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De la lutte de libération à celle du savoir

par Mustapha Cherif*

La commémoration du 70e anniversaire du déclenchement de la glorieuse lutte de libération nationale est une occasion historique, pour tout citoyen soucieux du bien commun, de se pencher sur les aspects fondamentaux, notamment ceux du savoir, de l'éducation, de l'enseignement, du capital humain, qui déterminent l'avenir.

La Révolution ne visait pas seulement la libération du territoire. Il s'agit de prendre conscience que des fruits inestimables sont le résultat du sacrifice des libérateurs morts pour la patrie. Grâce à nos martyrs, l'autodétermination a été restaurée, notre identité et personnalité retrouvées et notre droit au savoir respecté.

Après la fin de l'ère obscure, la Nation s'est reconstituée. Durant 132 ans de colonisation de peuplement, il y a eu tentative de génocide culturel, qui a étouffé l'intelligence, confisqué le génie algérien et forcé l'exil des compétences intellectuelles et scientifiques. La colonisation a tenté de vider la nation de la conscience collective, à travers l'anéantissement de la richesse civilisationnelle algérienne. Des pans de la mémoire, de la culture et de l'expérience ancestrale de la société algérienne d'avant la colonisation, ont survécu, pour rejaillir sous d'autres formes après l'indépendance. Notre pays célèbre les 70 ans du déclenchement de la lutte de libération avec le légitime sentiment de fierté d'avoir réussi à effacer les séquelles les plus lourdes. La personnalité, l'identité, les valeurs et la mémoire algériennes, ancrées depuis toujours, résistèrent avec force, dignité et détermination.

Après plus de dix-sept ans (1830-1847) de combat du peuple algérien, sous la bannière de l'Émir Abdelkader, qui a mené l'État national à l'ère moderne, la résistance au système colonial de peuplement n'a jamais cessé, du cheikh El Mokrani, au cheikh Haddad, jusqu'à l'embrasement du 1er Novembre 1954.

Le nom « Algérie » au XXe est synonyme de «Liberté»

Le nom « Algérie », au XXe siècle, dans la perception des peuples épris de dignité, est synonyme de « Liberté ». L'identité algérienne est ancienne et riche, attachée à la terre, à l'éthique du savoir et à la liberté. Sa culture est celle de la résistance et de la créativité intellectuelle, héritée de la nuit des temps. Avec l'essor de la civilisation musulmane, arabo-berbère, et de dynasties prospères sur le plan culturel et scientifique qui jalonnent notre pays, Rostomides, Fatimides, Zirides, Hammadites, Almoravides, Almohades, Zianides, l'Algérie des savants algériens, innombrables, dans toutes les disciplines, de la mathématique à la grammaire, de l'agronomie à la médecine, éclairent la culture de leur temps et contribuent à l'âge d'or des sciences «arabes». Ibn Khaldoun au cœur de l'Algérie, invente la sociologie moderne, et des penseurs andalous, arabo-berbères, comme Ibn Tofeil et Ibn Arabi, se ressourcent dans le patrimoine algérien. A partir de centres d'enseignement comme à Béjaïa, Constantine et Tlemcen, s'opéra la diffusion décisive des chiffres arabes en Occident et des avancées de l'algèbre, qui vont bouleverser les sciences.

Des villes, plusieurs fois millénaires de notre pays, faisaient partie des principaux centres culturels et scientifiques du monde musulman. Elles formaient et accueillaient des savants dans toutes les disciplines. L'Algérie vibrait de mille pulsions de vie, de création et d'excellence, en tant que carrefour des civilisations. Elle a joué un rôle dans l'histoire du savoir, sur le plan de la théologie et le fiqh du juste milieu, et des sciences, comme les mathématiques, la médecine, les techniques de construction, l'hydraulique, la pharmacologie et les sciences navales.

La création de jardins d'horticultures et de botaniques en Andalousie musulmane, où les plantes et les fleurs sont considérées sous tous leurs aspects, parfum, médicinal, alimentaire, utilitaire et décoratif, sont l'œuvre, entre autres, de chercheurs algériens. Dans le contexte méditerranéen, nos ancêtres améliorent les techniques agricoles et les connaissances botaniques. Les agronomes algériens, arabo-berbères, andalou-maghrébins, font évoluer le triptyque méditerranéen antique : blé-vigne-olivier.

Sur le plan du savoir théologique et mystique, les soufis algériens, grands maîtres spirituels, influent avec éclat sur l'éducation des caractères et irriguent de leurs pensées la Méditerranée, l'Orient et l'Afrique. La civilisation musulmane, arabo-berbère, en Algérie a traduit le modèle éthique «mohammadien», l'homme universel, Al insan Al kamil. Sur le plan de la culture de la résistance, l'Algérie a résisté durant des siècles, repoussant les étrangers et les occupants tels les Phéniciens, les Romains, les Vandales et les Byzantins.

Au XIXe siècle, face à l'agression coloniale, l'Émir Abdelkader résista. Dans une de ses lettres, lors de son exil, il exprime son sentiment : « Je ne pouvais me résoudre à descendre de mon cheval et dire un éternel adieu à mon pays. J'avais juré de défendre mon pays et ma religion jusqu'à ce qu'aucune force humaine n'y puisse plus suffire ».

Au vu du mouvement funeste de l'Histoire, après une résistance héroïque, il met fin au combat, mais reste confiant pour l'avenir : «Je n'ignorais pas quelle serait l'issue plus ou moins tardive de la lutte, mais la conscience apaisée, je sais que le temps à l'échelle de l'histoire d'un peuple ne peut être que celui du rétablissement de la justice». Dans ce sens, il écrira un poème mémorable : «Tu as atteint ton but, Abdelkader, sois tranquille, ta nation revivra et le rameau de la guerre libératrice ressuscitera». Vision prémonitoire un siècle avant l'inéluctable libération du territoire. Al Djazaïr, al-mahrusa, la bien gardée, al-mansura, la victorieuse, depuis longtemps défend le dialogue des cultures et l'amitié entre les peuples. La solidarité, les devoirs patriotiques, islamiques et humanistes furent toujours honorés. Position constante: hier défendre ses propres terres, prêter son concours aux peuples en guerre contre des agresseurs, aujourd'hui, rester attachée aux causes justes, comme celle centrale la palestinienne, et celles du Sud Global.

Le défi du savoir est majeur. Avant 1832, la majorité des Algériens savait lire et écrire l'arabe. En 1962, l'analphabétisme concernait près de 90% du peuple. Le colonialisme a tenté de priver les Algériens de savoir, de mémoire et de les couper de leur identité culturelle.

Le 19 Mai 1956, moins d'un an après la création de l'Union générale des étudiants musulmans algériens, a été décidé de décréter la grève des étudiants et des lycéens, afin de mobiliser les élites et de renforcer le mouvement révolutionnaire.

Les étudiants algériens comprirent que le temps était celui de la lutte, qui transcende la question de l'enseignement. Le message était clair : « Avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres.          A quoi donc serviraient ces diplômes qu'on continue à nous offrir pendant que nos mères, nos épouses, nos sœurs sont violées, pendant que nos enfants, nos vieillards tombent sous les mitrailles, les bombes du napalm ? Et nous «les cadres de demain», on nous offre d'encadrer quoi? D'encadrer qui ? Les ruines et les monceaux de cadavres...», s'interrogent les rédacteurs de l'Appel. L'engagement des étudiants algériens pour la cause nationale indépendantiste fut concret dès 1954 et massif à compter de 1956. Les étudiants algériens furent à la hauteur des attentes. Cela a donné une nouvelle impulsion à la lutte de libération nationale.

Des intellectuels, avec la pluralité de leurs conditions sociales, la diversité de leurs outils linguistiques et celle de leur parcours, séculier ou spirituel, et malgré les limites dans une situation d'oppression, puis de guerre, servirent avec dévouement la cause nationale et gardèrent vivant le patrimoine culturel. La révolution algérienne s'est transformée en projet de libération humaine, de délivrance du joug de l'occupation et de la répression dans le monde. Il y a 70 ans, le peuple algérien a concrétisé une aspiration fondamentale à une vie libre et digne, ayant de tout temps répondu à l'appel de sa conscience. Notre souveraineté, notre avenir, ne peuvent être assurés que par un peuple responsable, cultivé et conscient, une élite scientifique créatrice de savoirs, une économie productrice de biens et une armée forte et moderne. C'est une responsabilité collective. Après le recouvrement de sa souveraineté, Al Djazaïr s'est fixé comme priorité de retrouver sa pleine identité, sa place parmi les nations et de rattraper le retard accumulé en matière de sciences, d'éducation et de culture. La célébration du 70e anniversaire de la lutte de Libération est une occasion historique pour marquer l'attachement aux acquis, aux valeurs nationales, analyser les difficultés et défis et rendre hommage aux enseignants de l'école et de l'université qui, depuis des décennies, ont œuvré afin que la jeunesse accède au savoir. C'est un devoir d'assurer cette mission pour transmettre les connaissances et promouvoir la science, qui répond aux besoins du pays, et traduire dans les faits l'indépendance. Après le lourd tribut versé par le peuple algérien pour sa liberté, l'Algérie a bâti un système éducatif et universitaire audacieux et juste fondé sur la démocratisation ; reste à mettre l'accent sur l'efficience.

Le déficit légué par les 132 ans de colonisation a été globalement comblé sur le plan de l'instruction. L'Algérie indépendante a réalisé un saut impressionnant en matière de développement et de progrès éducatifs. L'université algérienne a connu une forte croissance de l'ensemble de ses principaux indicateurs, comme le montrent le nombre d'établissements universitaires et leur répartition géographique, les effectifs des étudiants et de diplômés, la diversification des filières de formation et l'activité de recherche scientifique. L'étendue des réalisations depuis l'indépendance est éclatante. Après 1962, la démocratisation de l'enseignement, par une carte scolaire nationale, la gratuité et l'égal accès à la formation ont donné leur chance à tous les Algériens et Algériennes d'accéder à un haut niveau de qualification et de compétence et d'assurer l'encadrement du pays. Cependant, les limites de la massification, les ambitions des générations montantes et les insuffisances exigent un saut qualitatif. Le but est de forger une société du savoir et de la citoyenneté. En ce XXIe siècle, l'avenir d'un pays dépend de sa double capacité : à garder vivante sa mémoire et à maîtriser la science et la technique. C'est-à-dire produire et assimiler les connaissances, pour garantir le développement et consolider son identité fidèle aux racines et ouverte sur le monde.

*Professeur lauréat du prix UNESCO du Dialogue des Cultures