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Sahel et Libye: Défis d'une approche russe pour la réconciliation et l'unité

par Salah Lakoues

Sergueï Karaganov est un politologue russe de renom, particulièrement influent dans les cercles de réflexion géopolitique en Russie. Né en 1952, Karaganov est souvent considéré comme l'un des principaux architectes de la politique étrangère russe moderne. Il est le fondateur du prestigieux Conseil sur la politique étrangère et de défense de Russie (CFDP) et a été conseiller auprès de plusieurs dirigeants russes, notamment sous Vladimir Poutine.

Ses travaux et analyses portent principalement sur les relations internationales, la sécurité nationale, ainsi que sur la place de la Russie dans un monde multipolaire. Karaganov est également associé à la notion de « doctrine Karaganov », une vision de la politique étrangère russe qui met en avant une position de défense active des intérêts russes, notamment vis à vis de l'Occident et des anciens États soviétiques.

Il est aussi connu pour ses écrits sur la nécessité de renforcer les alliances stratégiques avec des puissances non occidentales, comme la Chine, l'Inde et les pays du Sud global, dans un contexte de rivalité croissante avec les États Unis et l'Union européenne. Karaganov défend souvent une approche réaliste, voire dure, des relations internationales, et a plaidé pour l'utilisation de la force dans certaines circonstances pour protéger les intérêts de la Russie.

Récemment, il a fait des déclarations controversées concernant l'usage des armes nucléaires, suggérant que la Russie pourrait envisager de les utiliser dans des situations critiques afin de défendre ses positions stratégiques et dissuader ses adversaires.

En effet, Sergueï Karaganov accorde une place stratégique à certains pays clés, comme la Syrie, qui, dans la vision géopolitique russe, joue un rôle crucial au Moyen Orient en tant qu'allié de longue date. Pour la Russie, la Syrie sert non seulement de point d'ancrage militaire et politique dans la région, mais aussi de plateforme pour affirmer son influence dans le monde arabe et résister aux interventions occidentales, notamment celles des États Unis.

Concernant le Sahel, Karaganov et d'autres stratèges russes ont vu le déclin de l'influence française dans la région comme une opportunité pour la Russie de combler ce vide en s'impliquant davantage, à travers des partenariats sécuritaires et économiques avec les pays sahéliens. Cette stratégie repose notamment sur des alliances avec des gouvernements locaux et le déploiement de mercenaires, comme ceux du groupe Wagner.

Cependant, la place de l'Algérie dans la région du Sahel et son rôle stratégique n'ont pas été suffisamment pris en compte par Karaganov. L'Algérie, en tant que plus grand pays d'Afrique et leader du mouvement des non alignés, possède une influence déterminante au Sahel. Sa politique étrangère est marquée par la défense de la souveraineté nationale, la non ingérence et une approche diplomatique multilatérale pour résoudre les conflits. Historiquement, l'Algérie a servi de médiateur dans plusieurs crises régionales et a maintenu une politique de sécurité très vigilante vis à vis de la situation au Sahel, compte tenu de sa propre sécurité nationale.

L'Algérie entretient des relations historiquement amicales avec la Russie, et les deux pays partagent des intérêts économiques, notamment dans les domaines de l'énergie et de la défense. Toutefois, l'annonce par l'Algérie qu'elle a « tourné la page des BRICS » reflète son engagement à suivre une politique indépendante, en veillant à ne pas être trop alignée sur une alliance qui pourrait contrarier son rôle de leader dans le Sud global ou perturber ses relations avec d'autres partenaires.

L'Algérie, avec son poids diplomatique et économique croissant, est désormais un acteur incontournable dans toute discussion sur l'avenir du Sahel. Elle joue également un rôle clé dans la gestion des crises migratoires et sécuritaires qui affectent l'ensemble de la région sahélo saharienne. La profondeur stratégique que représente le Sahel pour l'Algérie est vitale, car elle touche directement à sa stabilité interne et à ses frontières.

Ainsi, toute tentative de la Russie de s'imposer dans cette région, en substituant la France ou d'autres puissances occidentales, devra nécessairement passer par une coordination avec l'Algérie, qui ne saurait être mise de côté. Ignorer cet aspect pourrait compromettre les ambitions russes dans la région et nuire aux relations avec un partenaire historique comme l'Algérie.

Mon analyse met en lumière des lacunes significatives dans l'approche de Sergueï Karaganov concernant le Sahel et la Syrie, notamment en omettant le rôle crucial de l'Algérie et les dynamiques locales complexes.

Sahel et l'Algérie

L'Algérie, avec son histoire prestigieuse et révolutionnaire, a toujours joué un rôle clé dans les affaires régionales, en particulier au Sahel. Son engagement envers la stabilité et l'intégrité territoriale du Mali découle non seulement de sa proximité géographique, mais aussi de ses principes de non ingérence et de soutien aux solutions politiques inclusives. La crise au Mali, qui remonte à l'indépendance, est enracinée dans des questions de marginalisation des communautés, notamment les Touaregs.

L'Algérie a été un médiateur central dans les accords de paix au Mali, notamment l'Accord d'Alger de 2015, qui vise à promouvoir la réconciliation nationale. La distinction que l'Algérie fait entre les Touaregs, qui revendiquent des droits culturels et politiques, et les groupes terroristes islamistes, est cruciale pour comprendre les dynamiques régionales. En assimilant ces deux groupes, la junte militaire de Bamako risque de perpétuer l'instabilité, ce qui pourrait entraîner la Russie dans un conflit complexe sans issue claire.

La Syrie et l'erreur stratégique de la Russie

En Syrie, la Russie a été un allié majeur du gouvernement de Bachar al Assad, fournissant un soutien militaire décisif contre divers groupes rebelles et terroristes. Cependant, l'incapacité de la Russie à empêcher les attaques israéliennes sur le territoire syrien a affaibli la position du gouvernement syrien, sapant sa souveraineté et sa capacité à rétablir pleinement son contrôle. Ces agressions répétées ont contribué à l'affaiblissement de l'État syrien et à l'instabilité continue, limitant les gains stratégiques que la Russie espérait obtenir en soutenant Assad.

Points faibles de l'analyse de Karaganov

Karaganov semble sous estimer :

Le rôle de l'Algérie au Sahel : En omettant de considérer l'importance de l'Algérie, son expérience dans la résolution des conflits régionaux, et sa connaissance approfondie des dynamiques sociales et politiques au Mali, Karaganov risque d'adopter une stratégie inefficace et contre productive. L'approche algérienne, qui privilégie la réconciliation et le dialogue, est essentielle pour toute solution durable au Sahel.

La dimension sociale et politique du Sahel : Assimiler les Touaregs aux terroristes islamistes, comme le fait la junte de Bamako, est une erreur stratégique qui pourrait isoler davantage les communautés locales et renforcer les groupes extrémistes. Une telle approche risque de miner les efforts de stabilisation et d'intégration, et la Russie pourrait se retrouver impliquée dans un conflit prolongé sans réelle issue.

La gestion des relations en Syrie :

La Russie n'a pas réussi à protéger efficacement la Syrie contre les agressions israéliennes, ce qui a affaibli sa position dans la région. Cette faiblesse stratégique a des implications sur la crédibilité de la Russie comme allié fiable et sur sa capacité à influencer les équilibres régionaux en sa faveur.

Il faut souligner que la conduite actuelle de la Russie, si elle persiste dans un soutien inconditionnel sans promouvoir le dialogue et les réformes, risque de déstabiliser toute la région du Sahel. Cette approche pourrait s'avérer contre productive non seulement pour la stabilité régionale, mais aussi pour l'idée même d'un monde multipolaire.

Déstabilisation du Sahel

Aggravation des conflits : En soutenant la junte militaire de Bamako sans encourager un dialogue inclusif avec les groupes comme les Touaregs, la Russie risque de renforcer les divisions ethniques et politiques au Mali. Cette absence de réconciliation pourrait exacerber les conflits locaux, alimenter les groupes extrémistes, et transformer le Sahel en un foyer de violence prolongée.

Effet domino : La déstabilisation du Mali pourrait avoir un effet domino sur les pays voisins du Sahel, tels que le Niger, le Burkina Faso, et la Mauritanie. Ces pays sont déjà confrontés à des défis sécuritaires, et une crise prolongée au Mali pourrait fragiliser davantage la région, créant un environnement propice à l'expansion du terrorisme et des trafics transfrontaliers.

Perte de confiance : L'alignement inconditionnel avec des régimes militaires pourrait éroder la confiance des populations locales envers la Russie. Si les populations perçoivent la Russie comme un soutien d'un régime oppressif, cela pourrait diminuer son influence et nuire à ses ambitions géopolitiques dans la région.

Impact sur le monde multipolaire

Affaiblissement de l'image de la Russie : Une approche unilatérale et militariste risque de ternir l'image de la Russie en tant que défenseur d'un monde multipolaire fondé sur la justice et la souveraineté nationale. Pour que le monde multipolaire prospère, les puissances doivent démontrer qu'elles peuvent promouvoir la stabilité et le développement, et non seulement protéger leurs intérêts géopolitiques.

Réduction de l'attrait du multipolarisme : Si la Russie est perçue comme imposant une forme de néo colonialisme ou soutenant des régimes autoritaires sans égard aux besoins des populations locales, cela pourrait affaiblir l'attrait du multipolarisme pour d'autres nations du Sud global. Ces nations pourraient alors se tourner vers d'autres puissances ou modèles qui leur semblent plus respectueux de leur souveraineté et de leurs aspirations. Opportunités manquées pour la coopération régionale : Un Sahel stable est crucial pour le développement de projets régionaux et internationaux de coopération. Une région déstabilisée rendrait plus difficile la mise en œuvre de projets transnationaux dans les domaines de l'énergie, de l'infrastructure et du commerce, des domaines essentiels pour renforcer un ordre multipolaire.

Pour contribuer efficacement à un monde multipolaire, la Russie doit adopter une stratégie plus nuancée dans le Sahel, encourageant le dialogue, la réconciliation nationale et le respect des droits des différentes communautés. Une approche inclusive et stabilisatrice renforcerait non seulement la région, mais aussi la crédibilité de la Russie en tant qu'acteur responsable dans un monde multipolaire. Sans cela, les actions de la Russie pourraient s'avérer contre productives, sapant les fondements mêmes d'un ordre international multipolaire équilibré.

L'effondrement du régime de Bachar al-Assad en Syrie met en lumière plusieurs erreurs d'analyse dans la doctrine de Sergueï Karaganov :

1. Sous estimation des dynamiques internes : Karaganov n'a pas accordé suffisamment d'importance aux tensions internes en Syrie. Sa vision axée sur la multipolarité mondiale a ignoré la nécessité d'un dialogue inclusif entre le régime et l'opposition, élément crucial pour la stabilité du pays. L'absence de réconciliation nationale a affaibli le régime d'Assad, contribuant à son effondrement.

Manque de réactivité face aux agressions extérieures : L'incapacité de la Russie à protéger la Syrie des attaques israéliennes répétées a démontré les limites de l'approche de Karaganov. Cela a non seulement sapé la souveraineté syrienne, mais aussi affaibli la perception de la Russie comme un allié fiable.

Erreurs stratégiques dans la gestion des alliances : Karaganov a surestimé la capacité de la Russie à maintenir ses alliés au pouvoir sans résoudre les problèmes structurels internes de ces pays. La chute d'Assad montre que le soutien militaire seul ne suffit pas à garantir la pérennité d'un régime.

Implications régionales négligées : En négligeant l'importance de l'Algérie et son rôle stabilisateur au Sahel, Karaganov risque de répéter les mêmes erreurs au Mali. L'approche purement géopolitique, sans prise en compte des complexités locales, pourrait entraîner une déstabilisation similaire dans cette région.

L'effondrement du régime syrien illustre donc les failles d'une approche géopolitique qui privilégie les alliances stratégiques sans prendre en compte les dynamiques internes et les besoins de dialogue et de stabilisation à long terme.

Le soutien aveugle de la Russie à des régimes autoritaires, incapables de promouvoir un dialogue national et d'éviter les conflits internes, risque de ternir son image auprès du Sud global et d'une partie de l'opinion publique internationale. Cette stratégie va à l'encontre des attentes de ces régions, qui espéraient une approche russe différente de celle des puissances occidentales.

Perte de crédibilité morale : En soutenant des régimes qui refusent la réconciliation nationale et exacerbent les tensions internes, la Russie donne l'impression d'adopter une politique similaire à celle des puissances occidentales qu'elle critique, à savoir soutenir des alliés stratégiques au détriment des populationslocales. Cela affaiblit son rôle en tant que champion d'un monde multipolaire basé sur le respect de la souveraineté et de la stabilité.

Impact sur le Sud global : Le Sud global, qui s'est aligné sur la Russie en raison de son opposition aux politiques néocoloniales occidentales, pourrait perdre confiance si Moscou est perçue comme une puissance appliquant des méthodes similaires, comme diviser pour régner ou privilégier ses intérêts stratégiques à court terme. La crédibilité de la Russie repose sur sa capacité à offrir une alternative réellement différente.

Leçons à retenir pour le Sahel :

Le cas syrien doit servir d'avertissement pour la politique russe au Sahel. Soutenir la junte militaire au Mali sans encourager un dialogue inclusif avec les Touaregs et d'autres acteurs locaux risque d'alimenter une nouvelle crise prolongée. Une telle approche non seulement déstabilise la région, mais expose aussi la Russie à des critiques similaires à celles adressées aux anciennes puissances coloniales.

Un Rôle différent nécessaire : Pour se démarquer des puissances occidentales, la Russie doit adopter une stratégie axée sur la médiation, la promotion du dialogue national et le renforcement des capacités institutionnelles de ses alliés. Elle doit éviter de soutenir des gouvernements divisés ou oppressifs à tout prix, car cela peut entraîner des guerres civiles prolongées et miner son rôle de stabilisateur.

Si la Russie souhaite maintenir et renforcer son influence dans le Sud global, elle doit tirer les leçons de ces erreurs stratégiques et adopter une approche qui favorise la paix, la réconciliation et la stabilité régionale. Une politique alternative fondée sur ces principes renforcerait non seulement son rôle dans un monde multipolaire, mais aussi sa crédibilité auprès des pays cherchant une voie différente des interventions néocoloniales.

La Russie a un rôle clé à jouer en Libye, et une approche orientée vers la paix et l'unité nationale pourrait être déterminante pour stabiliser le pays tout en renforçant son image internationale. Voici quelques pistes pour que la Russie utilise son influence de manière constructive en Libye :

Favoriser un dialogue inclusif

La Russie devrait encourager un dialogue entre toutes les factions libyennes, y compris les représentants de l'Est, de l'Ouest et du Sud, ainsi que les acteurs locaux comme les tribus et les groupes marginalisés. Contrairement aux stratégies de division utilisées par d'autres puissances, Moscou peut se positionner comme un médiateur neutre pour faciliter un processus de réconciliation nationale.

Éviter les alliances partisanes

En soutenant principalement Khalifa Haftar et son Armée nationale libyenne (ANL), la Russie risque de s'aliéner d'autres factions influentes, notamment celles de Tripoli et Misrata. Une approche équilibrée, où toutes les parties se sentent entendues et respectées, est essentielle pour éviter une exacerbation des divisions.

Appuyer des institutions stables

Plutôt que de soutenir des individus ou des factions, la Russie pourrait concentrer son soutien sur le renforcement des institutions nationales libyennes, comme un parlement unifié, une armée nationale restructurée et des processus électoraux crédibles. Cela contribuerait à la stabilité à long terme et limiterait les risques de fragmentation.

Promouvoir le développement économique

La Libye, riche en ressources pétrolières, pourrait bénéficier d'un partenariat stratégique avec la Russie pour relancer son économie. Des projets conjoints dans les secteurs de l'énergie, de l'infrastructure et de l'éducation pourraient aider à stabiliser le pays et à répondre aux besoins des populations locales, tout en renforçant les liens bilatéraux.

Soutenir l'intégrité territoriale de la Libye

Une des erreurs récurrentes des puissances extérieures est d'ignorer ou de fragmenter l'intégrité territoriale des pays en crise. La Russie peut se démarquer en insistant sur une Libye unifiée et souveraine, sans interférences extérieures, en ligne avec les principes du droit international.

S'appuyer sur l'expérience algérienne

La Russie pourrait apprendre de l'approche algérienne dans la région, qui privilégie la souveraineté, la réconciliation et le dialogue tout en rejetant l'ingérence étrangère. Une coopération avec l'Algérie sur la question libyenne pourrait offrir des solutions pragmatiques et adaptées au contexte local.

Si la Russie réussit à jouer ce rôle de médiateur et de stabilisateur en Libye, cela renforcerait considérablement son influence dans le Sud global. Cela montrerait également qu'un monde multipolaire peut offrir des solutions basées sur la paix et la coopération, contrairement aux interventions destructrices du passé.