Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Mosquées standardisées : un péril pour la diversité

par Toufik HEDNA

La récente initiative du ministère des Affaires religieuses et des Wakfs visant à uniformiser la construction des mosquées en Algérie soulève de vives interrogations. Alors que notre pays se caractérise par une mosaïque de traditions et de sensibilités religieuses, on voit poindre le risque d'une standardisation non seulement de l'architecture, mais aussi de l'âme même de ces lieux de culte. Les acteurs locaux, notamment le maire - pourtant premier magistrat de la ville - et l'architecte, censé donner vie à un projet ancré dans le tissu urbain, se retrouvent muselés, finissant écartés d'un processus qui devrait pourtant leur revenir de droit.

Menace sur l'architecture et la diversité culturelle

L'Algérie est depuis toujours un carrefour de civilisations, dont le patrimoine architectural témoigne de l'héritage arabo-andalou, saharien, ottoman, ibadite, Soufi, ou encore des Zaouias. Chaque région a ses spécificités, ses matériaux de prédilection, son style et son histoire. Imposer un modèle unique de construction, c'est ignorer toute cette richesse. En repoussant dans l'ombre les particularités régionales, on abîme des pans entiers de notre identité. Pourtant, nos architectes sont formés aux techniques les plus récentes et cherchent souvent à concilier héritage traditionnel et innovations écologiques ou futuristes. Les pays voisins et d'autres États musulmans l'ont compris et s'ouvrent déjà à de nouvelles esthétiques - panneaux solaires, mosquées «vertes», lignes épurées. Pourquoi l'Algérie, avec son potentiel, se cantonnerait-elle à répéter un modèle banal, imposé par des experts, sans âme, qui ne reflète aucunement son histoire plurielle ?

L'architecte, artisan de la cohésion urbaine bafoué

Toute construction, a fortiori lorsqu'il s'agit d'un équipement public emblématique, devrait être le fruit d'une collaboration étroite entre le maître d'ouvrage et l'architecte. Or, dans nombre de projets de mosquées, l'architecte est réduit à un simple exécutant, contraint d'entériner les volontés d'acteurs peu ou pas qualifiés. Les comités de gestion, et aujourd'hui le ministère, investis d'une mission religieuse, se substituent à l'expertise professionnelle en dictant les grandes lignes du projet. Un tel schéma n'aboutit qu'à une architecture répétitive, voire fragile, incapable de prendre en compte les spécificités environnementales et culturelles de chaque localité. Il est urgent de réhabiliter le rôle central de l'architecte, garant de la sécurité, de l'accessibilité et de l'harmonie architecturale - trois dimensions essentielles, trop souvent négligées.

Un maire dépossédé de son pouvoir d'aménagement

Dans le même élan, on marginalise de plus en plus le maire, alors même qu'il est censé veiller à l'équilibre urbain. Comment imaginer une ville bien structurée si le choix des terrains et l'implantation d'édifices majeurs se font (parfois) sans son aval ? Les dysfonctionnements sont pourtant évidents : mosquées construites sans stationnement adapté, voies d'accès saturées les jours de prière, absence de dispositifs de sécurité pour accueillir des centaines, voire des milliers de fidèles. De surcroît, ces projets se passent souvent d'études préalables rigoureuses : aucun plan de circulation, peu ou pas d'issues de secours, pas de prise en compte de la mobilité réduite. On se retrouve avec des escaliers abrupts, inadaptés aux personnes âgées ou handicapées, et un espace saturé dès qu'affluent les foules.

Une programmation cultuelle quasi inexistante

Que dire, ensuite, de la vie quotidienne de ces mosquées ? Nombre d'entre elles se limitent aux cinq prières et à la récitation du Coran. Autrefois, la mosquée était le cœur vibrant de la cité, ouverte aux cours de théologie, aux débats, aux événements culturels, voire aux échanges intellectuels variés. Aujourd'hui, faute d'une programmation structurée, elle se mue parfois - et il faut bien le dire - en salon de sieste durant le Ramadhan. Où sont passés ces espaces d'apprentissage et de rencontre qui permettaient aux citoyens de se former et d'échanger ? Si le ministère des Affaires religieuses et des Wakfs veut réellement unifier quelque chose, il devrait peut-être commencer par encourager des initiatives culturelles et éducatives qui répondent aux besoins de la Communauté, plutôt que de se focaliser sur la forme des minarets ou la taille des coupoles.

De l'opacité des financements à la fragilisation de la gouvernance

Parallèlement à ces difficultés, il faut reconnaître qu'une partie des fonds de construction provient de collectes citoyennes dont la transparence n'est pas toujours garantie. Certes, il n'est pas question de jeter l'opprobre sur la générosité des fidèles, mais la multiplication des appels à contribution suscite parfois des interrogations, surtout lorsqu'on ignore où vont réellement ces sommes. La municipalité, qui fournit souvent le terrain, se retrouve sans réelle maîtrise d'ouvrage ni contrôle strict des dépenses. Le paradoxe est saisissant : on impose un modèle architectural identique à tous, mais on ne se préoccupe guère des modalités d'un financement plus rigoureux ni d'une gestion saine sur le long terme.

Une réflexion à repenser : de la forme à la fonction

Face à ce constat alarmant, la question n'est pas d'opposer religion et modernité, mais de savoir si l'on veut figer la mosquée dans un canevas sans relief ou l'ériger en symbole vivant de la diversité algérienne. Au lieu de standardiser, pourquoi ne pas soutenir l'inventivité, pour qu'émergent des édifices respectueux de l'environnement et ancrés dans leur terroir ? Pourquoi ne pas fixer un cadre national plus souple, où chaque région pourrait interpréter les standards en fonction de ses spécificités culturelles et climatiques ? D'ailleurs, la mosquée demeure l'un des rares grands équipements où l'architecte algérien peut encore laisser libre cours à son imagination, et elle mérite bien cette exception pour s'affranchir de toute uniformisation. Par ailleurs, si l'unification doit intervenir, c'est sans doute davantage dans l'organisation et la dynamique des mosquées que dans leur design. Il est temps de revoir les textes législatifs, d'éclaircir les rôles : qu'on redonne au maire ses prérogatives d'aménagement, à l'architecte sa liberté de création, et qu'on instaure enfin une programmation intelligente qui redonne à la mosquée le rayonnement spirituel et social qui fut autrefois le sien. Car la mosquée n'est pas qu'un bâtiment : c'est un espace public central pour la Communauté, une porte ouverte vers la vie intellectuelle et collective.

En somme, l'Algérie ne peut se permettre de brider ainsi sa propre richesse culturelle. Les enjeux sont considérables : sauvegarde du patrimoine, valorisation du génie créatif, gestion urbaine harmonieuse, sécurité des fidèles et, surtout, renouvellement d'une fonction cultuelle et culturelle devenue trop souvent accessoire. Loin d'une simple histoire de coupoles et de minarets identiques, c'est le visage même de nos villes et de notre société qui se joue ici. Un visage qu'il serait regrettable d'uniformiser au détriment de la diversité, de l'innovation et d'une vraie cohérence dans la vie publique.