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La
littérature algérienne a toujours été marquée par une tension entre engagement
et instrumentalisation, entre mémoire et oubli. Si des figures emblématiques
comme Kateb Yacine et Rachid Boudjedra ont forgé une
tradition littéraire enracinée dans la résistance et l'émancipation, d'autres
voix contemporaines, comme celles de Kamel Daoud et Boualem
Sansal, semblent s'éloigner de cet héritage pour
conforter des narrations dévoyées, alimentant ainsi les préjugés hérités du
colonialisme.
Un devoir de mémoire face aux chimères postcoloniales L'Algérie porte une histoire lourde, marquée par 132 ans de colonisation brutale et par une guerre d'indépendance parmi les plus sanglantes du XXe siècle. Cette histoire n'est pas un fardeau à fuir, mais une mémoire collective à préserver et à transmettre. Kateb Yacine, écrivain et poète de la lutte, l'a compris dès ses premières œuvres. Il a fait de Nedjma un symbole de la quête identitaire algérienne, transcendant les fractures imposées par le colonialisme. Dans ses engagements littéraires et politiques, il a toujours refusé de trahir la mémoire de ceux qui ont combattu pour la liberté. À l'opposé, les discours tenus par Kamel Daoud et Boualem Sansal s'inscrivent souvent dans une logique de distanciation, voire de négation de cette mémoire. En minimisant la portée révolutionnaire de la guerre d'indépendance ou en la réduisant à une succession de violences stériles, ils offrent à des cercles postcoloniaux occidentaux une version révisionniste de l'histoire algérienne. Cette posture, déconnectée des réalités vécues par les Algériens, alimente les fantasmes nostalgiques d'un empire colonial «civilisateur», tout en renforçant les préjugés d'une extrême droite avide de caricatures simplistes. Une critique légitime, mais ancrée dans l'éthique Critiquer les failles de la société algérienne, son système politique ou ses dérives religieuses, est une démarche légitime et nécessaire. Cependant, cette critique doit s'inscrire dans une éthique du respect et de la construction. Rachid Boudjedra, malgré ses critiques acerbes envers le régime algérien, n'a jamais oublié l'héritage colonial ni les luttes du peuple algérien. Il a dénoncé avec courage l'islamisme, mais sans tomber dans l'islamophobie. Sa plume reste profondément enracinée dans une quête d'émancipation culturelle et politique. En revanche, Daoud et Sansal ont souvent franchi cette ligne éthique. Leurs discours, volontairement provocateurs, s'alignent parfois sur des narrations occidentales essentialisant les Algériens et les musulmans. Sansal, en assimilant l'islamisme au nazisme dans 2084 : La fin du monde, a alimenté des amalgames dangereux. Daoud, en dénonçant les «archaïsmes» du monde arabo-musulman, a offert des munitions aux tenants d'une vision condescendante et paternaliste envers les sociétés du Sud (1). L'accueil réservé à Daoud et Sansal dans les cercles littéraires occidentaux n'est pas anodin. Leurs œuvres, bien que parfois critiques envers l'Occident, sont souvent perçues comme des confirmations des clichés sur l'Algérie : une société figée dans le passé, incapable de progrès, et en proie à une religion oppressante. Cette instrumentalisation n'est pas nouvelle. Les élites littéraires postcoloniales, marquées par une nostalgie de l'empire, ont toujours cherché des voix « subalternes » prêtes à valider leurs récits. Dans ce contexte, Kateb Yacine avait déjà dénoncé, en 1983, la manière dont le message des écrivains algériens était «détourné, déformé» par les milieux littéraires français (2). Une littérature au service de la dignité La véritable opposition entre ces écrivains ne se situe pas dans leurs choix esthétiques ou linguistiques, mais dans leur rapport à l'histoire et à la mémoire. Kateb Yacine et Boudjedra ont utilisé leur plume comme une arme de libération, refusant les compromis avec les narrations coloniales ou néocoloniales. Ils ont critiqué l'Algérie, mais toujours dans le but de la relever, jamais de l'humilier. Daoud et Sansal, en revanche, semblent s'être placés dans une posture de surplomb, parlant de l'Algérie davantage que pour elle. Leur critique, souvent légitime dans le fond, est rendue stérile par son instrumentalisation. Elle ne sert pas à construire une réflexion collective, mais à conforter des milieux occidentaux prompts à essentialiser les sociétés arabo-musulmanes. L'Algérie mérite une littérature à la hauteur de son histoire : une littérature qui refuse les chimères du révisionnisme et les séductions des cercles postcoloniaux. L'écrivain a une responsabilité, non pas celle de glorifier aveuglément, mais de critiquer avec justice, de construire avec éthique, et de défendre une mémoire qui est le socle de toute émancipation. Dans ce combat, Kateb Yacine et Rachid Boudjedra restent des phares, rappelant que la littérature n'a de sens que lorsqu'elle est au service de la dignité humaine et de la liberté. Les générations actuelles et futures d'écrivains algériens doivent s'inspirer de cet héritage pour refuser toute compromission et réaffirmer la puissance d'une parole libre et résistante. *Médecin réanimateur et chercheur Références : 1. https://www. lemonde.fr /idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_ 4856694_3232.html 2. https://www.founoune. com/le-milieu-litteraire-francais-par-kateb-yacine/ |
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