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L’information et la communication durant la guerre de liberation nationale

par Belkacem Ahcene-Djaballah*

1. L’atmosphère médiatique en Algérie au début de la guerre

Le paysage médiatique en Algérie reflétait quasi-exactement la configuration de la société en place à l’époque.

D’un côté, il y avait une société européenne dans sa majorité acquise totalement à l’idée coloniale et à ses formes de gouvernance. Elle vivait dans les villes et les gros villages ainsi que dans des fermes bien gardées. Elle avait son propre réseau d’information et de communication d’abord centré sur ses intérêts culturels, cultuels, économiques, agricoles... Il y avait surtout la presse écrite avec des journaux pour la plupart appartenant aux gros colons, politiciens et affairistes (on disait alors les «cent familles» : Borgeaud, Morel, De Sérigny, Duroux, Schiaffino, Blachette, Munck, Laffont, Perrier...) : La Dépêche quotidienne, Le Journal d’Alger, L’Echo d’Alger, la Dépêche d’Algérie, Dernière heure, Dimanche matin, L’Echo d’Oran, L’Echo du Soir, l’Echo Dimanche, La Dépêche de Constantine, la Dépêche de l’Est (à Bône-Annaba)... auxquels se sont ajoutés à partir de 54, le Bled, appartenant à l‘Armée française... Côté radio, il y avait France V qui ne couvrait que les très grandes villes et la télévision balbutiait, en tout cas hors de portée des Algériens. On vit par la suite une radio militaire La Voix du Bled.

Bien sûr, il y avait, au début jusqu’à fin 1955 deux journaux se préoccupant de la situation des Algériens : Alger Républicain et El Bassair, mais ils furent rapidement interdits de parution, le 1er en septembre 55 et le second en avril 56... et tous les titres (rares, très rares mais qui existaient) libéraux ou proches des Algériens étaient étouffés par la puissance économique des grands titres.

Quant aux journaux importés favorables ou compréhensifs du combat des Algériens (ex : Le Monde, l’Humanité, Libération, France Observateur, l’Express...), ils connurent les obstacles de la censure.

Au départ, donc, qu’avait le FLN et L’ALN à leur disposition : Bien sûr le soutien d’une bonne partie de la population, les tracts ou des bulletins tirés laborieusement avec des moyens de fortune et diffusés clandestinement... et surtout les contacts directs des combattants avec les unités grâce à l’action des commissaires politiques.

Donc, en 1954 et au début de 56, l’opinion publique algérienne se trouve sans organes véritables d’expression et d’information «légaux» ou faciles d’accès... face à une machine informative bien en place appuyée en très peu de temps par la machine militaire. Uniquement en 1958, il y avait à travers 660 circonscriptions administratives, 1740 militaires, 603 sous-officiers et 884 officiers des services psychologiques, pour une bonne partie activant au sein des SAS et des SAU.

Heureusement, sur le terrain, il y avait les Commissaires politiques de L’ALN (Le Mouhafedh Essiassi) chargé, entre autres, «des causeries éducatives et d’information avec les combattants», mais aussi «avec les populations», «de la diffusion des morts d’ordre du Fln, de ses journaux, tracts et brochures ; de l’animation du service de propagande sur le plan local et de réfuter les mensonges des SAS».

Une directive n° 47 du 15 avril 1958 du général Salan (de la 10e RM) considérant que «le Commissaire politique est l’ennemi à abattre».

2. Le déclenchement la contre-offensive médiatique de l’ALN et du FLN

Tout d’abord, il faut noter qu’il y a une sorte de théorisation du combat. Puisque on voit, publiés dans le journal El Moudjahid-historique (le n°1 de juin 56, si je ne me trompe pas), LES 10 COMMANDEMENTS DE L’ALN... et dans les 10, il y avait le 7e qui est très explicite : «Développer le réseau d’influence du FLN auprès du peuple afin d’en faire un appui sûr et constant»... Dans le n° 11 du 1er Novembre 57, ce commandement est plus clair. On relève ainsi un texte sur «les services spécialisés de l’ALN» où l’on parle franchement de Propagande et d’information avec, entre autres, le rôle premier dévolu aux commissaires politiques.

Il est vrai qu’entre-temps, le 20 août 56, on a eu la tenue du Congrès de la Soummam. Toute une partie du PV, la 3e est consacrée aux moyens d’action et de propagande et les attributions et missions des Commissaires politiques sont répertoriées. Parmi les 4 grandes tâches énoncées, il y a

a) L’organisation et l’éducation du peuple

b) La propagande et l’information

c) Le guerre psychologique (c’est-à-dire les rapports avec le peuple, avec la minorité européenne, avec les prisonniers de guerre...)

3. Une idée sur l’aventure d’un média révolutionnaire.

Exemple : El Moudjahid-historique

On a d’abord, en juillet 1955,à partir de Tétouan, au Maroc, va naître, autour de Ben Khedda et de Dahleb Résistance Algérienne qui ne semble pas donner entière satisfaction. Il paraissait en arabe et en français et avait trois formes différentes : A, B et C. Ceci pour des raisons de large diffusion sécurisée tant à l’intérieur et dans les maquis qu’à l’extérieur du pays. Mais, on voulait bien plus (l’édition d’un hebdo régulier) et bien mieux (selon les canons techniques du journalisme classique). D’abord plusieurs réunions en juin 56, ainsi que toute une discussion autour du titre à choisir. Je passe là-dessus.

Le n° 1 ronéoté d’El Moudjahid, organe du Front de libération nationale, est tiré clandestinement, à Alger, chez Mustapha Benouniche à Kouba. Il est dirigé par Abdelmalek Temmam. L’édito est écrit par Abane Ramdane, dit-on mais Temmam aurait affirmé l’avoir écrit (interview in El Moudjahid quotidien du 8 novembre 1974). Fin 56, on a le n°2... et les 3, 4 (n° spécial consacré au Congrès de la Soummam), 5, 6 parurent régulièrement jusqu’à ce qu’on appelle la «Bataille d’Alger» qui ne permit pas au n° 7 de sortir. Ou, alors, a-t-il été fait ou en cours de préparation mais détruit par les paras. L’épisode d’Alger prend fin en février 57. Le n° 8 sort à partir de Tétouan. Par la suite, le n° 11, daté du 1er novembre 1957 est fait à partir de Tunis.

On a eu deux éditions, l’une en français dirigée par Réda Malek et l’autre en arabe par Mohamed El Mili. Jusqu’en 62... 120 numéros (dont 118 retrouvés), 150 reportages, 150 dossiers, des signatures célèbres, la plupart sous pseudonyme... et selon les témoignages d’acteurs directs, documents à l’appui, une gestion certes pleinement engagée mais démocratique de la rédaction.

Le journal a eu rapidement une notoriété si grande qu’il fut plusieurs fois «piratés» et falsifiés par les services de l’action psychologique français (ex le n° 63 du 25 avril 1960 dans lequel on a «fabriqué», entre autres, un discours de Ferhat Abbas en faveur des élections locales). On a même fabriqué des faux numéros (exemple du journal daté du 16 mars 60 avec un article titré «le sang appelle le sang»).

4. Importance, rôle et influence de la radio

L’action de la radio avait débuté en 1955. D’abord avec des radios étrangères : La Voix des Arabes, Radio Lausanne, Radio Prague, Radio Moscou... et aussi des radios françaises «compréhensives». C’était l’unique moyen, pour l’époque, d’obtenir de source «non officielle» rapidement et en sécurité (toute relative cependant) des nouvelles de la lutte de libération nationale.

Fin 1956, création de la Voix de l’Algérie combattante. Je n’entre pas dans les détails, l’aventure ayant été mille et une fois contée par Abdelkader Nour, par Lamine Bechichi, Madani Haouès, Serge July, Mohamed Laid Boughrera, Abdelaali Boureghda, Mohamed Salah Essedik... principaux animateurs.

Quelles soirées dans l’attente de la Voix... de Aissa Messaoudi, entre autres ! Un grand rendez-vous ! Une forme de lutte !

Avec l’apparition du transistor, le marché a connu un «boom». Réactions des autorités. Interdiction des ventes des postes sous réserve de produire un bon accordé par la sécurité militaire ou les services de police. La vente des postes à piles fut l’objet d’interdiction totale car ils étaient envoyés au maquis. Bien sûr, on a réussi à nous approvisionner en postes et en piles grâce à un marché noir efficace (Voir «L’An V de la Révolution algérienne» de Frantz Fanon).

5. Le cinéma

Il faut bien savoir qu’à l’époque, la télévision était très limitée dans sa diffusion et le cinéma tenait dans la consommation culturelle des Européens comme des Algériens une place importante.

Ceci a poussé les Services d’action psychologique de l’Armée coloniale à s’intéresser rapidement à ce média en développant son service cinématographique qui, en plus des salles fixes (l’Algérie en avait près de 400), disposait de gros moyens ambulants.

Selon un rapport français du 7 février 1956, il y avait un Service de Diffusion cinématographique (SDC) assez bien organisé disposant de cinébus, de camionnettes pour projections et d’appareils portatifs,de groupes électrogènes et, bien sûr, d’une grosse filmothèque... en couleurs et en noir et blanc et sonorisée en français, en anglais et en arabe. En 58, le SDC était pourvu de nouveaux locaux.

Publics visés : les milieux scolaires et universitaires, les colonies de vacances et camps de toile, les organisations sociales, culturelles, industrielles et les groupements militaires, les camps de regroupement proches des Sas... Il y avait des séances spéciales pour les femmes.

En matière de communication cinématographique, au sein de la Révolution, c’est seulement à la fin de l’année 57 que l’on commença, d’abord à enregistrer les divers aspects de la lutte... D’abord avec René Vauthier (1) et un groupe de 5 combattants... ensuite, en 58-59, avec la création d’un «service cinéma» à l’Etat-Major de l’ALN puis, la même période, la création par le GPRA, au sein du ministère de l’Information d’une «service cinéma» devant faire surtout des films d’actualités. La suite est connue et je recommande vivement le dernier livre d’ Ahmed Bedjaoui sur la naissance et la vie du cinéma de combat qui a fini par jouer, grâce à certains films, plus documentaires que de fiction, un rôle extraordinaire dans la promotion internationale des idées et du combat libérateur du FLN et de l’ALN.

Des films : Peuple en marche, L’Algérie en flammes, Djazairouna (en trois langues), Les fusils de la liberté, Yasmina, La voix du peuple,...

Des noms : Au total j’ai comptabilisé durant la guerre de libération nationale une trentaine de réalisateurs et techniciens (dont 9 tombés au champ d’honneur) : Djenaoui Ali, Fadel Mahmoud, Zitouni Maamar, Merabet Othman, Benrais Mourad, Senoussi Salaheddine, Kharoubi Ghaouti Mokhtar, Hassena Abdelkader, Bensemane Slimane (tous tombés au champ d’honneur), René Vauthier (Cinéaste français et militant FLN, sorte de «père» du cinéma algérien ), Djamel Chanderli Djamel (Il a créé, déjà en novembre 56 un labo-photos puis un service cinéma-photos à Tunis et il avait commencé les premiers tournages au sein des maquis (Ligne Morice et Constantinois, entre autres). M’hamed Yazid lui demandera par la suite de créer le service cinéma du GPRA. Il démarrera grâce à du matériel appartenant à Pierre Clément, autre cinéaste français ayant rejoint le FLN ), Mohamed Lakhdar Hamina, Brahim Mezhoudi, Pierre Clément, Serge Michel, Rachedi Ahmed, Mohamed Guennez, Abdelhamid Mokdad, Cécile de Cujis, Pierre et Claudine Chaulet, Yann et Olga Le Masson, Chérif Zendi, Mohamed Moussaoui, Stevan Labudovic, Ahmed Dahraoui, Terki Zeghloul, Ahmed Lallem, Abdelhalim Nacef, Hédi Ben Khelifa, Rachid Ait Ali...

6. Nombre de journalistes qui ont travaillé dans les services du FLN et du GPRA durant la guerre

Lors d’un colloque international organisé en décembre 2006 sur le seul journal El Moudjahid et Résistance Algérienne, on a décompté pas moins de 70 personnes ayant participé à l’épopée, d’Alger à Tétouan puis à Tunis... Journalistes, techniciens, photographes, documentalistes... ceci sans parler, bien sûr, des collaborateurs occasionnels des maquis ou de pays étrangers. Pour ma part, j’ai essayé de dénombrer les journalistes ayant effectivement travaillé dans la presse nationaliste de 1954 à 62, j’en ai relevé, avec ceux de la radio, à peu près plus de 80 et plus de cent si on y adjoint les journalistes d’Alger Républicain et d’El Bassair. Je dois ajouter aussi que près d’une cinquantaine de journalistes algériens ont été emprisonnés dans les prisons et les camps de concentration colonialistes. Le chiffre de 40 a été avancé dans le n° 51 du 29 septembre 1959 d’El Moudjahid qui reprenait un n° du Journaliste démocratique d’août 59.

7. Les autres actions spécifiques en matière de communication

-D’abord la création en novembre 1961 d’une Agence de presse, l’APS, et première dépêche le premier décembre 1961, à Tunis ; création rendue nécessaire par le fait que Tunis, siège du GPRA et centre nerveux de la Révolution algérienne était devenu un point de rendez vous important de la presse internationale qu’il fallait informer directement et rapidement, et ce sans intermédiaires, pour éviter toute falsification. Au départ, il y avait un bulletin quotidien de dix à quinze pages contenant les nouvelles de l’intérieur, et distribué aux grandes agences internationales et aux organisations nationales. Il y avait aussi un cahier hebdomadaire diffusé à partir de ses deux premiers bureaux à Tunis et à Rabat. L’agence a été aidée par TAP et MAP.

On a eu une photo de la 1ère dépêche avec près du téléscripteur le responsable de l’Information de l’époque, M’hamed Yazid. Le premier responsable a été Messaoudi Zitouni.

-Ensuite il y eut les innombrables bulletins politiques édités et diffusés (diffusion certes limitée) par le ministère de l’Information du GPRA (n°1, hebdomadaire, paru le 21 avril 1959) ou par les wilayas historiques (ces derniers diffusés clandestinement).

-On eut un grand nombre de journalistes, de photographes et de cinéastes étrangers appartenant à de grands titres de la presse internationale (dont le New York Times, Avanti, Saturday Evening Post, Borba avec le fameux Zdavko Petchar, Frankfurter Allgemeine, Courrier de Trieste...) qui ont effectué des enquêtes et des reportages retentissants dans les maquis et sur l’ALN.

-Il y eut aussi les participations des journalistes aux rencontres internationales ou mondiales (de journalistes : ex à Helsinki en 56, à Baden en Autriche en octobre 60, à Bamako en mai 61, et autres).

-Il y eut les «semaines de l’Algérie» dans plusieurs pays frères et amis (expositions, conférences).

-Il y eut le grand travail d’information et de lobbying de la diplomatie avec, en pointe, entre autres, le ministre de l’Information de l’époque, M’hamed Yazid qui avait cultivé outre-Atlantique de très fortes amitiés médiatiques et politiques.

-Ceci sans parler des prouesses de l’équipe de football et de la troupe artistique du FLN qui ont participé activement au processus de communication (avec le grand public).

-Pour conclure, je citerai seulement ce qu’a écrit, in Le Monde du 14 novembre 1962, le grand journaliste français Jean Lacouture: «Si redoutable dans la guerre, extraordinaire organisation de lutte clandestine, savante articulation de réseaux d’information, magistral metteur en scène de la guerre d’Algérie à l’échelle mondiale, le Fln a imposé à l’univers l’un des sigles les plus fameux de notre temps».

BREF HISTORIQUE DE LA DECOLONISATION DU MARCHE NATIONAL DE LA PRESSE

1) La presse écrite

Au début du mois de juin 1962, les seuls organes de presse écrite qui paraissaient sont les survivants de l’époque antérieure :

A Oran, l’Echo d’Oran (quotidien) et l’Echo du Soir (quotidien) vont paraître en édition commune à partir du 24 juillet 1962. L’Echo Dimanche (hebdomadaire) disparaît, lui, en août 1962.

Tous ces titres étaient dirigés par Pierre Laffont, ex-député de la ville. Le principal organe, l’Echo d’Oran, fondé en 1847, appartenait au groupe financier Perrier. Son attitude, tout au long de la guerre d’Algérie, fut à l’image de sa clientèle de l’Oranie, essentiellement européenne.

Un autre quotidien, Oran Républicain, va cesser sa parution seulement le 11 juillet 1962. La majeure partie de son capital, privé, divisé en 3.000 actions lors de sa création en 1936, avait été souscrite par des membres de la communauté israélite d’Oran.

A Alger, la Dépêche d’Algérie (quotidien) est, au premier jour de l’Indépendance, le seul organe de presse paraissant dans la Capitale.

Ce journal «naquit» juste après la première Guerre mondiale de la dislocation d’un important groupe de presse qui imprimait, à Alger, un quotidien, la Dépêche Algérienne. Deux organes provinrent de la séparation : la Dépêche quotidienne d’Algérie et le Journal d’Alger.

La «Dépêche» devait rapidement passer sous le contrôle d’un gros armateur algérois, Laurent Schiaffino, qui fut longtemps sénateur et président de la Chambre de Commerce d’Alger, et de Henri Borgeaud, riche colon. Son tirage s’accrut en janvier 1960, lorsqu’elle se lança, contre l’Echo d’Alger, dans la surenchère activiste. En avril 1961, le quotidien adopta une attitude favorable aux insurgés du «putsch d’Alger». Il se vit, dès l’effondrement du «quarteron de généraux», suspendu pour plusieurs semaines. Il modifiera légèrement son titre pour pouvoir reparaître, s’intitulant la Dépêche d’Algérie. Son édition du dimanche, réservée à l’Algérois, s’intitulera la Dépêche Dimanche.

A Constantine, la Dépêche de Constantine (quotidien) appartenait, pour sa part, à une société contrôlée par l’ex-sénateur de la ville, Léopold Morel. Durant la guerre, il avait fidèlement suivi et, au besoin, poussé ses lecteurs d’origine européenne sur les chemins de l’Algérie française.

Toujours à Constantine, paraissait Dimanche matin. C’était l’édition constantinoise réservée à l’Est algérien de la Dépêche d’Algérie, réalisée le dimanche en collaboration avec la Dépêche de Constantine.

A Bône (Annaba), la Dépêche de l’Est (quotidien) se trouvait dirigée par Charles Munck, gros propriétaire, homme politique... Le journal avait été fondé en 1878.

Ainsi, malgré la perte de la presque totalité de la clientèle européenne, les organes de la presse écrite coloniaux ne se laissèrent pas abattre. Si les raisons politiques (continuation d’une présence française) les poussèrent à continuer leur parution, d’autres, plus matérielles, firent le reste : un marché neuf quoique peu intéressant à court terme par le nombre de ses consommateurs, et surtout une concurrence presque inexistante. Certes, les difficultés du moment les obligèrent à des regroupements et à des baisses de tirage mais cette presse, les quotidiens en particulier, ne tarda pas à être la plus consommée.

En face des vestiges de l’époque coloniale, un seul organe de tendance nationaliste paraissait : l’hebdomadaire du Fln, El Moudjahid, vendu librement à Constantine, puis sur tout le territoire national à partir de juin 1962. Il était encore réalisé en Tunisie.

Juste après, le quotidien communisant Alger Républicain fait sa réapparition le 18 juillet 1962, après une interruption de plusieurs années.

Ce n’est qu’à partir du 21 août 1962 qu’une presse nouvelle, authentiquement nationale, et inspirée par le Fln, fait réellement son apparition avec Al Châab de langue française. D’autres titres suivront : le 21 mars 1963, le quotidien Al Châab change d’appellation pour devenir Le Peuple. Entre-temps, le 11 décembre 1962, un quotidien de langue arabe, Al Châab, faisait paraître son premier numéro. En février 1963, sort le premier numéro de l’hebdomadaire de langue française, Révolution Africaine. Ainsi, s’achevait la première phase de la création d’une presse écrite nationale.

A partir de mars 1963, une nouvelle vague de journaux apparaît. Mais, beaucoup de titres nés après cette date ne durèrent que peu de temps, ou n’auront qu’une existence assez terne. Seuls, le quotidien oranais El Djoumhouria-La République (de langue française) et la revue mensuelle de l’Armée (éditions en arabe et en français) El Djeich «tiendront le coup». Et ce, en raison de 4 difficultés principales :

Le matériel de presse et les personnels techniques: D’une façon générale, l’Algérie se trouvait, en 1962-1963, bien équipée en matériel de presse, presque en bon état de fonctionnement, malgré les tentatives de destruction de plusieurs imprimeries par l’Oas. Mais, les plus importantes se trouvaient aux mains des organes de la presse française installée en Algérie ou de sociétés privées contrôlées par des étrangers. De ce fait, la mise sur pied, par le Fln, d’une presse nouvelle, ne fut pas une tâche facile : la parution du quotidien Al Châab, en août 1962, avait nécessité la réparation (grâce à des techniciens du groupe suisse propriétaire de La Feuille d’Avis de Lausanne et de La Gazette de Lausanne) de la rotative de l’ancien Echo d’Alger, endommagée par une explosion en 1962. Le coût s’était élevé à plus de 150 millions d’anciens francs. Et, la parution d’El Châab en langue arabe, en décembre 1962, ne se fit que grâce à des machines importées d’Egypte.

Parallèlement aux problèmes de matériel, d’autres se posaient au niveau des personnels techniques. En 1962, sur les 47 employés des imprimeries des Editions du Parti, plus du tiers étaient étrangers. Quant à Alger Républicain, il éprouvait d’énormes difficultés et il ne manquait pas de se plaindre publiquement, chaque fois qu’il lançait ses habituelles et nombreuses souscriptions, des hauts tarifs des ateliers de la Snep où il était imprimé.

Les journalistes : Après l’Indépendance, les algériens ne trouvaient à leur disposition qu’un nombre très restreint, sinon infime, de journalistes nationaux compétents. Les musulmans ayant travaillé auparavant dans les journaux français d’Algérie étaient fort rares. Des journalistes algériens avaient certes exercé, durant la guerre de libération, dans des organes étrangers surtout tunisiens et marocains mais cela ne faisait au total que bien peu de monde.

Deux seules équipes étaient vraiment formées : celle de l’hebdomadaire du FLN, El Moudjahid (mais ceux qui la composaient étaient –ou allaient bien vite le devenir- plus des hommes politiques et des diplomates que des journalistes) et celle d’Alger Républicain qui s’adjoignit, après sa reparution, de nombreux collaborateurs, surtout des étudiants et des militants du Pca.

Les journaux français, plus nantis, «algériannisèrent» leur personnel rédactionnel dans une proportion des deux-tiers dès l’Indépendance, mais les noyaux se composaient toujours de professionnels européens. De ce fait, tous les autres organes de presse se trouvèrent acculés au recrutement précipité, et assez peu regardant sur la compétence, de leur personnel rédactionnel.

La publicité : Subventionnée par le Parti, la presse nationale n’avait pas à s’inquiéter du volume publicitaire. Les problèmes des ressources financières autres que ceux des aides et de la vente étaient mis de côté et le second était même ignoré totalement.

Ce qui n’était pas le cas pour Alger Républicain. Officiellement, il n’était subventionné par aucun parti politique. Il ne tarda pas, dès la reprise, à éprouver d’énormes difficultés financières. Dès octobre 1962, il commença à lancer des souscriptions publiques dans l’espoir de rééquilibrer son budget, car «...les rentrées ont diminué. Une source importante en était constituée par la publicité. Or, depuis deux mois, nous nous heurtons à un mur : l’agence Havas, de l’Algérie française, continue à démarcher pour le plus grand profit de la «Dépêche colonialiste», mais sabote la publicité que pourrait percevoir la presse nationale et notre journal en lui refusant les petites annonces...»

(Alger Républicain, 14-15 octobre 1962, no 74).Il faut préciser que le marché de la publicité (collecte et régie) était monopolisé par Havas-Algérie. Celle-ci n’abandonna le marché qu’en 1964, après la création de l’Agence nouvelle d’édition et de publicité (Anep), d’abord sous tutelle du Fln. Elle se transformera en Agence nationale d’édition et de publicité (Anep) après son passage sous la tutelle du ministère de l’information.

Les lecteurs : Beaucoup de personnes ont cru voir, dans le monopole quasi-total des petites annonces par les organes de la presse française installée en Algérie, les raisons de leur succès auprès du lecteur algérien, près d’une année encore après l’indépendance, en se basant sur le très important chômage régnant à l’époque : ainsi, les algériens ne les achetaient et ne les lisaient que pour consulter les «offres d’emploi».

Nous y ajouterons, pour notre part, le style commercial, des journaux techniquement réussis, des pages consacrées aux bandes dessinées et au roman feuilleton, enfin une photo de vedette féminine plus ou moins déshabillée présentée à la Une. Ils ont fortement contribué à attirer un public peu à peu rebuté par la présentation austère des autres organes de presse. De plus, la présentation «neutre» des nouvelles politiques du pays et de l’extérieur semble avoir joué un grand rôle dans le succès rencontré. Toujours est-il qu’en 1963, la Dépêche d’Algérie tirait à 70.000 exemplaires, la Dépêche de Constantine à 30.000 et l’Echo d’Oran à 25.000 d’où un total de 125.000 ex/jour. Alors qu’Alger Républicain ne tirait qu’à 40.000 exemplaires, le Peuple à 20.000, Al Châab à 10.000 et la République à 30.000 d’où un total de 100.000 ex/jour.

Dès la proclamation de l’Indépendance du pays, la presse nationale avait réclamé la «décolonisation» du marché.

Le 4 juillet, la première dépêche d’Algérie Presse Service, titrée «les journaux racistes et colonialistes doivent cesser de paraître en Algérie» s’élevait «contre l’existence de la Dépêche d’Algérie et contre l’impression et la diffusion sur le sol national de journaux français comme l’Aurore». Ce dernier, jusqu’à son interdiction, avait, en effet, une édition algéroise ; de même que France-Soir, jusqu’en août 1962. Quant au Figaro, son édition dura de juillet à août 1962.

Durant les derniers mois de l’année 1962 et toute l’année 1963, la presse algérienne (surtout Alger Républicain) ne manqua pas de s’en prendre, quotidiennement, à la presse française installée en Algérie. On adopta, pour ce faire - à travers des billets, les éditoriaux et le courrier des lecteurs- l’analyse de contenu, systématique, pour chaque édition de cette presse dont l’organe le plus visé fut la Dépêche d’Algérie. A partir de septembre 1962, c’est au tour de la dépêche de Constantine d’être «examinée» par les chroniqueurs (surtout «l’Ogre» d’Alger Républicain).

Contre toute attente, c’est le titre qui n’avait jamais été attaqué ou si peu, tant il était ignoré, la Dépêche de l’Est, diffusée localement à 10.000 exemplaires, qui suspendait sa parution à partir du 1er janvier 1963 «pour des raisons d’ordre matériel» ;

Deux mois plus tard, en février 1963, c’est l’affaire d’Oran Républicain qui éclate : le Conseil d’Administration de ce quotidien, qui avait interrompu sa parution le 13 juillet 1962 pour diverses raisons, «essentiellement techniques», annonce, par le biais de sa direction, qu’au cours d’une réunion tenue le 3 février 1963 il a décidé de confirmer sa volonté de reparaître sous la direction actuelle. Cette décision fait suite à une information commentée d’Alger Républicain, selon laquelle ce journal, «qui a eu une politique attentiste de soi-disant libéralisme pendant la guerre», avait l’intention de paraître sous une nouvelle direction.

Le 8 février 1963, le journal est frappé d’une mesure de réquisition qui touche aussi bien ses locaux que son imprimerie. Cette décision ne suscita que peu de réactions en France même.

L’élimination par «nationalisation» des trois autres derniers organes de la presse française installée en Algérie allait soulever beaucoup plus de bruit.

Le mardi 17 septembre 1963, à Alger, Hadj Ben Alla, membre du Bureau politique du Fln, annonçait à la presse nationale, et en présence du Président de la République et d’autres membres du gouvernement et du Bp du parti, la «nationalisation de la Dépêche d’Algérie, de l’Echo d’Oran et de la Dépêche de Constantine... des organes de presse dont l’attitude actuelle ne saurait parvenir à effacer le souvenir de leur action néfaste durant l’ère coloniale et surtout pendant la guerre délibération...». A noter qu’aucun texte officiel, décret, ordonnance présidentielle ou acte préfectoral n’a entériné, par la suite, une telle décision...saluée unanimement, bien sûr, par la presse nationale.

L’affaire fut évoquée en Conseil de ministres français et une «protestation» fut transmise par voie diplomatique au gouvernement algérien, après que le Chargé d’affaires d’Algérie ait été convoqué au Secrétariat d’Etat aux affaires algériennes. La presse française fit, globalement, chorus avec une vague de critiques frisant parfois l’injure, le racisme et la menace. Pierre Laffont de l’Echo d’Oran - et qui était, aussi, Président du Syndicat de la presse française d’Algérie et du Snpqr - fut l’animateur de la campagne auprès du Sénat et des syndicats français de journalistes (Cftc, Sjf). On menaça de «saisir le Tribunal international de La Haye», on rappela les «engagements souscrits par l’Algérie à Evian» ainsi que «la Déclaration des garanties», on suggéra des «mesures de rétorsion énergiques» et on demanda des indemnités équitables. Du côté algérien, on resta sourd à toutes les protestations contre des décisions considérées conformes aux principes politiques choisis. Ce silence ne manqua pas d’irriter encore plus la presse française... et celui du général De Gaule encore plus. Il n’avait pas oublié que les journaux touchés avaient combattu sa politique algérienne et, à l’occasion, soutenu les insurgés des barricades en 1960, puis les comploteurs du printemps 1961... Cependant, pour ne pas mécontenter son opinion publique, du moins une certaine partie, le gouvernement français freina les versements de crédits, en l’occurrence de la tranche de 100 millions de francs d’aide libre qui devait être remis le 1er octobre 1973 : on espérait, à Paris, que cette mesure incitera au moins le gouvernement algérien à indemniser les journaux (Cf. Ahcène-Djaballah Belkacem : L’Information étrangère en Algérie, 1962-1976. Thèse de Doctorat de 3ème cycle en sciences de l’Information, Paris II, juillet 1977).

Ainsi donc, en septembre 1963, une année après l’Indépendance, la presse algérienne (les publications d’importance nationale) se trouvait presque entièrement contrôlée, directement, par le FLN. L’orientation restait le privilège, en principe, du Parti. Seul, le quotidien Alger Républicain conservait une liberté d’action relative. Il ne tardera pas à s’aligner sous le contrôle du Fln : Le 6 juin 1965, Hocine Zahouane, Président de la commission d’Orientation du BP du FLN, annonçait la «fusion prochaine» d’Alger Républicain et du Peuple, sous le nouveau titre d’El Moudjahid.

Les mesures de réquisition et de «nationalisations» permirent au Fln d’implanter de nouveaux organes de presse et d’aborder une phase de mise en place d’une presse «authentiquement nationale»... sans les soucis majeurs sus-énoncés. Dans les locaux d’Oran Républicain, un quotidien paraissait déjà sous le titre de la République-El Djoumhouria, depuis le 28 mars 1963 ; et à Constantine, dans les locaux de la Dépêche de Constantine, un autre quotidien parut sous le titre d’An Nasr, le 28 octobre 1963.

2) L’Agence de presse

L’Aps, créée à Tunis en 1961, existait en Algérie depuis juillet 1962, mais elle n’avait été officiellement organisée qu’en 1963 et ne détenait le monopole de la distribution des informations de presse sur l’ensemble du territoire national que depuis 1964. Elle était alors reconnue comme étant «la seule agence nationale télégraphique de presse, et elle avait seule qualité sur le territoire national pour passer des accords d’échanges ou conventions avec les autres agences» (Cf. Décrets 64-288 et 63-286 du 30 septembre 1964 et du 1er août 1963. Joradp 81 du 6 octobre 1964 et 56 du 23 août 1963).

Avant l’attribution du monopole cité et l’organisation de l’entreprise, deux agences internationales se partageaient le marché algérien de la distribution des nouvelles de presse : l’Agence France Presse(Afp) et United Press International (Upi).

Installées depuis longue date, l’Afp et Upi avaient leurs clients avec lesquels elles entretenaient des rapports commerciaux : en 1962, l’Afp alimentait les administrations centrales, les organes de presse, la radio-télévision et les collectivités publiques et privées, en concurrence avec l’agence de presse américaine. Et, depuis l’Indépendance, l’agence Reuter cherchait à se tailler une part du marché.

Dès sa mise en place officielle, en août 1963, l’Aps aborda une première étape en rachetant tous les clients algériens de l’Afp et de Upi qui ne manquèrent pas d’être très exigeants et en signant un contrat avec Reuter. Ainsi, toutes les offres d’information se trouvaient écartées du marché algérien que l’Aps prit en main par le biais de contrats. Ces derniers furent passés dans des conditions très difficiles dues aux évènements politiques d’une part et à un évident manque d’expérience commerciale de certains dirigeants de l’agence algérienne, d’autre part. Les contrats n’étaient pas très étudiés car on désirait parer au plus pressé.

La seconde étape fut abordée le 30 septembre 1964 avec l’attribution du monopole de la distribution des informations. Le décret n’ajoutait, en fait, rien aux activités de l’Aps sinon qu’il inscrivait dans les textes un monopole exercé de fait depuis 1963. Entre-temps, l’Aps avait déjà racheté la plupart des clients des autres agences. Le monopole apportait, cependant, une nouveauté : toute l’information de presse «importée» devait passer par les locaux de l’agence nationale qui la redistribuait aux abonnés. Ainsi, à côté du «fil» Aps (informations nationales et internationales), l’abonné pouvait recevoir, s’il en fait la demande, des informations d’autres agences. Ces derniers «fils», ne sont ni censurés, ni retouchés, l’abonné étant seul responsable de la publication des informations Afp, Reuter, Upi...

*Ancien professeur associé aux Universités (algériennes), journaliste indépendant