géographiques, le cadre naturel. Nous avons pourtant triomphé d'une guerre, notre « fond d'être » pourrait être joyeux de triompher à nouveau de l'adversité. « Regarder comme nous vous traitons et comme vous nous traitiez et continuez de nous traiter ! » pourrait-on entendre dire. Cette fois encore la difficulté est en nous-mêmes. Cessons de dissocier société et nature, la nature ne nous sert que si on lui obéit. Dissocions par contre, dans le peuple français par exemple, entre nos ennemis, nos amis et nos éventuels partenaires, nous le proclamons, cela devrait passer dans les faits. Le choix historique ne peut pas s'opposer à la nécessité géographique sur longue échéance. Géohistoire : notre être et notre production ne peuvent pas être indépendants de la nature, comme notre savoir-être ne peut pas être indépendant de notre histoire. Notre production n'est pas indépendante des hydrocarbures, qui par contre ne dépendent pas de nous, n'appartiennent pas à notre passé et à notre avenir.

Notre place dans le monde ne peut pas être indéfiniment indépendante de notre place historique dans la nature. Le monde européen travaille au Nord et prend sa retraite au Sud, c'est là aussi un mouvement naturel. Importer le produit du Nord (l'eau d'abord), le transformer au Sud (par le soleil) pour le revendre au Nord, il y a là une complémentarité naturelle qui ne peut que faire perdre si on la contredit. L'énergie fossile a été l'arme principale de la violence du Nord sur le Sud. Violence sur les populations et la Nature. Le Nord a soumis le Sud par la force lors de la période coloniale, certaines de nos villes ont été appelées du nom de petites villes du Nord. L'une (Collo) était affublée du nom de petit-Paris. Le Nord doit désormais traiter avec nous, devenu indépendant, d'égal à égal. Mais en nous polarisant sur ceux qui rêvent de nous soumettre à nouveau, nous faisons leur jeu et celui de la guerre. Nous devons d'abord exporter du soleil en important et réexportant l'eau que nous avons moins. De cette valeur ajoutée dépend notre vie. La transformation par le soleil de l'importation de l'eau en exportation sera la plus avantageuse pour le Nord et le Sud confondus, car la moins coûteuse sur tous les plans. Nous avons là une vivification naturelle de la vie matérielle. Nous importons de l'eau du monde, de la mer et des nappes souterraines du Sahara pour notre consommation, mais nous ne transformons pas l'eau par le soleil en moyen de l'importer. Or c'est à ce cycle de l'eau que notre vie appartient, l'eau est au Nord, le soleil au Sud, la croissance harmonieuse de la vie matérielle veut qu'ils soient réunis et se complètent dans des cycles réguliers. Les nappes s'épuisent, les sols se salinisent, mais l'eau restera toujours au Nord et le soleil au Sud. En fournissant au Nord le soleil sous forme d'énergie fossile pour qu'il transforme l'eau en vie matérielle, nous nous privons d'une telle transformation de l'eau chez nous. L'énergie, le soleil, vont à eux et enrichissent la vie matérielle, mais l'eau vient à nous, sous forme de produits transformés qui appauvrissent la vie matérielle.

Je me souviens que dans les années quatre-vingt, un géographe proposait d'apporter du Sud algérien aux hautes plaines de l'Est des oléoducs d'eau plutôt que de pétrole. Cela avait tout l'air alors d'une provocation. L'idée ne prendra pas. C'était l'époque où des émigrés avaient importé des pompes à eau et s'étaient lancés dans l'agriculture irriguée. Ils avaient apporté l'eau à une terre généreuse et assoiffée. On ne pensait pas alors que l'eau des nappes pourrait aider à régénérer le Sud en étendant le Nord vers le Sud. Les « barrages verts » auraient pris une autre dimension. On ne pensait pas non plus aux effets de l'eau et du pétrole sur le travail social. Le soleil et la bonne terre auraient transformé l'eau en vie matérielle, le Nord progressant vers le Sud plutôt que l'inverse. Cela aurait aidé notre paysannerie à améliorer son savoir-faire, à apprendre à épargner et investir, à apprendre à apprendre, transformant son économie en économie marchande domestique et mondiale.

Civilisation du riz et autres

Fernand Braudel distingue trois étages de l'économie : au rez-de-chaussée, la vie matérielle, au premier étage celui de la vie marchande et au second celui du capitalisme. Il parlera indifféremment de vie matérielle et de civilisation matérielle :

Pour définir la « vie matérielle », Fernand Braudel est parti « de ce qui, dans la vie, nous prend en charge sans même que nous le sachions : l'habitude – mieux, la routine –, mille gestes qui fleurissent, s'achèvent d'eux-mêmes, et vis-à-vis desquels nul n'a à prendre de décision, qui se passent, au vrai, hors de notre pleine conscience. Je crois l'humanité plus qu'à moitié ensevelie dans le quotidien. D'innombrables gestes hérités, accumulés pêle-mêle, répétés infiniment jusqu'à nous, nous aident à vivre, nous emprisonnent, décident pour nous à longueur d'existence. Ce sont des incitations, des pulsions, des modèles, des façons ou des obligations d'agir qui remontent parfois, et plus souvent qu'on ne le suppose, au fin fond des âges. Très ancien et toujours vivant, un passé multiséculaire débouche sur le temps présent comme l'Amazone projette dans l'Atlantique l'énorme masse de ses eaux troubles. »[3]

Au cœur de la vie matérielle est une plante dominante qui autorise à caractériser une civilisation matérielle. « ... chaque fois, l'agriculture a misé, a dû miser, dès l'origine, sur telle ou telle plante dominante, puis se construire en fonction de ce choix ancien prioritaire, dont tout, ou presque tout ensuite aura dépendu. »[4] On parlera de civilisation du blé, du riz et du maïs. « Ce sont des « plantes de civilisation », qui ont organisé la vie matérielle et parfois psychique des hommes très en profondeur, au point de devenir des structures à peu près irréversibles. »[5] Elles « sont le résultat de choix très anciens et d'innombrables expériences successives, qui par l'effet de « dérives » multiséculaires (selon le mot de Pierre Gourou, le plus grand des géographes français) sont devenus des choix de civilisation. »[6] Ainsi choisir le blé conduira à privilégier une nourriture carnée, une tendance à se regrouper relative et une tendance à l'activité peu intense (ou inversement la préférence pour la nourriture carnée entrainera le choix du blé), alors que le riz fera privilégié une nourriture végétale, une préférence pour le regroupement et une activité intense (ou la préférence pour le regroupement fera choisir la culture éprouvante du riz). Car « le blé, qui dévore la terre, qui exige que celle-ci se repose régulièrement, implique, permet l'élevage ... » alors que « le riz naît d'une sorte de jardinage, d'une culture intense où l'homme ne laisse pas de place aux animaux. ... »[7]

Une vie matérielle organisée autour du blé ne peut pas produire le même tempérament social qu'une vie matérielle organisée autour du riz. Tout comme la culture du riz s'est accompagnée de choix collectifs et de dispositions qui l'ont fait diverger de la civilisation du blé, il y a des choix et des dispositions qui ont fait diverger des sociétés au sein de la civilisation du blé. Ce ne sont pas les mêmes dispositions et propensions qui caractériseront l'éleveur, le semi-pasteur et l'agriculteur. « Cette vie matérielle telle que je la comprends, affirme F. Braudel, c'est ce que l'humanité au cours de son histoire antérieure a incorporé profondément à sa propre vie, comme dans les entrailles mêmes des hommes, pour qui de telles expériences ou intoxications de jadis sont devenues nécessités du quotidien, banalités., et Braudel d'ajouter, et nul ne les observe avec attention. » Il faut prêter attention à ces habitudes et dispositions que nous ne pensons plus, n'avons comme plus besoin de penser, qui continuent de nous agir, que nous ferons bien de penser pour qu'elles fonctionnent à notre avantage. Car plutôt que de s'en émanciper, de penser pouvoir s'émanciper, il serait plus sage de faire avec. À vouloir déraciner ce qui est profondément inscrit, c'est le corps qui peut être détruit. En dessous des habitudes se cache une nature profonde.

Au raz de la vie matérielle, on ne peut distinguer ce qui est de l'ordre de la nature et ce qui est de l'ordre de l'humanité. On distingue des omnivores, des herbivores et des carnivores humains et non humains. Les habitudes qui sont comme une seconde nature ajoutent leur couche d'humanité. La négation de la nature dans l'humain, comme le fait la conception naturaliste, est une destruction d'énergie. Les propensions différentes des agriculteurs, des agropastoraux et des pasteurs, ne peuvent être réduites à une seule propension. Leur réduction équivaudrait à leur destruction. Ces agents ne se sont pas soumis à la nature de la même manière. Ils ne peuvent se transformer qu'en la transformant. Une expérience présente mal ancrée dans l'expérience passée, ne peut ni la transformer ni la renverser. La négation de l'expérience passée n'empêchera pas une résurgence inattendue. On ne peut s'en émanciper, on ne peut que la transformer dans de nouvelles expériences. Il y a comme une énergie innée que nous puisons à la racine de notre humanité, de notre rapport à la nature, que nous maltraitons et que nous ferions bien de traiter comme des compétences.

La civilisation du riz était en matière de savoir-faire bien plus avancée que l'Europe quand celle-ci décolla avec l'usage de l'énergie fossile. Ce fut par une guerre des prix que la colonisation britannique décima l'industrie indienne du textile. « De grand pays producteur de tissus artisanaux, l'Inde se transforma en vaste marché pour les tissus et le fil anglais, résultats d'une production mécanisée. » Quand les empires européens se présentèrent devant l'empereur chinois pour les autoriser à commercer avec eux, il leur fut répondu que la Chine n'avait nul besoin de leurs produits.

La culture du riz ne laissait pas de place à l'élevage des animaux, mais de par la densité de population qu'elle rendait possible avec ses rendements, une civilisation urbaine se développa avec de nombreux métiers. Les métiers sont à l'industrie ce que sont des procès de travail où le savoir-faire n'est pas dissocié de l'énergie humaine. L'industrie ne fait que mécaniser le procès de travail après avoir dissocié le métier en une ou plusieurs séries de gestes ou d'opérations simples. La machine remplace une opération simple et multiplie la capacité de production du fait de l'usage de l'énergie fossile. De plus la production, pour le marché d'un empire comme la Chine, n'excluait pas une production en grandes quantités permettant une certaine taylorisation (séparation des opérations simples) du procès de travail. Un métier se décompose en tâches simples qui peuvent être automatisées puis mécanisées. On peut dire que la civilisation du riz, civilisation agricole et non agropastorale, était alors prise dans ce que l'on pourrait appeler la « trappe du travail humain ». Cette civilisation est une civilisation du travail comparée à celle de l'Occident que l'on pourrait dire, pour faire contraste, du loisir. La mécanisation du travail y trouva une large base. En substituant du travail mécanique au travail humain dans la production pour le marché extérieur, on ne substituait pas du travail mondial au travail local, mais du travail local au travail mondial. On s'appropriait progressivement une part du travail mondial, on s'incorporait un centre de gravité mondial.

On ne comprend toujours pas pourquoi la Chine ne promeut pas sa consommation, mais ses exportations. Pourquoi elle n'entend pas les appels occidentaux à soutenir sa consommation. C'est en étendant son marché extérieur que la Chine espère porter son marché intérieur au centre du marché mondial. Les arts martiaux illustrent le haut degré d'automatisation auquel le travail pouvait être porté. Aussi fut-il aisé d'imiter le geste technique occidental. Il put même être perfectionné. Le Japon comprit vite, et l'Asie orientale à sa suite, en quoi tenait la supériorité de l'Occident, non pas dans le savoir-faire et le savoir-être, mais dans la mécanisation du travail que décuplait, et davantage, l'énergie fossile. La faiblesse de l'Asie orientale tenait dans sa méconnaissance de l'énergie non humaine, elle tient maintenant dans sa dépendance à l'égard de cette énergie, mais sa force réside dans son rapport au travail, non seulement au savoir-faire, mais aussi à l'énergie, ainsi que dans le rapport de l'individu au collectif. Penser à la différence entre le jeu de go et le jeu d'échecs. La civilisation agricole ne conduisit pas la société à séparer le travail humain du travail de la nature, mais à inclure la société dans la nature. Tout est réglé par le rythme des saisons, tout processus s'analyse comme le changement des saisons. Le travail humain est travail dans la nature qu'il se concilie bien ou mal. De plus le développement de l'art ne s'est pas accompli dans la séparation du travail humain et du travail de la nature. Le travail de la nature s'accomplit dans celui de l'homme, dans le geste de l'homme, et inversement. Le geste de l'homme épouse tellement bien le geste de la nature que le geste en devient parfait. La culture du riz intensifia le travail, elle rendit possible une civilisation urbaine qui multiplia les métiers. L'irrigation exigea un État fort.

Comment conclure ? Ce texte, s'est efforcé de montrer combien la séparation dichotomique de la nature et de la société est intenable, qu'à la manière occidentale de les séparer cela a pu être progressiste et réactionnaire. Aujourd'hui, une telle dichotomie menace l'existence même de l'humanité.

Notes

[1] Voir "La constitution au XXIème siècle. Histoire d'un fétiche social" de Lauréline Fontaine. 2025. Amsterdam. https://www.nonfiction.fr/article-12270-a-propos-de-lidee-de-constitution-entretien-avec-laureline-fontaine.htm

[2] Le livre de la Nature est écrit en langage mathématique, affirme Galilée Galiléo. Découvrir les lois de la nature, c'était honorer le Créateur. Les lois sont à la fois des commandements de Dieu, des décrets qu'il a imposés à la nature, et des préceptes propres aux disciplines humaines ou à l'ordre des raisons.

[3] F. Braudel. La dynamique du capitalisme. Flammarion.

[4] F. Braudel. Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Tome 1. Chap.1.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid