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De quoi rêvent nos riches ?

par Derguini Arezki

Dans ce texte nous allons considérer que tout est production et que toute production est travail, travail vivant et travail mort, travail humain et non humain. Les Chinois pensent que tout est énergie, et si nous considérons que le travail est énergie et savoir-faire, et que savoir-faire et énergie signifient économie, et que tout travail vise à économiser l'énergie, nous pouvons convenir de la définition selon laquelle tout est production, travail et énergie.

Processus de travail et processus de production ne font qu'un, si l'on comprend dans le processus de travail le travail non humain. Nous confondrons donc dans ce texte travail et production et distinguerons « travailleurs sans travail » (travailleur séparé de son produit, travail non indépendant) et « travailleurs producteurs ». Le travailleur sans travail ne dispose que de sa force de travail et ne porte que celle-ci au marché. Comme nous l'avons soutenu dans un texte précédent[1] on pourra décrire la société comme une association de « travailleurs sans travail » et de « travailleurs producteurs », et du point de vue de la propriété, comme une différenciation des travailleurs producteurs en travailleurs non-propriétaires, en travailleurs propriétaires et propriétaires non travailleurs. Rappelons que la séparation du travail et de la production par la propriété est une séparation historique, puisqu'au départ tous les travailleurs sont des travailleurs producteurs. L'échange (équivalent et non équivalent) et la compétition (violente et pacifique) décideront de la séparation.

Sous le régime de la propriété privée, la société institue un processus de répartition de la production dont elle socialise une partie. Le processus de répartition de la production distinguera ce qui revient précisément à chaque individu et, en prélevant sur ce revenu, ce qui revient indifféremment à tout individu. Il y a une appropriation marchande et non marchande de la production. La production est une, mais l'appropriation est duelle.

L'appropriation non marchande de la production (services publics gratuits et universels), ce qui est obtenu sans être acheté par chacun, est appropriation démarchandisation d'une partie de la production marchande, d'une partie de ce qui est échangé et vendu. Pour la société, une partie de la production privée revient à tous indépendamment de leur contribution privée, une autre appartient à chacun selon sa contribution privée. Les appropriations peuvent se substituer l'une à l'autre, se compléter l'une et l'autre, simultanément, successivement, mais bien ou mal du point de vue de la production.

De quoi rêvent les riches ? Le monde entre dans une zone de tempêtes, une redistribution des cartes entre humains (occidentaux et non occidentaux) et entre humains et non humains (naturels et techniques) est en cours, en cours tumultueux. Pensent-ils entrer en guerre, abandonner la Terre ou la sauver en construisant une nouvelle paix ? Les grands riches poussent leur rêve plus loin : établir la société Argent sur une autre planète où tout s'achèterait et se vendrait ; d'autres, plus modestes, mais de plus en plus prédateurs, s'efforcent de continuer à régner sur leurs terres qui se dérobent pourtant sous leurs pieds.

Le monde a cessé de rêver, il est atteint dans ses profondes croyances, il ne sait plus que faire, que croire. Ce qu'il faudrait faire, il ne peut le faire. Le monde se désassemble, il en appelle à de grands hommes pour le rassembler. Les temps héroïques sont de retour. Il ne s'agit plus de raisonner, il s'agit d'agir et de voir ensuite. Il ne s'agit plus de dire, mais de faire. La cohésion sociale se fait moins généreuse. Le marché ne fait plus l'harmonie entre les étrangers. L'échange n'est plus indifférent à la personne, mais la défiance s'est accrue. Les tribus qui s'étaient endormies se réveillent. Le multi-alignement se généralise, les alliances sont de courte durée. Un nouveau monde dans un mouvement brownien se met en place. Se dessine comme une insoutenable polarisation du monde. D'un côté une partie de l'humanité poursuit son « décollage », s'abstrait davantage, se déterritorialise et espère atterrir sur une nouvelle planète argent, une autre partie est rabattue sur terre, mais risque de s'écraser à l'atterrissage. Sa base d'atterrissage a disparu.

Au service de quel intérêt et de quelle passion ?

Car c'est des riches que dépend notre avenir, autrement dit du rapport des riches et des pauvres, du rapport de ceux que j'ai appelés « travailleurs sans travail » et des « travailleurs producteurs ». Les « travailleurs sans travail » étaient des « travailleurs producteurs » que l'accumulation du capital a expropriés, privés de leur travail indépendant. Ils ne sont plus que des employés soumis à la grâce de leur employeur. La société fabrique des riches qu'elle responsabilise ou déresponsabilise. La lutte de classes qui avait mis l'égoïsme avide dans cette classe et avait dispensé de ce sentiment la classe dominée et pensait par conséquent se défaire de ce sentiment en se défaisant de cette classe n'a pas réussi à se défaire de l'égoïsme et de l'avidité qui sont les caractères non d'une classe, mais de l'individu en général. Et nous savons que pour cet individu égoïste et avide, plus il en a, plus il en veut. Et puis, il y a la peur de la pauvreté qui fait que l'individu amasse et thésaurise sans égard pour les autres. Les pauvres veulent être riches, et sur ce fait les riches se déresponsabilisent des pauvres. Mais je ne dirai donc pas que les riches ne dépendent pas des pauvres. Les expropriations, le boycott existent, pour ne citer que cela. Le problème est donc celui des valeurs sociales qui sont cultivées, certaines conduisent à la dissociation, d'autres à la réunion. Mais entendons par valeurs, ce qui vaut, non pas des idées tout simplement, mais des idées à l'œuvre. Elles ne transcendent pas le cours des choses, elles arrivent à maturité dans le cours des choses et peuvent tourner comme toute chose en leur contraire. Elles sont les armes idéologiques d'une expérience.

L'idéologie libérale et la Science économique ont établi l'intérêt comme moteur de l'économie. «La Fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public» que Bernard Mandeville a publié en 1705 est devenue un classique des sciences sociales. Et Adam Smith écrivait en 1776 dans la Richesse des nations que l'individu « est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui n'était pas dans ses intentions. En poursuivant son propre intérêt, il favorise souvent celui de la société plus efficacement qu'il n'a réellement l'intention de le faire. » Et Albert Hirschman[2] dans son livre les Passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée (1977) fait même coïncider la naissance du capitalisme et de l'économie politique avec le remplacement des conflits entre passions par la poursuite de l'intérêt individuel.

Adam Smith dans cette citation fait abstraction de ce vers quoi guide cette main invisible : le service de l'industrie nationale. Sa critique du travail improductif se rapproche pourtant de la critique des rentiers par Keynes. Et elle ne fait pas oublier à Amartya SEN, lecteur d'A. Smith[3], la place de la sympathie dans son écrit antérieur la théorie des sentiments moraux. Est amoral celui (le rentier) qui dessert l'intérêt de l'industrie nationale, est sympathique celui (l'industriel) qui la sert ; n'est pas amoral l'industriel qui en servant son intérêt personnel, sert l'intérêt national. Aujourd'hui, il faudrait parler d'industrie nationale dans le sens premier d'industrie, savoir-faire et autres savoirs collectifs. On n'éliminera pas le savoir-faire en réduisant l'industrie au produit marchand.

Ensuite, il faut dire que l'opposition entre intérêts et passions n'est pas aussi dichotomique que la pensée occidentale l'a longtemps supposé. Il y a de la passion dans l'intérêt, pour les uns c'est une passion pour le gain et le jeu, pour d'autres pour l'honneur et la gloire. On dira aujourd'hui pour la puissance, la notoriété et l'influence. De même, il y a de l'intérêt dans la passion. Pierre Bourdieu s'efforcera de montrer qu'il n'y a pas d'intérêt désintéressé, mais n'ira pas jusqu'au point de soutenir qu'il y a des intérêts passionnés. Et il est facile de voir en ses temps tourmentés, combien le langage des passions s'est substitué à celui des intérêts. L'intérêt se passionne comme il se montre chez les Blancs (mais pas seulement) menacés de déclassement. Sont alors rappelés à la rescousse les dichotomies entre rationalité et irrationalité, croyance et savoir par les classes dominantes pour disqualifier les soulèvements populaires. Les qualificatifs de populistes et de démagogues pleuvent alors sur les passionnés. Passion et raison ne sont pas dichotomiques, ils sont complémentaires et substituables. Il y a des passions raisonnées (l'intérêt dompte les passions dans l'esprit du capitalisme chez Hirschman) et des intérêts passionnés. Les passions raisonnées sont celles où la passion s'éteint avec leur satisfaction raisonnée, et les intérêts se passionnent quand ils ne sont pas insatisfaits de manière raisonnée, la passion reste vive. « Le cœur a ses raisons que la raison ... n'ignore pas » [4] , qu'elle ne peut ignorer, dans tous les cas.

L'individu et ses attachements

C'est donc de manière générale le problème du rapport de l'individuel et du collectif qui est posé : la main invisible ne guide plus l'individu, en fait le marché national et son organisation ; l'intérêt ne raisonne plus les passions, il ne se retrouve plus en fait dans l'intérêt collectif. Depuis les Lumières qui magnifient en quelque sorte la pensée grecque pour élever la nouvelle noblesse (la « noblesse de robe ») et déchoir l'ancienne (la « noblesse d'épée »), le rêve de la société est celui de l'autonomisation de l'individu. La société s'organisant autour du triptyque : individu, marché et État. Avec les premières révolutions industrielles et la formation des armées industrielles, le processus d'individualisation s'effectue dans le processus de différenciation des sociétés en classes et en nations. Avec les dernières révolutions marquées par une tertiarisation et une globalisation de l'économie, le processus d'individualisation atteint son acmé, le rêve d'autonomisation de l'individu est à son faîte. Ses anciens appuis et cadres se défont, les producteurs ne produisent plus pour leur nation, les dissonances entre les groupes sociaux se multiplient.

Dans la société occidentale, le rapport de Dieu à l'individu est d'abord un rapport d'identité de Dieu et du Pape, puis de Dieu et du monarque, puis de Dieu et de l'individu. De la soumission de l'individu à Dieu et au Pape, puis au monarque, on passe à l'émancipation de l'individu vis-à-vis des puissances terrestres humaines et non humaines. L'individu maître de son destin. Une croyance confortée par le cours, le progrès de l'histoire, de la croissance. On distingue alors parmi les humains, en leurs parties extrêmes, ceux qui rêvent de devenir des dieux sur leurs propres terres et ceux qui rêvent d'un paradis sur terre ou/et dans l'au-delà. On pourrait dire passion du pouvoir à un bout et passion de la vertu, de la bienfaisance à un autre. L'individu a toujours un paradis comme horizon d'attente. Sa transfiguration moderne prend les figures du bonheur et de l'économie du bien-être. Ceux qui ont prétendu que la raison pouvait faire descendre le paradis céleste sur terre, et voulait tout lui soumettre, ont mélangé Ciel et Terre et du mélange en ont fait un petit enfer. Ceux qui prétendent que leur raison passionnée de Dieu peut en faire comme des dieux deviennent mystiques ou fous s'ils ne s'assagissent pas. Entre ces deux extrêmes, comme dit le président français Macron, naviguent des herbivores, des carnivores et des omnivores dont le destin se joue de leur dispute pour la place dans la chaîne alimentaire.

Ce n'est pas la lutte de classes qui est le moteur de l'histoire, ou si, mais dans le sens de la lutte de classement pour devenir riche et pas pauvre quand cette lutte porte. C'est par contre la lutte entre les malfaisants et les bienfaisants, les destructeurs et les créateurs pour reprendre la métaphore de la destruction créatrice de Schumpeter. Ceux qui détruisent ou prétendent créer, mais détruisent. Lutte rarement frontale tant le continuum entre malfaisants et bienfaisants est prégnant, le malfaisant pouvant se retourner en bienfaisant et inversement. Ou si ce n'est pas la lutte pour la puissance, c'est celle pour la survie. De Marx à Darwin, darwinisme social. Les « travailleurs sans travail » luttent pour vivre ou survivre. Les producteurs non travailleurs (propriétaires rentiers) luttent pour jouir de leurs biens et de leur puissance.

On commande aux hommes qui dépendent de soi et qui ayant cessé d'être indépendants ne peuvent se soustraire à leur dépendance. Ils ont cessé de dépendre de leur travail qui n'est plus producteur, ils dépendent du travail producteur d'autrui. Le produit de leur travail ne pouvant plus s'imposer sur le marché, ils ne peuvent plus travailler pour eux-mêmes et doivent travailler pour ceux qui peuvent porter le produit de leur travail au marché. S'agglomèrent alors les travailleurs sans travail autour des travailleurs producteurs. Au-delà de la propriété, la société est une composition de « travailleurs sans travail » (sans travail indépendant) et de « travailleurs producteurs », elle regroupe des travailleurs sans travail propre sous des travailleurs producteurs. La société est à l'image d'une armée avec ses soldats et de sa hiérarchie militaire. Une armée supposée adaptée à son combat. La hiérarchie d'une société solidaire est celle des travailleurs producteurs solidaires de « travailleurs sans travail », de producteurs qui ne se sont pas extraits du travail, dont la société autorise et se répartit la production du travail. On ne relève pas suffisamment le fait que, dans les sociétés industrielles, les sociétés puissantes de leur industrie moyenne sont celles qui font aux travailleurs producteurs la place centrale. La responsabilité sociale y est étendue et profonde. Si les entreprises globales ne diffusent pas le progrès technique aux entreprises moyennes, il se développe une polarisation de la société. Si les travailleurs producteurs n'agglomèrent pas les travailleurs sans travail, la société entre en guerre. En guerre civile dans les sociétés postcoloniales et en lutte de classes dans les sociétés industrialisées.

De la fable des abeilles de Mandeville à la main invisible d'Adam Smith, n'est-ce pas le malfaisant intérêt individuel (le vice) qui sert sans le savoir le bienfaisant intérêt général (la vertu) ? N'est-ce pas là tout le libéralisme qui met l'individu séparé au centre de toutes choses et de leur mouvement, qui retourne le malfaisant en bienfaisant avec la révolution industrielle et la croissance de la vie matérielle ? En vérité l'intérêt personnel se réalise toujours dans un intérêt collectif : la croissance, le ruissèlement des richesses. Avec la civilisation thermo-industrielle, les malfaisants sont apparus pendant quelques siècles comme les bienfaiteurs de l'humanité. L'humanité a partagé un rêve : le progrès historique, l'histoire comme progrès, jusqu'à ce que la croissance de la vie matérielle dévoile la destruction irréversible qu'elle se cause. Elle s'est alors divisée en progressistes et en conservateurs. Les premiers sont dans le sens de l'histoire et ont quelque chose à gagner, les seconds ont quelque chose à perdre et ont peur de le perdre. Les malfaisants bienfaisants se sont dits progressistes. Les conservateurs ne pouvaient se dire bienfaisants, car ils avaient oublié qu'ils étaient avant tout des travailleurs, des travailleurs producteurs dont dépendent des travailleurs sans travail. Les progressistes qui n'en étaient pas moins malfaisants, l'histoire les faisait bienfaisants. En tant qu'individus séparés, travailleurs producteurs et travailleurs sans travail, ils ne reconnaissaient pas leur interdépendance. Le travailleur producteur et le travailleur sans travail ne se considéraient pas comme des travailleurs solidaires, mais comme des individus séparés et indépendants. Le travailleur sans travail ne se considérait pas redevable au travailleur producteur qui l'employait et qui consentait à l'impôt progressif. Le travailleur producteur ne se considérait pas comme un leader, mais comme un profiteur. Le travailleur sans travail ne considérait pas qu'il vivait lui aussi du travail des humains et des non-humains. Dans le monde du travail, l'individu séparé et son mobile individuel vivait de la croissance et de la destruction de la vie matérielle. Ce que l'Occident a du mal à accepter aujourd'hui c'est que le rêve de l'autonomisation de l'individu porté par les Lumières a été porté par la croissance et la différenciation conséquente de la vie matérielle, et par l'Histoire tout court. L'autonomisation de l'individu tel que représenté dans la conscience occidentale est historiquement datée. Il faut aller à une historicisation de l'individualisation, de l'autonomie individuelle ; revenir à une autonomie relative de l'individu par rapport au groupe, à la nation, à la tribu, à la famille, etc. Parce que toujours relative à un milieu historique humain et non humain, milieu cohérent ou déstructuré.

La social-démocratie a protégé la bourgeoisie du socialisme soviétique. La bourgeoisie a été protégée du socialisme soviétique en ne s'extrayant pas du monde du travail, en partageant une condition avec la société qui lui était autant favorable à elle qu'à la société : tout le monde était travailleur et pouvait devenir travailleur producteur. L'impôt progressif traduit le fait que le travailleur contribue à hauteur de ce qu'il gagne afin que chacun puisse travailler. Quand s'effondra le socialisme soviétique et triompha le libéralisme, la bourgeoisie n'eut plus peur de se protéger que de l'État et pas de la nationalisation. Entra l'ère du néolibéralisme. Quand le jeu social cessa d'être un jeu à somme non nulle, quand la croissance cessa de soutenir l'impôt progressif et quand l'impôt progressif cessa de soutenir la croissance, tout le monde n'avait plus la possibilité de devenir riche travailleur. L'intérêt individuel a pu se désolidariser de l'intérêt collectif et l'intérêt collectif devenir celui de la classe, de la tribu et moins celui de la société. L'avenir des travailleurs producteurs devenant plus difficile et le sort des travailleurs sans travail, dépendant d'eux, se dégrada.

Du travailleur producteur au travailleur sans travail ?

La différenciation actuelle de la société algérienne qui s'est accélérée avec l'indépendance et l'urbanisation, ne fait pas oublier que, dans un passé dont elle a le souvenir, tous les travailleurs étaient des travailleurs producteurs. Des producteurs de subsistance. La partie la plus jeune de la société a oublié son rapport à la terre, mais pas sa partie la plus ancienne. Il importe de faire un bilan honnête de la période postcoloniale, nous avons tous été des travailleurs, quelle différenciation sociale avons-nous acceptée ? Qui peut aujourd'hui attribuer son mérite à son seul travail ? Les travailleurs producteurs ne peuvent être considérés que comme des leaders de la production, c'est en cela que leur propriété est légitime. Ils ne peuvent pas se considérer comme les propriétaires exclusifs de ressources communes. Les travailleurs sans travail ne sont pas des travailleurs séparés des travailleurs producteurs. Ils ont été séparés ou se sont séparés de leur travail. Nous vivons tous de ressources collectives, d'une nature commune et d'un travail et d'un savoir collectifs. La dichotomie de classes et son antagonisme n'est pas inévitable et n'est plus performante comme elle le fut pour les sociétés guerrières européennes. En contexte postcolonial, son antagonisme signifierait une société chaotique sans cohésion et sans leadership. Car une classe de travailleurs producteurs séparée de la classe des travailleurs sans travail par une propriété privée exclusive n'a pas d'avenir dans une société postcoloniale. Son avenir est ailleurs, son destin dans la dispersion mondiale. Ce qui a été alors accumulé rejoint les centres de gravitation de l'accumulation mondiale. Le libre-échange ne suffit plus à la division du travail pour produire des « richesses », la « richesse » est dans la qualité des interdépendances sociales. Nous sommes riches de la qualité de nos relations sociales et de leur production matérielle et non matérielle. Qualité qui permet à la société d'être bien disposée face à l'évolution de sa situation. Bien disposée, elle est alors réactive, résiliente et capable de s'adapter[5].

En guise de conclusion.

Il faut remettre de l'unité dans le travail, dans la production, dans les relations sociales. Un responsable est responsable d'un collectif, un travailleur producteur est responsable d'un travailleur collectif, du travail collectif de travailleurs sans travail. Dans notre approche, nous avons posé une identité travail et production, travailleur et producteur (travailleur producteur) et une opposition (travailleur sans produit que nous avons dit sans travail). On fait de même avec la production et la propriété : une identité (l'appropriation) et une opposition (travailleurs producteurs et propriétaires non producteurs). La social-démocratie avait établi une certaine unité du travail et de la production. Avec l'impôt progressif et le consentement à l'impôt des producteurs, tout le travail était dans la production. Avec la globalisation, le ralentissement de la croissance, la polarisation du marché du travail et la tertiarisation de la production et du travail, un décentrement social s'est produit de la classe ouvrière vers la classe moyenne et une déprise des « travailleurs sans travail » sur les travailleurs producteurs s'est effectuée.

Dans le processus de production marchand et non marchand, le travail commence avec la formation. Car il faut apprendre à travailler. Quand nous parlons de « travailleur sans travail », cela commence avec ceux qui apprennent à travailler. En travaillant sans travailler, ils apprennent à travailler. La séparation du travail et des études dans ce qui est appelé formation initiale avait pour but de « ne pas réinventer la roue » et, à un niveau supérieur, de féconder le travail par les études, autrement dit, d'apprendre dans d'autres langues, d'autres conditions de travail, des autres nations mieux formées. Or cette séparation de départ se transforme en rupture dès lors que les études ne finissent pas par se faire travail. Travail et études ont perdu leur unité. En fait, d'unité, ils n'en avaient pas. L'éducation formate un citoyen et un producteur. Les nations se distinguent aujourd'hui par le fait que les unes ont privilégié le producteur en comprenant le citoyen, alors que d'autres en privilégiant le citoyen ont laissé tomber le producteur. À l'ère de la formation tout au long de la vie, de l'économie apprenante[6], l'unité de la production et du savoir est impérative. « Il est nécessaire de créer une société de l'apprentissage pour que le niveau de vie augmente, même dans les économies situées bien à l'arrière de la frontière technologique – celles qui ne sont pas à l'avant-garde des progrès de la science et de la technique. »[7]

Elon Musk rêve de gagner Mars, il rêve de mobiliser la race blanche pour la sauver de l'extinction en lui faisant quitter la terre surpeuplée et en lui promettant l'immortalité. De quoi rêvent les libéraux aujourd'hui, de quelles libertés ? De quoi rêvent les travailleurs ? Pour l'heure, les rêves de nombreux mortels se transforment en cauchemar. Les rêves collectifs mobilisent les sociétés. Les sociétés vieillissantes rêvent-elles encore de quelque chose pour leur descendance ? Ont-elles encore des descendances ? Étant donné le cours des choses, elles se demandent si elles doivent avoir des enfants. De quoi rêvent les jeunes sociétés ? De rejoindre les vieilles sociétés qui ne rêvent plus que de les faire venir pour entretenir leur vieillesse ?

Il ne reste plus aux jeunes sociétés que le rêve de sauver la terre. Si le libéralisme avec ses préférences individuelles, sa liberté de choix, son ruissèlement de richesses qui ne marche plus, conduit à l'abandon de la vie sur terre, ceux qui ne pourront la quitter, mais qui peuvent s'y écraser, doivent se conduire de manière à redonner une nouvelle vie à la terre. Une vie de laquelle ils pourraient décoller et atterrir sans crainte, une vie où la production et le travail humains et non humains retrouveraient une certaine harmonie.

Notes

[1] La tentation de Mars. Le Quotidien d'Oran du 02-03-04 novembre 2024.

[2] The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph [1977] (traduit en français en 1980).

[3] Amartya Sen Reading Adam Smith. Franz F. Eiffe. https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/18386318.2010.11682153

[4] Antonio R. Damasio, L'Erreur de Descartes. La raison des émotions. Odile Jacob, 2006.

[5] Vers une économie apprenante (2013). Intitulé d'un rapport néerlandais cité par Joseph E. Stiglitz et Bruce C. Greenwald (2014). La nouvelle société de la connaissance. Les Liens qui Libèrent, 2017. https://www.wrr.nl/publicaties/rapporten/2013/11/04/naar-een-lerende-economie

[6] Ibid.

[7] Joseph E. Stiglitz et Bruce C. Greenwald, op. cit.