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L'informatisation de la société

par Derguini Arezki

«Objectivité rationnelle, objectivité technique, objectivité sociale sont désormais trois caractères fortement liés. Si l'on oublie un seul de ces caractères de la culture scientifique moderne, on entre dans le domaine de l'utopie.» Gaston Bachelard[1]

Devant les mêmes situations, les mêmes problèmes, les réponses peuvent être automatisées. Lorsque des situations inédites émergent, l'intelligence doit innover. Dans un monde de plus en plus incertain, les réponses doivent être rapides ; sans automatisation de l'automatisable, le domaine de l'incertain s'élargit et les mauvaises réponses se multiplient.

L'automatisation ou informatisation de la société conforte dans la société la base d'un ordre social et une économie d'énergie. Les règles sociales qui bénéficient de la confiance sociale établissent un ordre automatique, les comportements individuels et les rapports sociaux n'ont plus besoin alors d'être réfléchis, ils deviennent automatiques, les comportements s'agrègent aisément et deviennent pour une part prévisible, l'activité est régulée jusqu'à un certain point, la part de l'incertitude est circonscrite. Le connu et l'inconnu étant départis, la société peut départager l'énergie qu'elle leur consacre.

Les règles sans la confiance sociale ne peuvent fabriquer des comportements automatiques. Les mœurs et les habitudes inscrivent la règle dans les comportements. La règle n'a qu'une importance abstraite. C'est son fonctionnement et le résultat de son fonctionnement qui importent. Elle n'est qu'un vecteur de la confiance sociale. S'il faut changer la règle souvent, c'est pour rattraper les comportements opportunistes, qui profitant du changement de situations, s'efforcent d'utiliser la règle à leur avantage. Si la règle sociale opère dans le cadre d'une confiance sociale, la société n'a pas besoin de changer de règle. Elle change sa manière de faire avec la règle. Croire que c'est la règle qui fait la confiance sociale, mais pas ce qui est fait de la règle, est une erreur. C'est la confiance sociale qui a besoin d'une régularisation des comportements, c'est elle qui « applique » la règle. Un couple par exemple peut adopter n'importe quel contrat de mariage, l'harmonie du couple dépendra de ce qui est fait de la règle, sert-elle une confiance mutuelle qui établit un fonctionnement régulier ou permet-elle de valider des comportements opportunistes du fait de l'exploitation d'une asymétrie d'information et du caractère incomplet de tout contrat.[2]

Les habitudes et les automatismes sont soumis à l'épreuve de l'expérience et de la réflexion. Les bons automatismes règlent bien la société en la mettant sur la bonne pente, les mauvaises la règlent en la mettant sur une mauvaise pente. Dans un cas, la société peut se projeter, définir des objectifs et les atteindre, dans l'autre pas. Dans un cas, le champ de perception de la société s'éclaircit, l'inédit et l'extraordinaire font saillie et s'intègrent dans le système de règles ou le poussent à s'adapter, dans l'autre pas.

Substitutions d'automates (humains et non) et de travail (social et mondial).

Selon les systèmes, une telle prévisibilité des comportements peut avoir des avantages et/ou des inconvénients. Un système émergent ou un système dominé qui vise à se soustraire à une domination s'efforcera de ne pas être prévisible en donnant des prises formelles ; il s'efforcera de soustraire ses automatismes aux mécanismes de la domination. Il s'efforcera d'adopter un système de règles, auquel il donne le sentiment de se soumettre, qui ne rendra pas compte de son fonctionnement réel. Pour qu'une économie puisse émerger, elle doit pouvoir fabriquer des automatismes qui échappent au système de domination mondial. Si la société échoue dans une telle fabrication, elle sera condamnée à la dispersion. Un système dominé bénéficiant de la confiance sociale, dispose d'une grande liberté par rapport à son système de règles. Sans confiance sociale, son régime politique aura besoin d'imposer à la société certaines règles pour se prêter à l'évaluation de ses pairs. Un régime autoritaire n'accomplira pas une telle automatisation pour ne pas donner donc prise à une « évaluation » extérieure, mais aussi pour ne pas se retrouver avec une disponibilité sociale qui l'indisposerait. Il produira de la dispersion. L'automatisation peut s'accompagner d'une certaine autonomisation de la société qu'il craindrait de ne pouvoir contrôler. Si donc un régime autoritaire (parce que centralisé) peut être au départ d'un tel processus, il devra concéder dans son accomplissement la formation d'un certain nombre d'autorités légitimes indispensables à une autorégulation de la société.

Dans les sociétés postcoloniales, un régime autoritaire est nécessaire à l'initialisation d'un tel processus d'informatisation. La déstructuration de la société par la colonisation a transformé ses automatismes en automatismes de survie que l'on peut dire de prédation. La société doit se fabriquer de nouvelles règles et expérimenter une confiance sociale. Le régime autoritaire lui proposera de nouvelles règles, il pourra transformer les agents sociaux en automates le temps de la mise en place des réseaux informatiques.

Ensuite les agents sociaux devront avoir intériorisé les règles proposées pour retrouver leur autonomie, leur agentivité[3], et être en mesure de produire et de traiter l'information de manière automatique et créative. Mais si une telle construction par le bas, n'est pas construction de la confiance sociale, la société n'intériorisera pas les règles proposées, elle ne fonctionnera pas de manière régulée. Le régime autoritaire devra alors persister pour administrer le désordre, l'énergie sociale libre (ou libérée par le processus d'informatisation automatisation) devra être employée de manière non conventionnelle.

L'informatisation de la société ne signifie pas la substitution d'automates mécaniques à des humains, elle substitue d'abord des automates humains à des humains pour effectuer les opérations répétitives. La machine pourra intervenir ensuite, se substituer à l'automate humain pour intensifier la production, parfaire le travail répétitif et économiser de l'énergie humaine en consommant une énergie non humaine plus dense et moins coûteuse. Il faut superposer la machine mécanique à la machine humaine en vue de substituer l'une à l'autre pour réserver l'énergie humaine à un travail humain plus qualifié et moins répétitif. Cet automate mécanique, qui se substitue à l'automate humain dans la production de masse, développe une puissance de travail considérable en consommant une énergie plus riche, car plus dense et moins coûteuse que l'énergie humaine. Avec les technologies numériques, le marché markète l'ensemble des comportements. À l'échelle mondiale, avec la polarisation du marché du travail et l'énergie fossile bon marché, l'informatisation produit désormais plus de travail non qualifié que de travail qualifié. Il s'ensuit dans les sociétés industrialisées, l'émergence d'un populisme associé à une société divisée en préposés aux machines et en préposés aux inactifs, en diplômés et non-diplômés. Le clivage entre ces deux catégories qui tend à s'approfondir se métamorphose en clivage entre élites et populations.

Les sociétés postcoloniales dans leur processus d'industrialisation ont méconnu ce processus en tant que substitution d'automates mécaniques à des automates humains. Les automates mécaniques ne sont que des objectivations des automates humains, de leurs gestes techniques. Ces sociétés n'ont pas prêté attention à l'unité de ces automates, machines humaines et esclaves mécaniques. Les esclaves mécaniques économisent l'énergie humaine, mais répètent des gestes humains. Les automates non humains mécanisent une partie du travail social, autrement dit, objectivent une certaine partie du savoir-faire social et mobilisent une énergie non humaine puissante et peu coûteuse. Ils mécanisent une partie des gestes humains, les gestes répétitifs, pour rendre l'attention sociale, l'intelligence des machines humaines disponible à l'innovation, aux évènements émergents, aux changements imprévus des situations.

Ces sociétés ont aussi méconnu le fait que l'introduction de machines nécessite une production de masse qui excède largement leur marché intérieur. Elles n'économiseront pas un travail autochtone, elles ne peuvent économiser qu'un travail mondial.

Elles intègrent ainsi leur travail social dans un travail mondial. Et c'est cette capacité d'intégration qui transforme l'économie de subsistance en économie de marché. Cette vérité largement méconnue a fait le succès des sociétés extrême-orientales et l'insuccès des sociétés postcoloniales. Ces dernières ont introduit les machines avant la production de masse, elles ont fait de l'import-substitution au lieu de faire de l'exportation ; le politique a fait de l'économie sa servante docile au lieu d'en faire son automate intelligent. La transformation de la production de subsistance en production de masse n'a pas ainsi eu lieu par son intégration à l'économie mondiale.

Des outils de la production de subsistance aux machines de la production de masse, il n'a pas pu y avoir remontée de filières, d'affiliation. Les machines ont créé une production de masse, mais ayant perdu leur filiation externe, et n'ayant pu établir de filiation interne, la production de masse n'a pu être entretenue et étendue. La machine technique est une appropriation et une production de la machine sociale, elle prolonge le corps social et constitue comme un exosquelette qui accroit sa puissance en s'adjoignant d'autres matières et d'autres sources énergies. Si la société ne fait pas corps avec elle, si la machine technique demeure un corps étranger à la machine sociale, la machine technique se démembre, comme un exosquelette qui n'est plus solidaire et entretenu, il indispose alors l'autoconstruction de la machine sociale et fait le lit de l'impuissance politique.

L'informatisation de la société

L'informatisation de la société concerne tous les gestes répétitifs de la vie sociale. La substitution des automates mécaniques aux automates humains n'est pas nécessaire partout. L'automatisation ne concerne pas que le mécanique. L'individu performant est un automate dans la plus grande partie de ses gestes et de ses opérations. Et cela ne date pas d'aujourd'hui (F. Braudel), son équipement ne fait que se substituer à ses faits et gestes automatiques. Il économise ainsi son énergie et peut prêter attention à ce qui le perturbe, il peut revoir (mettre à jour ou réviser) ses automatismes de sorte à être constamment disponible vis-à-vis de l'inattendu.

Le raisonnement s'applique aussi pour une entreprise ou un collectif. Nous sommes aujourd'hui dans un monde d'automates intelligents et non intelligents, hier d'automates non humains non intelligents et d'automates humains intelligents, complémentaires, mais non substituables, aujourd'hui des automates intelligents non humains substituables à une partie importante d'anciens automates humains intelligents (intelligence artificielle).

Pour prendre un exemple dans notre société, j'allais récemment à l'hôpital pour un examen ophtalmologique. La première fois, un lundi, on me dit que la préposée à l'examen ne travaillait pas le lundi. La seconde fois qu'il fallait prendre rendez-vous le mercredi, la troisième fois (le mercredi), que l'on ne pouvait pas me donner un rendez-vous sans la lettre du médecin traitant qui m'avait adressé et que j'avais oublié. Pour le même examen, je me rabattais sur une clinique privée. Une première fois, un lundi, on m'avisait que la technicienne ne travaillait que le matin, il n'était alors que onze heures. On me proposa de venir le jeudi. La seconde fois, le jeudi, on me dit qu'elle ne travaillait pas aujourd'hui et qu'il me fallait appeler pour savoir si je pouvais passer mon examen. Cette expérience fait partie du vécu de chaque algérien. Ce que nous constatons dans ces exemples, c'est que la bonne réponse pouvait être donnée dès le début et non après une débauche d'énergie ... sauf à supposer un fonctionnement irrégulier du service, ce qui n'est pas toujours le cas. « Nous ne savons pas ce que demain nous réserve » dit la maxime religieuse convoquée littéralement. Nous percevons aussi ce qu'une régularisation informatisation ferait gagner d'énergie aux patients et l'énervement qu'il épargnerait aux gens qui n'ont pas le temps ou ... l'énergie. Dans un contexte au fonctionnement régulier, la machine programmée ou l'automate humain, à qui il faut tout donner, aurait plus de patience qu'un personnel humain débordé dans un environnement incertain et donnerait d'un trait la bonne réponse à une série de questions. L'informatisation suppose donc une certaine régularisation de la situation.

Dans chaque service opérationnel au fonctionnement régulier, il serait possible d'informatiser une série considérable de communications, d'opérations répétitives. Avec l'intelligence artificielle, des systèmes de santé et d'éducation pourraient être considérablement améliorés.

Mais est-il souhaitable d'économiser une énergie abondante ou quand on a du mal à l'occuper ? Est-il souhaitable de libérer les esprits des tâches répétitives ? Dans le cas d'une réponse négative, l'automate serait alors contre-productif et l'on produirait un individu contraint de s'adapter continuellement, avec un comportement non réglé d'avance et non doté d'une visibilité étendue. Entre la solution protester, démissionner et se soumettre (la défection (exit), la prise de parole (voice) et la loyauté (loyalty)[4]), se soumettre pourrait être la meilleure solution pour la majorité.

Une minorité pourrait démissionner, comme se retirer ou s'exiler. La majorité pourrait protester, mais pour ajouter à son désordre ou l'agrémenter. S'adapter et s'obstiner deviendrait alors la règle, la règle d'une minorité et de la réussite. Ceux qui réussissent ne sont pas ceux qui veulent imposer des règles aux situations, mais ceux qui s'adaptent obstinément, ceux qui ne lâchent pas leurs objectifs en cours de route malgré la faible visibilité de leur champ d'action.

La capacité d'adaptation est certainement une valeur sociale émergente dans les sociétés postcoloniales, mais elle ne saurait suffire. Elle produit de la robustesse, mais beaucoup trop de fragilités. Sans ténacité dans l'accomplissement des objectifs, il n'est ni possible de transformer des situations, ni d'accroitre le champ de la visibilité et de perception des signaux faibles. Mais lorsque les objectifs sont au ras du sol, on ne peut que subir les chocs, faire preuve de robustesse plutôt que d'accumuler. Ce sont des objectifs particuliers et lointains que les individus et la société ne parviennent pas à se donner. Il faut donc tout d'abord occuper pour ensuite automatiser, automatiser seulement ce qu'il faut effectuer de manière plus intense.

L'énergie sociale doit donc être occupée dans un ensemble de faits et gestes, d'occupations informatisées ou non, pour être ensuite bien utilisée, économisée ou intensifiée. Par exemple, la ritualisation de la vie sociale chinoise préindustrielle est déjà une forme de régularisation et d'informatisation de la société. Dans les sociétés postcoloniales, une réification de l'État conduit l'automatisation à prendre le processus de travail par le mauvais bout. L'État importe du travail étranger qui se débarrasse du travail autochtone au lieu de l'intensifier, alors que c'est de la transformation du travail autochtone par le travail étranger, l'assimilation du travail étranger par le travail autochtone, dans une substitution progressive et non agressive, que le travail social s'accumule, en vient à s'exporter, au lieu d'être détruit.

Une grande partie de l'humanité est contrainte de s'adapter à son désavantage. Ce comportement semble vouloir s'étendre à l'ensemble de l'humanité avec la crise climatique. Il faut faire la différence entre des sociétés capables d'externaliser leurs externalités négatives de celles qui doivent les supporter, entre une adaptation subie et une adaptation choisie. Certaines sociétés s'efforcent de développer des approches proactives. Ainsi la démarche suivante que propose un centre de réflexion néerlandais à son gouvernement. « Si le concept clé de l'organisation de la capacité de gain est la réactivité, soit la capacité de répondre rapidement et de manière appropriée à de nouvelles circonstances, la réactivité se définira comme résilience, capacité d'adaptation et attitude proactive. D'abord, y a-t-il suffisamment de tampons pour absorber les chocs ; y a-t-il suffisamment de déconnexions («coupe-feu») pour garantir que les chocs ne se propagent pas dans tout le système ; et le système est-il suffisamment redondant pour que les différentes parties puissent se remplacer mutuellement en cas de besoin (résilience) ? Ensuite, le système peut-il s'adapter en douceur à de nouvelles circonstances ; y a-t-il suffisamment de place pour la variation, la sélection et l'expérimentation afin d'explorer de nouvelles solutions rapidement et de manière ciblée lorsque de nouvelles circonstances se présentent (capacité d'adaptation) ? Enfin, les leçons des erreurs sont-elles tirées, les problèmes futurs sont-ils anticipés et les opportunités futures recherchées ? En bref, les mécanismes de retour d'information sont-ils bien organisés et une attention est-elle accordée à ce qui pourrait se produire à long terme (attitude proactive) ? »[5]

Adaptation et capacité d'agir

De la partie qui est contrainte de s'adapter, celle qui tenace s'obstine, et donc fait preuve de loyauté d'une certaine manière, ne s'épuisera pas et sortira comme aguerrie. Il est probable que le futur de l'humanité appartienne à cette catégorie d'individus que la traversée de la zone des tempêtes aura rendue plus robuste. Pour un grand nombre de sociétés postcoloniales, on peut dire que sortir du désordre n'est probablement pas encore à l'ordre du jour. Car vouloir mettre de l'ordre ne pourrait qu'accroitre le désordre, l'automatisation étant mal engagée. Car établir un ordre nouveau c'est d'abord mettre du désordre dans l'ancien et enclencher un processus d'automatisation. Il n'est pas sûr que la société soit disposée à consentir à une telle automatisation qui réduirait sa capacité d'adaptation, de désautomatisation. De nombreuses sociétés postcoloniales devront s'accommoder d'un certain désordre pour préserver leur capacité d'adaptation en s'efforçant de développer une certaine robustesse et en préservant au système autoritaire une certaine loyauté.

Dans un environnement fluctuant, la capacité d'adaptation est une capacité d'automatisation et de désautomatisation. On ne s'adapte rapidement dans un monde concurrentiel et conflictuel que si l'on est en mesure de s'automatiser et de se désautomatiser rapidement. Or les systèmes d'habitudes ont tendance à se rigidifier avec le temps. Cela est valable pour les individus et les sociétés. Avec la crise climatique, se déshabituer d'une certaine consommation va à contre-courant des désirs et des habitudes actuels.

Le système de formation a produit des sujets avec des expectations étrangères au système de production. Le système de formation sous prétexte de formation initiale s'est désadapté du système de production (considéré comme inexistant), il n'a pas travaillé les gestes de la production. Il a déstructuré le continuum du travail social en juxtaposant système de production et système de formation. Il y avait un travail importé surévalué d'un côté et un travail indigène laminé d'un autre. Travail indigène et travail étranger ne se sont pas fécondés mutuellement. Le travail indigène ne s'est pas approprié le savoir-faire du travail importé. Le travail importé est resté un travail mort et le travail vivant ne s'est pas instruit du savoir-faire étranger. Ce n'est pas le travail qui manque, c'est l'offre et la demande de travail, qui ont été séparées, qui diffèrent et s'équilibrent à un niveau élevé de sous-emploi. Ce sont des travaux qui existent (offre potentielle), mais dont on ne veut plus (demande potentielle) et des travaux qu'on veut (demande réelle), mais qui n'existent pas (offre réelle). Ce constat n'est pas faux, mais ce sont les productions d'offre et de demande qui ont été disjointes et ne se sont pas rejointes.

Mettre de l'ordre dans un système social signifie produire de la confiance sociale, mettre de l'ordre dans son énergie sociale, dans son économie du désir. Informatiser la société signifie gérer rationnellement l'énergie sociale, canaliser ce que désire la société. C'est mettre du désir dans la machine et la production sociales. Il n'est pas possible de mettre en place d'un seul mouvement tout un ordre social, toute une machine sociale et son équipement. Il faut que la société soit disposée à faire corps avec ses machines, à entrer dans un processus d'automatisation. Et le développement de telles dispositions en appelle à des expérimentations locales qui par contagion peuvent s'étendre d'un milieu à un autre. De nouvelles propensions, de nouvelles machines et productions sociales intéressantes voyant le jour, peuvent conduire à leur diffusion et imitation.

Le système de santé serait le système le plus incité à tirer avantage de l'informatisation. Il pourrait de surcroit faire appel à l'intelligence artificielle. Mais manque-t-on de médecins et peut-on souhaiter un système plus efficace ? Un système qui se construit par le haut doit supposer une construction par le bas qui l'intériorise. On peut faire automatiser un certain nombre de tâches, implanter des automates parmi les agents sociaux, mais cela ne fera pas faire corps aux différents automatismes, société aux différents automates. Agentivité et automaticité doivent se compléter. Les automates doivent être des agents : ils automatisent pour être disponible à l'impromptu, les agents des automates : ils automatisent pour économiser leur énergie dans les tâches régulières. Agencer des automates humains et non humains, intelligents et non intelligents, exige des agents proactifs. Ce que l'on ne peut envisager avec des agents sans passions communes et sans intéressement. Sans agentivité, l'automaticité ne se justifie plus ; pour quoi automatiser si l'on ne sait pas quoi en faire ? La construction par le haut doit susciter des passions et des intérêts, leur agencement, soit une construction par le bas qui complète celle du haut.

Libres et pas libres d'obéir

Le nazisme selon l'historien Johann Chapoutot apparait comme un cadre exemplaire et précurseur d'un management moderne, d'une réelle complémentarité entre agentivité et automaticité. « Libres d'obéir » les agents sociaux ne sont pas privés de leur agentivité de laquelle ils jugent et seront jugés dans le cadre de la réalisation d'objectifs de puissance définis indépendamment d'eux. Il faut qu'il y ait du désir dans l'automate et de l'accomplissement dans l'exercice. Le désir de différenciation est central dans toute société. « Le management a une histoire qui commence bien avant le nazisme, mais cette histoire s'est poursuivie et la réflexion s'est enrichie durant les douze ans du IIIe Reich, moment managérial, mais aussi matrice de la théorie et de la pratique du management pour l'après-guerre. ... l'on constate que la conception nazie du management a eu des prolongements et une postérité après 1945, en plein « miracle économique » allemand et que d'anciens hauts responsables de la SS en ont été les théoriciens, mais aussi les praticiens heureux, réussissant une reconversion aussi spectaculaire que rémunératrice. ... de jeunes juristes, universitaires et hauts fonctionnaires du IIIe Reich ont beaucoup réfléchi aux questions managériales, car l'entreprise nazie faisait face à des besoins gigantesques en termes de mobilisation des ressources et d'organisation du travail. Ils ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l'employé et l'ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d'autonomie à priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » (durch Freude) qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd'hui, à l'heure où l'« engagement », la « motivation » et l'« implication » sont censés procéder du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure. Assuré de l'autonomie des moyens, sans pouvoir participer à la définition et à la fixation des objectifs, l'exécutant se trouvait d'autant plus responsable – et donc, en l'espèce, coupable – en cas d'échec de la mission. »[6]

Il est probable que l'apprentissage de la liberté passe par la « liberté d'obéir », car comment avoir la maîtrise des fins si l'on n'a pas celle des moyens ? En vérité, on n'apprend pas LA liberté, on expérimente des libertés concrètes, des pouvoirs concrets. Des forces éprouvent des capacités d'agir sur elles-mêmes et sur d'autres forces. Car la société et les individus apprennent à user de leurs forces et de celles d'autrui, à bien user de leur liberté, de leur pouvoir d'agir. S'adapter ne signifie pas toujours subir seulement, dépossession de sa capacité d'agir, mais aussi adaptation pour pouvoir agir. L'agent s'adapte au cours des choses, pour mieux se conduire, il s'adapte à une situation pour pouvoir en tirer avantage. J'écrivais dans un texte récent[7], il n'y a pas une différence de nature entre dictature et démocratie : contrainte et incitation ne s'excluent pas, elles se complètent. La différence tient dans la manière selon laquelle elles se complètent, la manière dont la contrainte ferme et ouvre le champ de l'initiative, la ferme pour quelle ouverture, l'ouvre pour quelle incitation ? Dictature et démocratie font partie d'un continuum qui va d'un gouvernement, qui en agissant sur-le-champ d'action des sujets agissants, l'élargit ou le limite, les comprend et les valorise ou les exclut et les écrase. Gouvernement par le peuple et pour le peuple, peut se traduire par peuple dans le gouvernement (pour gouvernement par le peuple) et gouvernement dans le peuple (pour gouvernement pour le peuple). Il y a continuum et interpénétration entre peuple et gouvernement et non juxtaposition. Complémentarité et substitution. Le peuple parcourt d'un bout à l'autre le continuum, pleinement présent à une extrémité, complètement absent à l'autre. Le gouvernement parcourt d'un bout à l'autre le continuum de la même manière jusqu'au point de se substituer entièrement au peuple et le complétant, jusqu'au point de s'effacer complètement devant le peuple, se faisant compléter. L'un ne peut aller sans l'autre. Le gouvernement ne peut pas être longtemps dans le peuple sans que le peuple ne soit dans le gouvernement, ni être toujours omniprésent dans le peuple ou totalement absent. Il agit toujours sur des sujets agissants qui agissent sur lui, dans le même sens ou à contrecourant. Mais jamais toujours dans le même sens. Il doit pouvoir tenir le milieu, pouvoir aller dans un sens et dans l'autre, être plus ou moins présent, plus ou moins absent. Ici ou là. Le peuple de même. Celui-ci absent du gouvernement, le gouvernement ne peut exister. Et inversement.

À l'indépendance, l'état de la société appelait comme une omniprésence du gouvernement, après plus d'un demi-siècle de progression de la société, les capacités d'agir du gouvernement et des agents sociaux ne sont plus les mêmes. D'autres façons d'être et d'agir du gouvernement dans la société, de la société dans le gouvernement, sont nécessaires. La mobilisation sociale fait appel à des liens fondamentaux : ami-ennemi, proches, proches lointains, lointains proches ; l'ami pouvant se transformer en ennemi, le proche en lointain. Des sentiments et des raisons, des passions et des intérêts mobilisent les sociétés. Les idéologies participent à la formation artificielle de groupes et de sociétés où les individus s'efforcent de se différencier. Les idéologies émergent d'intérêts passionnés qu'elles traduisent. Elles concilient et opposent des intérêts passionnés. Les idéologies importées s'ancrent dans des intérêts et des passions qu'elles ne peuvent exprimer que marginalement. Les formations qu'elles génèrent ne sont pas représentatives des passions sociales. Elles concilient et opposent mal les intérêts et les passions sociales. Le lien marchand met en place un rapport entre étrangers, il abstrait le lien social des liens fondamentaux. (Il dépassionne l'intérêt ... jusqu'à permettre la dépossession.) Lorsque les passions et intérêts individuels et collectifs ne sont pas fixés dans un intérêt national passionné, ils sont désarticulés, souffrent de l'absence d'une base commune de conciliation, ils se dispersent et se coagulent faiblement. Les idéologies importées et le lien marchand brouillent la lisibilité générale des passions et des intérêts qu'il devient difficile de fixer dans un intérêt passionné national. Les individus et les groupes se prêtent alors des intérêts, leurs idées n'expriment pas leurs raisons, leurs rapports sont voilés, la défiance sociale est cultivée. Il faut rendre aux individus des milieux qui expriment leurs passions et leurs raisons et permettent leur coagulation et agrégation afin que mentir ne devienne pas la seule façon de pouvoir faire, des milieux qui en même temps les protègent d'une pollution extérieure qui déteindrait sur leurs interactions et contre leurs intérêts.

L'autoritarisme abstrait sans leadership s'enferme. L'autoritarisme d'un leader peut conduire à la construction d'une conduite exemplaire, à l'imitation de la conduite exemplaire, à la fabrication d'autorités complémentaires. En redonnant sa place à l'exemplarité dans le système social, il est possible d'évoluer d'un régime autoritaire à un régime démocratique qui ne sera pas confisqué par une technocratie excluant la société au nom de la Science. Une informatisation du monde et des sociétés a déjà lieu grâce à l'intelligence artificielle (applications informatiques), mais elle est entre les mains d'entreprises globales et de superpuissances étatiques, il ne reste plus aux individus séparés que de s'attacher à défendre (de manière idéologique) un principe de la protection de la vie privée ... qu'ils ne peuvent pas ou ne veulent pas réellement défendre. (Les superpuissances s'attacheront à concilier leurs intérêts, ceux de leurs entreprises globales et ceux de leurs citoyens. Tant pis pour les autres).

Avec l'intelligence artificielle, des automates intelligents non humains, des applications, permettent à Israël de chasser les populations d'un lieu à un autre pour éradiquer la résistance en massacrant les foules qui servent de « bouclier humain » aux cibles de leurs automates.

Seules des intelligences collectives indépendantes sont en mesure d'une part de protéger des vies collectives, et en leur sein des vies privées, et de tirer profit, d'autre part, d'une informatisation du monde que tendent à monopoliser des entreprises globales. Comment protéger la vie privée quand ces entreprises globales connaissent mieux l'individu qu'il ne se connait lui-même ? C'est la vie collective qu'il faut d'abord protéger, en son sein ensuite, la vie privée. Les individus séparés ne peuvent pas protéger leur vie privée à l'ère de la révolution numérique : ils s'abandonnent aux services de cette révolution. Ils ne peuvent choisir entre l'individu séparé et la soumission aux entreprises globales. Ils les veulent tous les deux, le beurre et l'argent du beurre. Les conséquences d'un tel choix sont autrement plus lourdes pour les individus des sociétés postcoloniales, ceux-là auront un individu séparé, mais pas libre d'obéir.

Notes

[1] Cité par Bernard Stiegler. La société automatique. 1. L'Avenir du travail. Fayard. 2015.

[2] Un contrat ne peut pas prévoir et prendre en compte toutes les contingences qui peuvent survenir lors de sa réalisation. Voir la théorie des contrats incomplets (R. Coase et Oliver Williamson sur les coûts de transaction).

[3] Le terme d'agentivité est un néologisme issu de la traduction de la notion anglophone d'agency. Au sens large, l'agency désigne la capacité de l'être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement.

[4] Hirschman, A. O. (1970). Exit, Voice, and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. London: Harvard University Press.

[5] Vers une économie apprenante. (Naar een lerende economie. Investeren in het verdienvermogen Van nederland.) WRR / Amsterdam University Press, Den Haag / Amsterdam 2013.

[6]Johann Chapoutot. Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui. Collection NRF Essais. Gallimard. Parution. 09-01-2020.

[7] Egale supériorité. Le Quotidien d'Oran des 24 au 28.08.2024