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L'intellectuel et l'engagement politique, l'histoire contre la morale

par Sid Lakhdar Boumediene

La pollution dans les médias de caricatures d'intellectuels cathodiques comme Bernard-Henri Levy, considéré dans les années quatre-vingt comme « le meilleur philosophe de France », est un outrage à la philosophie et un danger pour la pensée politique. Laissons de côté cette supercherie à un questionnement sérieux. L'intellectuel doit-il s'engager dans le combat politique ? Sous quelle forme et quelles limites ?

Pour la première question, la réponse est assurément oui, à quoi servirait la pensée si ce n'est pour un engagement ?

Pour la seconde et la troisième, s'il a le droit d'en choisir la forme et décider des limites, la réponse est plus complexe.

L'exemple le plus significatif pour une première approche qui met en lumière la complexité, (duale dans ce cas) est l'affrontement entre deux positions possibles dans la célèbre polémique entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Leur confrontation avait été l'un des réceptacles de la grande fracture du milieu intellectuel dès les années 60' et 70'. C'est au cours de cette période que commence la rude opposition née de la coupure du monde. Comment deux camarades de l'école normale supérieure, qui étaient reliés par une amitié fusionnelle, allaient prendre des routes différentes à l'âge de la maturité et des combats idéologiques ?

Deux conceptions radicalement opposées ont existé entre les deux anciens camarades. En fait la confrontation n'aura pas lieu dans une même période. C'est d'abord la pensée « Sartrienne » qui dominait dans les milieux intellectuels (du moins de gauche).Car la période était celle des combats de la classe ouvrière et des luttes idéologiques et révolutionnaires dans le monde.

Jean-Paul Sartre était dans la passion, les discours enflammés et le désir de soulèvement des masses. Il était de tous les combats en toutes circonstances. C'est Raymond Aron qui qualifiera le mieux la nature de l'engagement de son ancien ami et, par conséquent, celui de tous les intellectuels qui ont choisi cette forme de lutte.

Selon lui, Sartre a positionné le combat des idées comme étant celui du bien contre le mal. Il porte ainsi le débat sur le champ moraliste. Le bien doit gagner contre le mal est l'objectif qui justifie la forme utilisée. Sartre veut épouser toutes les causes du bien, être dans la mêlée, galvaniser les foules et les entraîner. Pour lui c'est la mission des intellectuels.

Raymond Aron avait une approche différente de l'engagement politique, la pensée philosophique devrait être à la recherche exclusive d'une vérité historique c'est-à-dire le verdict objectif sur la réalité des choses. Ce n'est pas la lutte du bien contre le mal qui importe car qui serait en faveur du mal ? Seule la réalité compte et l'exaltation le dissimule par le bruit et la passion.

L'emportement militant d'une partie de la population dans le monde, celle des soumis et des oppressés avait trouvé un support très fort avec le discours des intellectuels. Ainsi le discours de Sartre avait bénéficié de l'écho de l'engagement politique d'une époque. Mais lorsque le grand idéal communiste et révolutionnaire a fini par s'essouffler, les consciences allaient progressivement se reporter vers les idées de Raymond Aron sans pour autant les abandonner entièrement.

Le rôle des intellectuels est d'éveiller les consciences politiques, j'en reste convaincu. Mais j'ai toujours eu une méfiance envers les exaltations de ceux qui s'acharnent à combattre le mal au lieu de la recherche militante posée et réfléchie. Une fois le mythe du « grand soir » évanoui, le rêve avait laissé place aux constatations des massacres des régimes communistes et des populistes se prétendant de gauche.

Jean-Paul Sartre semblait avoir eu tort sur toute la ligne quant à ses analyses et prévisions. L'histoire allait remettre les choses à leur place.

C'est au moment de ce déclin et la montée de l'écoute des positions inverses de Raymond Aron qu'est apparue cette célèbre phrase « il valait mieux avoir tort avec Jean Paul Sartre que raison avec Raymond Aron ». Elle résonne comme l'aveuglement des uns et la revanche des autres.

Raymond Aron tente alors de faire valoir son point de vue sur le rôle et la méthode de l'intellectuel dans le débat politique. Pour lui c'est la réalité historique qui devait être prise en compte pour une réflexion politique afin de combattre un danger et non par la position morale.

Mais Raymond Aron était, malgré lui, porteur d'un discours de droite. Il avait également le désavantage d'être aussi austère et ennuyeux qu'un cours de latin au collège. Ma position politique personnelle ne penche pas dans son sens mais ne se donne pas pour autant sans réserves aux fantasmes militants de Jean-Paul Sartre qui font sortir trop fortement l'intellectuel de sa base de production des idées. Surtout si la réalité de l'histoire (également dans le sens du déroulement des faits en ce qui concerne la polémique entre les deux hommes) le contredit. Pour équilibrer le propos on peut rétorquer à Raymond Aron que l'histoire l'a pourtant contredit par son analyse différente sur l'affaire algérienne. Mais la validation d'une pensée est le fait d'une analyse globale d'une œuvre sans compter que la divergeance reste de même nature que les autres cas, elle porte sur la forme de la lutte. Dois-je le répéter, je ne suis pas du bord politique de Raymond Aron mais Sartre a eu tout autant tort de faire confiance à des régimes épouvantables validésnotamment par ses idées, pourtant inattaquables dans leur objectif de la recherche de la justice.

Ces deux personnages sont aujourd'hui respectés, honorés et entrés dans le Panthéon des grands penseurs.Comment la réconciliation posthume a-t-elle pu se faire ? Tout simplement parce que le temps efface les passions pour ne laisser place qu'au sentiment que les deux ont porté très haut le débat sur les idées et celui de la forme de l'engagement intellectuel

Ils n'ont jamais oublié ce qu'ils sont, chacun portant son idéal de pensée à travers la production d'écrits sans qu'ils soientdes discours politiques au sens premier du texte. Jean-Paul Sartre et Raymond Aron sont restés de vrais intellectuels quelles que soient les deux formes d'engagementdes deux anciens camarades.

N'est-ce pas cela le vrai engagement au service de la pensée politique qui est la plupart du temps l'enfant des oppositions pourvu qu'il soit né dans le lit de la démocratie ?