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17 Octobre 1961: L'histoire manifeste sur les quais de la seine

par Abdelhak Benelhadj

Il est impossible, aussi bienveillantes soient les bonnes volontés, d'abstraire le passé des contraintes du présent.

L'histoire franco-algérienne devient illisible et même inabordable, mêlée à une actualité à la fois française et européenne traversées de crises multiples, économiques, financières, politiques inextricables, avec un conflit militaire de première grandeur à ses frontières orientales impliquant un «pays doté». L'immigration est plantée au cœur d'une crise que l'Europe n'a pas connue depuis des décennies. On assiste à l'érection mondialisée des «Murs» et la prolifération d'esprits embastillés en quête de légitimités électorales. L'Occident, en Europe et en Amérique du nord, se replie, s'enferme et se retire du monde alors qu'il ne peut se concevoir sans le monde.

La tentation en France est grande de faire reposer sur la présence d'une population étrangère et/ou d'origine étrangère ainsi que sur l'histoire coloniale de la France en Algérie, terminée voilà plus de soixante ans, toutes les difficultés qu'elle rencontre. Vient l'idée que la disparition de l'étranger serait la condition d'un retour aux équilibres budgétaire, sociaux, identitaires et politiques. «On connaît les causes des émeutes. Bien sûr que si, il y a un lien avec l'immigration. Pour la deuxième, la troisième génération il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques.» Bruno Retailleau, alors président du groupe LR au Sénat, 05 juillet 2023. On croirait écouter J. Ferry, plus d'un siècle plus tôt. Comment est-il possible, dans ce contexte, espérer écrire une histoire bousculée de tous côtés?

En 2001, à la faveur du 40ème anniversaire du massacre d'Algériens le 17 octobre 1961, une plaque commémorative a été apposée sur le pont Saint Michel sur décision du Conseil municipal de Paris, après une discussion agitée, émaillée d'incidents et de polémiques. Des éclats de voix rappelaient les manifestations à Alger en mai 1958 et en janvier 1960.

En 2012, F. Hollande, au nom de la République, «reconnaît avec lucidité», la «sanglante répression» tuant «des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance». Depuis, un peu partout en France, des cérémonies semblables ont été ordonnées et des places baptisées en mémoire de cette tragédie : une station de métro dès février 2007 à Gennevilliers, puis une place en octobre 2011, une à Saint Denis un mois plus tard, une autre à Bagnolet en octobre 2010, une autre encore au Blanc-Mesnil en 2011. Ce sera le tour de Villejuif en octobre 2012. Décidée en avril, une placette du 17 octobre est inaugurée en octobre 2013 à Strasbourg, à Aubervilliers en janvier 2015...

Octobre 2017. Une nouvelle cérémonie est tenue sur le pont Saint-Michel à Paris. L'assistance fut nombreuse : l'ambassadeur d'Algérie en France, la maire de Paris, des élus locaux, des manifestants de 1961, des membres de familles de victimes, des historiens... S'y étaient joints des représentants d'associations et un groupe de lycéens de l'Ecole internationale algérienne de Paris, une rose à la main.

Désormais, plus personne ne dispute l'événement, ni d'ailleurs sa commémoration. Mais pour en effacer le sens et la portée, il suffisait d'en faire un non-événement. Et, sous cet angle, les absences révèlent bien davantage que l'assistance.

Ce jour-là, sous la pluie, il n'y avait pas de représentants de l'Elysée, de l'Hôtel Matignon, du Palais Bourbon ou de celui du Luxembourg ; l'aréopage habituel des professionnels de la commémoration. Les Hautes Consciences et les gardiens du temple sourcilleux faisaient relâche. Les intellectuels et les experts patentés, les boutonnières honorées, étaient aux abonnés absents. Les médias français ont superbement ignoré ce mauvais souvenir. C'est bien normal, on était aux abords du pont Saint-Michel, pas au Vel' d'hiv ! Cela rehausse d'autant la présence de la première magistrate de la capitale française.

Evénement passé presque inaperçu. Cet été, les sportifs algériens défilant sur leur bateau aux JO de Paris 2024 sur la Seine, ont confié au fil de l'eau des pétales de roses, en mémoire des «noyés» de 1961.

Rétrospection

Ce 17 octobre 1961, des Algériens manifestaient pacifiquement à Paris. Ce soir-là et les jours suivants, on comptait des dizaines d'Algériens tués, une centaine de disparus, des centaines de blessés par les forces de police aux ordres du gouvernement français et du préfet M. Papon1. L'ancien préfet de Constantine a fait preuve de tous les talents de «collaborateur» qu'il avait déployés à Bordeaux entre Armistice et Libération. Une mémoire sélective rappellera plus tard qu'il avait été accusé de «complicité pour crimes contre l'humanité» et condamné en 1998. Mais pas pour son «œuvre» en Algérie. Les forfaits algériens de ce fonctionnaire de la République ne furent alors rappelés que pour alourdir un dossier qui instruisait un autre procès... Que serait-il advenu des forfaits algériens de M. Papon s'il n'avait rien commis d'irréparable à la préfecture de la Gironde, entre 1942 et 1944 ?

Les relations algéro-françaises sont à l'évidence bloquées. Elles le sont depuis 1962. Une erreur grossière a été commise pour lever ces obstacles et aplanir ces difficultés.

«Plus fort que le glaive est mon esprit» (Zacharie, 4:6)

La première erreur a été de faire croire que l'histoire et son l'écriture seraient à l'origine du différend. Ce qui a expliqué qu'on ait confié à des historiens le soin de dépasser ces difficultés, comme s'il suffisait d'une transaction policée entre académiciens, remplaçant des plénipotentiaires, pour pacifier les conflits et controverses entre les nations. Des universitaires et des politiques ont quelques fois cédé à cette spéculation idéaliste hégélienne à penser le verbe plus efficient que la force. Un biais combiné à un autre avatar de l'indémodable et ambivalente connivence du glaive et du goupillon. Naturellement, il ne s'agit que d'une posture rhétorique.

Les historiens n'ont pas été choisis par leurs pairs, mais par leurs gouvernements.2 Paris et Alger leur ont confié le soin de traiter de questions ordinairement confiées à des diplomates. Il s'ensuit que l'écriture de l'histoire, devenue acte politique (a-t-elle un jour cessé de l'être?), passe ici sous l'imprimatur de l'Elysée (et du Palais Bourbon, lors de la «loi mémorielle» 2005)3. Loi dénoncée avec véhémence par de nombreux historiens fidèles aux Lumières et à la vieille «libertas academica». Ni la bonne foi et la compétence de ces historiens, cela tombe sous le sens, n'est en cause.

Créée en août 2022, la commission mixte d'historiens français et algériens, a tenu mercredi 22 novembre 2023, à Constantine, sa troisième réunion depuis sa formation en avril (AFP, le 21 novembre 2023). Ce sera probablement la dernière, pour une durée indéterminée. Le fait est qu'en cette affaire, ils ont cessé d'être des historiens pour assumer une autorité et accomplir une mission qui ne relève pas de leurs qualités académiques. Au fond, le non-dit de cette opération est, peu ou prou, de tenter de valider par les autorités algériennes la résolution d'un problème purement franco-français.

Le «rapport Stora», remis au Président français en janvier 2021 a un mérite. Aussi vain soit-il, il offre un contexte référentiel aux événements du 17 octobre et à ses commémorations. Le rappel des faits s'impose.

1. En juin 1830, la France de Charles X, armée et bottée, est entrée en Algérie, sans que personne ne l'y ait invitée, s'appropriant un territoire qui ne lui appartenait pas. Que la puissance qui exerçait alors son autorité et ses pouvoirs en Algérie ait tenu sa légitimité de la «Sublime Porte», que l'Algérie n'ait pas été circonscrite en sa géographie politique et formatée juridiquement, ainsi qu'on l'observe aujourd'hui, ne change rien à l'affaire. Toute autre considération relève de jongleries à l'usage des flibustiers et des canailles.4

2. «Crime contre l'humanité».5 Le nombre des victimes algériennes, depuis cette date, jusqu'en 1962, dépasse très largement les chiffres officiels algériens auxquels il est fait une bien injuste querelle. Il suffirait pour cela de se reporter aux très nombreuses chroniques militaires françaises ou aux mémoires innombrables de tous ceux qui portaient une plume, accompagnant les troupes lors de leurs campagnes «civilisatrices » exaltées sous la Monarchie de Juillet, le Second Empire et les Républiques suivantes.6 Au reste, qu'importent les statistiques !

3. Les Algériens vivaient dans leur propre pays sous le régime de la sujétion. Ils ne pouvaient décider de leur destin, ainsi que le prescrivent des droits humains formalisés à Paris près d'un demi-siècle auparavant. La France occupante a fait de leur territoire une partie d'un ensemble gouverné à partir de l'étranger.

Mieux : l'Algérie a servi de machine à franciser pour une multitude de migrants invités à s'y établir, venus de pays tiers : Malte, Italie, Espagne, Grèce... Comprend-on pourquoi ces populations allogènes se disaient plus «européennes» que français? En 1889, à leur tour, les Italiens d'Algérie bénéficièrent de leur Décret Crémieux.

Les Algériens, eux, demeuraient des «sujets», des habitants de catégorie subalterne. Chez eux !7

Les lois Blum-Violette n'avaient pu établir cette égalité (régulièrement promise et régulièrement trahie) par la République, des années trente jusqu'à l'indépendance. Devaient-ils se réjouir de ne pas avoir été totalement exterminés, comme ont failli l'être (et d'une certaine manière, elles l'ont été) les populations originelles d'Amérique ?

F. Abbas, en quête d'un décret Crémieux pour les siens, conquis par un destin français, s'était perdu dans les cimetières, cherchant en vain une nation algérienne dont les morts ne lui avaient rien dit8. Il n'avait pas cherché au bon endroit et n'avait pas interrogé les bons interlocuteurs. Quelques mois plus tard, en avril 1936, A. Ben Badis répondit au futur président du GPRA : l'Algérie n'était pas française, n'avait jamais été française et ne pourrait être française.9

Rien d'offensant pour la France

Le président du mouvement pour la renaissance de l'islam établissait un fait. Il en est un autre : le Congrès musulman qui s'est tenu le 7 juin 1936 a permis de rapprocher la Fédération des élus, l'Association des Ouléma et le Parti communiste algérien, mais n'a rien dissipé d'essentiel puisque tous trois restaient coincés dans un modèle assimilationniste dans la République, avec le maintien d'un statut personnel.

Plus que les idées abstraites, la structure démographique du pays expliquait largement l'impossibilité de donner quitus à un principe démocratique simple : «one man, one vote». Le partage du pouvoir, l'ordre colonial n'y était absolument pas disposé. La hiérarchie des intérêts objectifs fondait la hiérarchie des droits. Ce dont procédait tout le reste.

Les «héritages» de l'Algérie romaine, datant d'avant Alésia, servaient de droit de propriété que la France, qui n'existait pas encore, se proposait alors de revendiquer après 1830.

L'Algérie occupée ne pouvait devenir ce que sera bien plus tard, en 1990, l'Afrique du Sud, en une transition relativement paisible administrée par De Klerk et Mandela.

De Gaulle était instruit depuis longtemps de la fin inéluctable des empires coloniaux. Tous ses efforts étaient déployés pour que les indépendances n'adviennent pas contre mais dans le respect des intérêts de la France.10

Il a lancé du haut du Forum en juin 1958 son «Je vous ai compris» que personne n'a vraiment compris. Un quiproquo dont il ne porte qu'une part de la responsabilité. Le président du Conseil d'alors n'avait trahi personne : de Gaulle parlait à une foule à laquelle son discours n'était pas destiné. En réalité, il s'adressait aux réprouvés du projet de 1936.

Dans un élan christique, ses mots renvoient à un verset de l'Epître aux Galates (3:28) que l'apôtre Paul n'aurait peut-être pas récusé : «...je prends acte au nom de la France et je déclare, qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs»11

Trop tard, mon Général !

4. L'ensemble des richesses du pays était détourné, placé sous administration et exploitation française et exporté pour l'essentiel vers la métropole et le reste du monde.

5. Toutes les constructions, créations, édifications, urbaines et rurales, aménagements, réalisations d'ouvrages d'art, d'institutions...ne l'ont été qu'en vertu de cette occupation au service des occupants et non l'expression d'un don, d'un «bienfait» généreusement octroyé aux populations algériennes. Ces réalisations et leur valeur ne peuvent néanmoins être niées.

C'est un fait. L'Algérie qui a été restituée à son peuple en 1962 n'est pas celle qui lui a été arrachée en 1830. Aucun tour de passe-passe rhétorique ne pourrait masquer cette réalité évidente aux conséquences redoutables pour les échafaudages politiques hâtifs et simplificateurs. L'érection des nations ne relèvent pas des jongleries rhétoriques a posteriori, anachroniques.

6. La France est entrée en Algérie par la force. Elle fut contrainte de la quitter par la force. Aucune argutie évoquant la terrible violence qui s'est manifestée, sous diverses formes, au cours de la Guerre de Libération, n'empêcherait que la réalité soit observée à l'évidence sous cet angle. Le peuple algérien fut la principale victime de cette violence. La présence française était indésirable en Algérie non pas depuis 1954, mais dès 1830. C'est à partir de cette date que les statisticiens et les historiens devront initialiser leurs calculs.

En ces circonstances, savoir qui a gagné ou perdu la «Guerre d'Algérie» relève de la mauvaise foi.

7. Quelles qu'aient pu être leurs raisons ou les conditions, sociales, économiques, politiques... expliquant leur engagement, toutes les personnes qui se sont placées aux côtés des forces françaises d'occupation et qui ont commis des crimes à l'égard des personnes et des biens algériens, ne sont pas les bienvenues en Algérie. Ils ont fait leurs choix. Qu'ils en tirent les conséquences. Cela concerne, au même titre, tous les criminels de cette guerre, quelle qu'ait pu être la grâce que l'Etat français a cru devoir leur octroyer plus tard ou les confusions que leurs confessions ont pu susciter. Libre à la France – si elle y tient - de célébrer ses supplétifs et ses soldats, mais qui aujourd'hui exigerait de l'Algérie de recevoir dignement des généraux tortionnaires qui ne regrettent rien et se glorifient de surcroît haut et fort de l'avoir été ? 12

Une comparaison pour clarifier le propos : comment aurait réagi la France, si l'Allemagne (défaite et occupée depuis 194513), s'était avisée d'honorer des décennies plus tard, la mémoire et la descendance de ceux qui l'ont servie pendant l'«occupation»?14

Avec l'évolution politique actuelle outre-Rhin, notamment dans les länder orientaux, qui sait ce qu'il adviendra de l'écriture d'une histoire commune qui n'a d'ailleurs jamais fait consensus entre les deux pays, malgré les poignées de main entre de Gaulle et Adenauer, Mitterrand et Kohl... Les manuels d'histoire destinés aux écoliers français et allemands restent une affaire d'Etat (initiée par J. Chirac et Schröder) et limitée aux classes européennes et Abibac. L'écriture de l'histoire doit se projeter dans l'espace-temps, commencer par l'avenir et viser l'Union. Pour espérer avoir une histoire commune, il faut d'abord s'assurer d'un avenir commun. Or, sous nos yeux, les Européens s'entourent de Murs, gardés par des cerbères.

Lundi 16 septembre 2024, l'Allemagne rétablit des contrôles à ses frontières. La gravité de cette décision ne vient pas de ce rétablissement. Les contrôles cesseront dès que Berlin sera rassuré (autant qu'il l'estimera l'être) sur l'état de l'opinion publique allemande. Le fait est qu'elle a été unilatérale et souveraine, sans consultation ou information préalable de ses voisins. L'Allemagne ne fait pas confiance en ses partenaires pour ce qui concerne sa sécurité. Un vieux réflexe médiéval.15

Ainsi en est-il lorsque les nations confient le destin de leur union aux marchés, aux comptables et aux agioteurs.

Il faut plus que des intérêts communs -aujourd'hui hypothétiques- pour se forger une identité commune.

Le président algérien fut dans son bon droit et dans sa fonction à les désigner par le terme générique et didactique de «collaborateurs», identique à celui dont avaient usé les Français pour pointer les hommes qui s'étaient placés sous les ordres des occupants allemands après juin 194016. Les différences de contexte ne peuvent faire abstraction de l'essentiel.

La Loi algérienne, très tôt, dispose que leurs enfants, innocents, ne sont pas concernés. La collaboration n'est pas héréditaire.

De nombreux conflits meurtriers dans l'histoire s'achèvent de manière semblable. En-dehors des politiciens en chambre qui peuplent les plateaux de télévision, quel homme honnête, conscient et instruit des tragédies du passé se hasarderait à des révisions inconvenantes? Le reste relève des péripéties de la vie politique franco-française.

8. 99.7%. Tous ceux qui doutent de la volonté du peuple algérien de se défaire de l'occupation coloniale, devraient se souvenir que le 1er juillet 1962, il a voté «OUI» dans son écrasante majorité, à 99.7%, en faveur de l'indépendance. Ce jour-là, la présence française en Algérie n'avait plus lieu d'être. En toute rigueur, selon les règles du droit international et de la bienséance.

Le 05 juillet, l'Algérie renaissait. L'Etat français et les Nations Unies en avaient pris acte. Toute controverse truffée de sous-entendus à propos de la date de l'indépendance est vaine. Par-delà les faits, il y a l'élégance de la démonstration. Chacun son roman national. Il fut nécessaire politiquement (au sens exact du mot) qu'un 05 juillet effaçât un autre. La nation algérienne devait boucler sur elle-même, dans l'espace et dans le temps. Comme toutes les nations, y compris la «France éternelle».

9. Ainsi, le tribunal de l'histoire a rendu son jugement ; les djebels et les maquis en guise de prétoires. Le verdict ? Tous les hommes, les femmes et les enfants des rues et des campagnes algériennes l'ont proclamé et festoyé en cet été 62.

De ce fait, l'Algérie n'a plus de plainte à déposer, ni aucune rente de culpabilité à administrer, ni de ressentiment à entretenir pour «exploiter» la mémoire de ses morts. Il n'y a plus de vengeance, ni de gorges à rendre à quiconque. Si rien ne doit être oublié, il n'y a rien à pardonner. Cette guerre est terminée.

10. A contrario, la guerre de libération n'a pas été entreprise au nom de Dieu. En-tout-cas pas au nom d'un Dieu partisan d'une guérilla théocratique. Les combattants algériens pour l'indépendance étaient musulmans, c'est vrai, mais ils étaient d'abord pour l'indépendance de leur pays, pas pour se lancer dans une campagne de prosélytisme religieux.17

La cause algérienne était une cause politique pour l'équité et l'égalité en droit. Et si un Dieu devait habiter son intention, il ne pourrait s'agir que d'un Dieu universel qui ne trie pas les consciences. Des hommes de toutes confessions, y compris ceux qui faisaient pétition de ne pas en avoir, se sont levés (et certains ont donné leur vie) pour l'indépendance algérienne et/ou pour l'honneur qu'ils se devaient à leur propre patrie, embourbée et dévoyée dans un mauvais parti.18

11. Aujourd'hui, comme hier, les braises engendrent des cendres.

Nul ne peut raisonnablement discuter le poids et la responsabilité de la colonisation française en Algérie. De la désorganisation territoriale aux héritages institutionnels, de la dépersonnalisation à la déstructuration de l'économie organisée autour des exportations des «produits coloniaux». Mais il ne serait pas conforme à la vérité de lui faire porter tout ce qui advint après 1962 et surtout après 1979.

De la gabegie des années quatre-vingt (qui s'est continué au tournant du millénaire - comme elle a commencé - à la faveur d'une embellie pétrolière fortuite) au suicide collectif d'une décennie de désordres mêlant combat politique et délires eschatologiques, jusqu'à une amnistie «opportune», les Algériens portent collectivement l'exclusive et unique responsabilité de ces échecs. Face aux générations futures et face à l'Histoire.

Comment expliquer et justifier que l'économie continue des décennies durant à souffrir du «syndrome hollandais», à dépendre des hasards de la géologie, de l'exportation de matières premières et de leur cotation erratique sur les marchés mondiaux?

Cependant que la gangrène informelle (une délinquance que certains songent à gratifier en la légalisant selon un credo libéral mal digéré qui ne trompe personne) gagne tous les rouages de l'économie, de la société et de la sphère politique. A quand, si ce n'est déjà le cas, un gouvernement informel ?

Si le naufrage des années 1990 est le produit de divagations domestiques, il ne saurait créditer a posteriori de supposés «bienfaits de la colonisation». Les troubles algériens de cette décennie funeste ne peuvent servir de prétexte aux revanchards qui votent des lois scélérates et subreptices pour faire obstacle à une politique nécessaire et inévitable de bon voisinage. Nécessaire pour une prospérité commune, nécessaire à une sécurité commune.

La France ne saurait trouver avantage aux malheurs algériens, attisés de l'étranger, de quelques façons qu'on l'imagine, comme on l'a vu en Irak, en Libye et aujourd'hui en Syrie, au Sahel, en Afrique, en Amérique Latine... sous des prétextes spécieux d'insécurité que représenteraient ces régimes pour leurs peuples, leur voisinage ou la paix du monde.

12. Depuis 1968, l'Algérie commémore la date du 17 octobre comme la Journée nationale de l'émigration. En 1995, la communauté expatriée a donné un nouveau sens à cette commémoration et a surpris en démontrant son attachement à son pays et aux malheurs qui le frappent.

Après un forum exceptionnel organisé à Alger qui a réuni alors les représentants des Algériens venus de presque tous les horizons de la planète, le président L. Zeroual prit l'initiative de donner un cadre institutionnel spécifiquement consacré à la communauté algérienne à l'étranger. Des députés furent élus pour la représenter à l'Assemblée nationale et dans diverses institutions tel le Conseil National Economique et Social.

Très vite hélas, toutes ces avancées furent soit détournées, soit complètement démantelées. Et cela commence par la disparition subreptice d'un secrétariat d'Etat. Aujourd'hui, il fait office d'artefact, une sorte de colifichet encombrant le titre d'un ministre qui en aurait volontiers fait l'économie.

Il reste aujourd'hui une communauté oubliée, plus de 10% de la population algérienne19, et les cyniques se complaisent dans les lieux communs, aussi naïfs que transparents : la binationalité présenterait l'avantage de soulager l'Etat algérien et abstraire ses obligations, en dehors du train-train administratif consulaire habituel.

L'ostracisme en lequel cette population est confinée par les autorités françaises fabriquerait de l'algérianité à peu de frais et (qui sait?), à défaut (computent des stratèges de bazar) d'être «complètement français», les Algériens en Europe - dont beaucoup ne parlent pas arabe et n'ont jamais vu leur pays - conserveraient à la terre de leurs parents une inclination qui pourrait servir de levier à la diplomatie.

13. Ordres locaux. Chaos global.

Si, à raison, elle prétend à la réfutabilité, l'histoire des hommes n'est pas une science exacte. Il y a une part qui relève des faits contrôlables et une part qui relève d'utopie et de mythe nécessaires à la constitution d'une identité et d'un «lien» qui n'est pas réductible à un procès de connaissance positive.20

La transfiguration et la sublimation des faits ne portent pas préjudice à la vérité historique. L'honnêteté intellectuelle et politique exige seulement l'explicitation honnête des prémisses pour ne pas confondre les registres.

Depuis la fin du conflit Est-Ouest, le monde est peut-être plus instable et plus dangereux. Sous le signe du «printemps», toute la Méditerranée méridionale et orientale a été emportée, avec le Sahel, vers de nouvelles conflagrations mortifères.

L'accumulation de forces armées creuse de nouveaux gouffres, ne résout aucun problème, arase les Etats et ouvre l'horizon sur des conflits à l'infini. Le slogan de ce désordre en marche : que s'évanouisse tout ce qui s'interpose entre l'Empire et les tribus !

Tenir l'immigration pour un obstacle au lieu de ne pas la reconnaître comme médiation, est un double suicide. Au moins un gaspillage d'opportunités.

Les événements du 17 octobre y renvoient et pointent la cécité des gouvernants et tous les fantômes qui les hantent, à regarder lucidement en face à la fois le passé, le présent et surtout l'avenir.

Actualités algériennes en France

L'Algérie française n'est plus21, mais elle est partout en France, nous le voyons bien avec les cérémonies autour du 17 octobre 1961. Après 1962, un peu partout des monuments, statues, plaques, muséologies, toponymies urbaines, cérémonies... ont été érigées, apposées, inaugurées célébrées...22 Sans échapper cependant aux aléas de la conjoncture politique.

-Novembre 2023. La Maire de Paris décide de débaptiser l'avenue Maréchal Bugeaud (promu en 1843) dans le XVIe arrondissement de la capitale, ainsi nommée depuis 1863.

-11 juillet 2024. Le Conseil de Paris a l'approuvée à l'unanimité.

-14 octobre 2024. Anne Hidalgo inaugure l'avenue sous son nouveau nom, Hubert Germain, dernier Compagnon de la Libération décédé en 2021.

Le fait est que la disparition du nom de Bugeaud fait disparaître les facettes les plus condamnables de la présence coloniale française en Algérie. Comment éviter que cette disparition, cette condamnation d'un maréchal ne soit opportunément exploitée pour effacer ce dont il est l'histoire?

Quelles que soient ses réelles intentions, l'élu LR Francis Szpiner n'a pas tort de plaider, le 13 juillet : «Qu'on vienne dénoncer [le colonialisme] aujourd'hui, oui. Le gommer complètement, c'est absurde et n'aidera personne».

Certes, les anciennes plaques au nom du maréchal Bugeaud seront conservées au musée Carnavalet, qui retrace l'histoire de la capitale. Et, sur la façade Rivoli du Louvre, sa statue est toujours là, à côté de celle du duc d'Aumale (témoin, avec son frère, duc de Nemours, au pied des murailles, des bombardements de la ville de Constantine, le vendredi 13 octobre 1837), Damrémont et de Lamoricière.

Au reste, il demeure encore de nombreuses villes françaises où de nombreuses rues, avenues, boulevards et places continuent de porter son nom. Il y aurait même une impasse Bugeaud à Montpellier. Sa statue est toujours debout à Périgueux, accompagnée toutefois depuis le 05 septembre 2023 d'une plaque qui complète l'histoire du Maréchal en rappelant ses «réalisations» algériennes.23

Notes :

1. Pour les «détails» de cette triste affaire, on peut lire le compte-rendu circonstancié qu'en a dressé Jean-Luc Einaudi, décédé en mars 2014, dans «La bataille de Paris. 17 octobre 1961.» Seuil, 1999, 329 p. Ou bien celui de Didier Daeninckx «Meurtres pour mémoire» Gallimard Folio, 1984, 216 p. Les morts d'octobre cachent les assassinats de toute l'anné e 61. Lire le rapport qu'en ont fait les Anglais J. House et N. MacMaster «Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'Etat et la mémoire» pp. 210-211. Ed. Tallandier, 2006, 538 p.

2. Le 25 janvier 2023 les autorités françaises ont validé la liste des cinq membres que l'historien Benjamin Stora leur avait soumise dé but décembre 2022. Côté algérien, les historiens avait été désignés par la présidence en novembre 2022.

A noter que le rapport n'a pas été un cadre méthodologique conjointement dé libé ré par les deux partis.

3. «Une loi contre l'histoire» de Claude Liauzu, Le Monde Diplomatique, avril 2005.

4. Lire Pierre Pé an (2004) : Main basse sur Alger. Enquête sur un pillage. Juillet 1830. Plon, 285 p.

5. «La colonisation fait partie de l'histoire française. C'est un crime contre l'humanité, c'est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant aussi nos excuses à l'égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes». Emmanuel Macron, L. 13 février 2017. Que ces propos aient été ou de circonstance, teinté e d'opportunisme pour un candidat hé té rodoxe en campagne dont chacun connaît l'itinéraire labyrinthique, n'enlè ve rien à sa porté e poli tique. S. 16 octobre 2021, E. Macron dé pose une gerbe près du Pont de Bezons, en banlieue parisienne, en mémoire des victimes algériennes de la répression.

6. Lire l a ré capitulation de Olivier Le Cour Grandmaison (2005) : Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l'Etat colonial. Fayard, Paris, 362 p. Et une anti-biographie exemplaire sous la plume de François Maspero : (1993) : L'honneur de Saint-Arnaud. Plon, 438 p.

7. La référence au sé natus-consulte du 14 juillet 1865 stipulant «L'indigène musulman est français. Né anmoins, il continuera à être régi par la loi musulmane, il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits et des devoirs de citoyen français et, dans ce cas, il est ré gi par les lois civiles et politiques de la France» est une aimable plais anterie, en ce qu'elle faisait mine d'ignorer les poids dé mographiques respectifs impliqu a nt des rapports de force politiques et é conomiques qui auraient é té inacceptables si les Algé riens pouvaient devenir si facilement français... Au reste, q ue serait la France aujourd'hui si l'Algé rie, avec ses 40 millions d'habitants, était resté e française ? On lira avec profit l'opus de Olivier Le Cour Grandmaison (2010) : De l'indigénat. Anatomie d'un «monstre» juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'Empire français. La Découverte, Zone, Paris, 193 p.

8. «La France, c'est moi», article de L'Entente franco-musulmane, n° 24, 27 fé vrier 1936. En fév. 1943, il reconnaî t : «La patrie algérienne que je n'ai pas découverte en 1936 dans les masses algériennes, je la découvre aujourd'hui».

9. In C.-A. Julien, «L'Afrique du nord en marche». Julliard, 1952.

10. On sait aujourd'hui combien cet objectif é tait illusoire, au regard des collusions nationales et internationales ourdies contre sa politique.

11. A lire in exten sosur le site, https://www.elysee.fr/charles-de-gaulle/1958/06/04/je-vou s-ai-compris-discours-prononce-par-le-general-de-gaulle-president-du-conseil-au-forum-dalger-algerie-4-juin-1958.

12. Cf. Général Paul Aussaresses (2001) : Services spéciaux. Algé rie, 1955-1957. Paris, Perrin, 197 p. Et (2008) : Je n'ai pas tout dit. Ultimes ré vé lations au service de la France. Entretiens avec Jean-Charles Deniau. Ed. du Rocher. 296 p. Ce Torquemada de la gégène a été vilipendé non pour avoir torturé sur ordres. Mais pour avoir rendu public un systè me pensé, mis en place et connu de tous, jus que-là soigneusement caché à l'opinion.

13. Il y a toujours, près de 80 ans après la fin de la guerre et 35 ans après la disparition de l'URSS, environ 26 bases militaires amé ricaines en Allemagne (et plus de 800 dans 117 pays dans le monde).

14. L'Europe est toujours un Lebensraum pour beaucoup des é mules qui entretiennent un culte discret pour Das Reich.

15. Le 15 mars 2020, l'Allemagne dé cida, pour pré server la santé de ses citoyens du Covid, de fermer ses frontiè res aussi unilaté ralement qu'en 2024.

16. Express ion utilisé e par le pré sident algé rien lors de son «voyage au bout de la nuit», à Verdun le 16 juin 2000.

17. Personne ne nierait l'identité catholique de la France. Mais la sé cularisation a vidé les cathé drales. Les hordes de touristes ont remplacé les fi dè les Tandis que fê tes religieuses et monuments sont cédés aux marchands du Temple.

18. Cf. Rachid Khettab : «Les amis des frè res. Dictionnaire biographique des soutiens internationaux à la lutte de libé ration nationale algé rienne.» Ed. Dar Khettab, 2012, 427 p.

19. 60% de la communauté expatrié e, informe le pré sident algé rien le 07 octobre dernier.

20. Lire «Il nous fallait des mythes ! La Ré volution et ses imaginaires. De 1789 à nos jours.» de Emmanuel de Waresquiel, Tallandier, 2024, 448 p. R. Debray avait engagé une ré flexion similaire, sous un angle diffé rent, angé lologique et anthropologique, dans «Transmettre». O. Jacob, 1997, 202 p.

21. Sinon dans les querelles mé morielles mais aussi dans la mémoire affective de ceux qui, par-delà toute chicane, y sont né s et y ont laissé leurs racines.

22. S'y ajoute les monuments et objets de toute nature, rapatriés après 1962. Cf. Alain Amato, «Monuments en exil» Editions de l'Atlanthrope, 1979, 253 p.

23. Cf. «Par l'épé e et par la charrue. Ecrits et discours de Bugeaud.» PUF, Coll. Colonies et empires, Les classiques de la colonisation. 1948, 350 p. On peut dé couvrir sa conception de l'«ordre civil» dans un manuscrit relatant, de retour d'Algé rie, son expé rience de la lutte contre les é meutes à Paris en 1848. «La guerre des rues et des maisons», texte pré senté par Maité Bouyssy. JP Rocher é diteur, 1997, 155 p.