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La désintrication de la démocratie et de l'économie de marché

par Derguini Arezki

La théorie internationale avait coutume d'associer économie de marché et démocratie, la pratique a dissocié le développement de l'économie de marché de la démocratie. La Chine en est le meilleur exemple. Mais c'est maintenant les sociétés où économie de marché et démocratie étaient associées que la globalisation de l'économie et la polarisation du marché du travail menacent de les dissocier.

Le trilemme de Rodrik

La démocratie est à tort confondue avec l'économie de marché, cela est patent avec la globalisation. Comme l'explique Dani Rodrik dans son livre, The Globalization Paradox : « le trilemme politique fondamental de l'économie mondiale [est que] nous ne pouvons poursuivre simultanément la démocratie, la souveraineté nationale et la mondialisation économique. Si nous voulons pousser la mondialisation plus loin, nous devons abandonner l'État-nation ou la politique démocratique. Si nous voulons maintenir et approfondir la démocratie, nous devons choisir entre l'État-nation et l'intégration économique internationale. Si nous voulons garder l'État-nation et l'autodétermination, nous devons choisir entre approfondir la démocratie et approfondir la mondialisation. [...] Bien que cela soit possible de faire progresser à la fois la démocratie et la mondialisation, le trilemme suggère la nécessité de créer une communauté politique mondiale beaucoup plus ambitieuse que tout ce qui existe ou susceptible d'arriver bientôt[1]. »

La tension entre capitalisme et démocratie

La démocratie a d'abord été celle des propriétaires qui se sont considérés comme des égaux. En étaient exclus les non –propriétaires. Avec le capitalisme, on va assister avec le développement de la vie matérielle, la généralisation de la propriété privée exclusive et du salariat, à la formation de diverses hiérarchies sociales (F. Braudel), hiérarchies de divers capitaux (P. Bourdieu), où la hiérarchie de l'argent tiendra la place centrale. Avec le capitalisme financier, ce sont les entreprises globales et les propriétaires de titres et d'actions qui décident pratiquement de l'avenir du monde. Tout dépend ensuite du rapport entre la finance, les acteurs globaux et l'État. « Il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme, affirme Fernand Braudel. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l'ordre social, ainsi qu'une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance, de l'État. Et, en Occident même, il y a des degrés à cette complaisance : c'est pour des raisons largement sociales et incrustées dans son passé que la France a toujours été un pays moins favorable au capitalisme que, disons, l'Angleterre. »[2]

La démocratie est, au fond, de nature censitaire, elle s'accommode du suffrage universel et des rapports de pouvoir entre propriétaires et non-propriétaires dans la mesure où le capital reste encastré dans le travail. Pouvoir politique de la majorité non propriétaire et pouvoir de fait de la minorité propriétaire de capitaux avec l'industrialisation massive. Avec l'intrication de la démocratie et du capitalisme, le capital dépend encore davantage du travail que du monde (les propriétaires dépendent encore des non-propriétaires) ; il négocie avec le premier et impose au second. Avec la globalisation, le pouvoir économique déterritorialisé échappe au pouvoir politique territorialisé, dès lors que l'unité du capital et du travail n'est plus nationale, dès lors que l'accumulation du capital, le travail accumulé s'émancipe du travail vivant local, dès lors que la production mondialisée se sépare de la consommation localisée. Bref, avec les chaînes de valeur mondiales, le capital dépend davantage du monde que du travail national. Il lui doit son énergie et ses matières premières, ensuite il doit faire face à sa compétition. Il faut se rendre compte que les matières premières et l'énergie sont plus importantes désormais pour l'Occident que ne l'est le travail humain occidental dans la production mondialisée de valeur. C'est le capital qui est le moteur de la production globalisée et non le travail. Ce sont les matières premières et l'énergie que ne lui fournit pas la production nationale qui constituent et animent le capital. Le travail comme savoir s'est détaché de l'humain pour être réservé à une minorité de travailleurs (polarisation du marché du travail, différenciation du travail en travail indifférencié et en capital humain). En d'autres termes le travail accumulé (savoir objectivé) a pris une place considérable dans le travail (savoirs et énergies), en lieu et place du travail vivant indifférencié. Nous avons appris à distinguer dans le travail, savoir et énergie. De relativement unis au départ dans le corps humain, ils se sont progressivement différenciés et séparés. Aujourd'hui, la majorité du travail humain qui a été réduite à de l'énergie, quand le travail n'est pas resté dans un état indifférencié, a été remplacée par l'énergie fossile, alors que le savoir non objectivé (capital humain et culturel) et le savoir objectivé (capital physique) devenaient l'attribut de deux minorités[3]. Deux sociétés se détachent, l'une hautement qualifiée attachée au monde, l'autre au travail indifférencié, attachée à son chez soi.

Ce qui compte désormais pour une société c'est moins sa dépendance ou indépendance au monde que sa cohésion sociale, autrement dit, l'unité (contradictoire et complémentaire) du capital et du travail, l'unité (contradictoire et complémentaire) du travail qualifié et non qualifié. Dans une société robuste et performante, tout est à la fois capital et travail, l'un devenant l'autre, l'un se substituant et complétant l'autre.

Le capitalisme n'a plus besoin de la démocratie pour séparer travail et capital, comme il en avait le besoin lors des premières révolutions industrielles. Et le développement de la démocratie n'a pas besoin du capitalisme et de son moyen, l'économie de marché. Elle a besoin de propriétaires de capitaux qui ne se désolidarisent pas des non-propriétaires. Dans une logique constante de séparation du travail et du capital, le capitalisme tend à séparer les propriétaires de capitaux du reste de la société, il pousse les capitalistes (que leur capital soit de nature culturelle, physique ou financière) à faire sécession de leur société. Les démocraties occidentales sont nées dans le contexte des premières révolutions industrielles, quand le capital tirait ses revenus de l'exploitation du travail de masse et du colonialisme. Le capitalisme occidental a désormais plus besoin de matières premières et d'énergie que du travail de masse, a plus besoin de séparer le capital du travail pour préserver son hégémonie mondiale. Cette voie le conduit à faire la guerre au monde pour éviter ses guerres internes.

Dans le cours actuel du monde, on observe en Occident deux mouvements contradictoires : une révolte du capital contre le travail dans sa remise en cause des règlementations nationales[4].

« La thèse de Streeck, qui est en grande partie inspirée des travaux de Karl Polanyi (1985), est qu'il existe une tension fondamentale entre démocratie et capitalisme. Lorsque le capitalisme était encastré dans les institutions démocratiques et que ses forces s'en trouvaient limitées, la crise n'apparaissait pas. À partir du moment où le capital parvint à se défaire des régulations étatiques et qu'il retrouva sa pleine liberté d'action, cette tension fondamentale resurgit dans toute sa force originelle. Le problème est que la domination par le capital engendre une dégradation de la situation sociale des classes moyennes et populaires, et cette dernière est insupportable d'un point de vue démocratique. Ainsi, les gouvernements furent contraints de trouver des palliatifs pour compenser les effets sociaux désastreux du capitalisme émancipé. Pour ce faire, ils dépensèrent de l'argent, ils « achetèrent du temps », explique Streeck. Dans les années 1970, cet achat de temps passa par des plans de relance qui entrainèrent l'inflation. Puis, il fallut lutter contre l'inflation. Dans les années 1980 et 1990, c'est la hausse de l'endettement public qui permit de repousser la crise démocratique. Puis, il fallut lutter contre la dette publique. À la fin des années 1990, c'est la croissance de l'endettement privé qui acheta du temps. Mais elle conduisit à la bulle immobilière américaine et à la crise des subprimes. Enfin, depuis 2009, l'achat de temps s'incarne dans les politiques de rachat d'actifs par les banques centrales, ces dernières parvenant à nouveau à repousser l'échéance. L'inflation, l'endettement public, l'endettement privé et enfin les politiques d'assouplissement quantitatif furent les moyens que le capitalisme démocratique trouva pour repousser la contradiction fondamentale de ses deux termes. »[5]

À la révolte du capital succède celle du travail contre le capital qui tend à promouvoir une politique protectionniste. Le travail veut réencastrer le capital en son sein, le capital veut se désencastrer du travail local pour partir à la conquête du monde. Pour éviter la dislocation sociale, le tout est de faire tenir les deux mouvements dans un seul, il faut remettre le capital dans le travail pour fabriquer de la cohésion sociale, donc à contre-courant de la polarisation du marché du travail, et remettre le travail dans le capital pour partir à la conquête de la production mondiale, donc à contre-courant du vieillissement de la population.

Légitimité électorale et légitimité d'exercice

On a souvent réduit la démocratie à la démocratie électorale, à des degrés divers, selon que l'on se trouve en Afrique ou ailleurs. Pourtant, les crises politiques dans les sociétés riches prouvent qu'une telle réduction est fallacieuse. Si un taux de participation est de 50 % et un élu ne triomphe que par 60 % des voix, il ne représente que 30 % de la population des électeurs. L'abstention et la défiance politique sont les signes manifestes d'une telle crise, les élections ne suffisent pas à fabriquer des représentants dans lesquels s'identifieraient les électeurs. Les élus ne représentent plus que par défaut, les citoyens ne s'identifient plus aux élus, leur légitimité déficiente est contestable. Nous avons appris à distinguer légitimité électorale et légitimité d'exercice, la première est à priori, la seconde à postériori[6]. La démocratie avec ses mandats électoraux de courte durée combine les deux légitimités. Une réélection (une nouvelle légitimité électorale) suppose une légitimité d'exercice acquise par le mandat précédent. La légitimité d'exercice confirme ou infirme la légitimité électorale. On ne peut donc réduire la légitimité à la légitimité électorale et la démocratie à une démocratie électorale, comme on ne peut séparer légitimité électorale et légitimité d'exercice. La légitimité d'exercice sera toujours nécessaire à la légitimité électorale et c'est la légitimité d'exercice qui juge de la légitimité électorale.

Ce qui compte, c'est le rapport qu'expérimente la société entre gouvernants et gouvernés. Une société postcoloniale qui aspire à remettre en cause l'ordre mondial ne peut pas être transparente au monde : elle ne peut afficher ses plans, faire comme si société et monde pouvaient être mis sur le même plan, comme si elle pouvait donner ses comptes au monde. Pour elle, ce sera sa légitimité d'exercice qui jugera de la pertinence de sa légitimité électorale. Car les sociétés ne s'accordent pas toutes sur le type d'élection auquel elles peuvent accorder une légitimité. L'électeur doit pouvoir s'identifier à l'élu et l'identification n'est pas d'abord une affaire de programme, mais de confiance. Des experts peuvent fabriquer des programmes, mais les électeurs ne votent pas pour des programmes, mais pour des personnes ou des partis dont ils jugent les engagements. On ne peut demander à un électeur de se mettre au niveau d'un expert. La confiance qu'il accorde à l'expert dérive largement de la confiance qu'il accorde à l'élu qui aura réussi à se mettre à la fois à la hauteur de l'expert et au niveau de l'électeur. L'électeur doit faire confiance ici à des détenteurs de capitaux politiques et culturels lui qui en est dépourvu. L'autorité des experts dépend d'une boucle, des résultats du savoir qu'ils avaient accumulé et qu'ont investi les élus, de ce qui revient à la société de leur savoir. Elle n'est pas indépendante de celle des politiques. Dans une société, quand le savoir accumulé n'est plus capable d'enrichir l'expérience sociale, l'autorité des politiques et des experts est en crise. La défiance prend la place de la confiance, le programme des experts auxquels on ne croit plus n'a plus d'importance. La confiance se porte sur les hommes, la proximité qu'ils ont auprès de la population. Peu importe le savoir, importe les résultats[7]. Les experts avaient tort de parler à la place des citoyens, ils ne le peuvent plus après s'être détachés, les citoyens ne peuvent plus faire confiance qu'à eux-mêmes, même après avoir été séparés du savoir[8]. Ils s'en remettent alors à l'épreuve du pouvoir.

Épreuve du pouvoir

Par épreuve du pouvoir, il faut voir deux choses. Premièrement, une épreuve du réel dont on n'a pas clairement défini l'approche. À la suite du divorce du savoir et de la société, les résultats de l'épreuve ne sont pas prévisibles, le savoir qui aura été investi par l'action gouvernementale n'ayant pas été clairement défini. Par contre, on peut faire confiance au désir des gouvernants de durer, de vouloir gouverner davantage ; ils voudront réussir à l'épreuve, s'ils ne veulent pas être des usurpateurs en abusant de la confiance qui leur a été faite.

Le rétablissement de l'unité du savoir et de l'expérience sociale étant probable ou invraisemblable, une société ne pouvant ou pouvant durablement se laisser tromper contre ses intérêts, deux hypothèses se présentent alors. Dans un premier cas, l'ancien savoir peut se réformer ou étant obsolète être remplacé. Le savoir reprend progressivement sa place dans la société, il se réaccorde avec les croyances de la société. Savoir et croyances se corrigent mutuellement dans l'épreuve du réel.

Dans un second cas, la société refusant d'apprendre du réel et les tenants du pouvoir refusant de reconnaître les résultats de l'épreuve du pouvoir, chacun s'obstinant dans ses croyances, les tenants du pouvoir sont alors poussés à le conserver par la force. Dans ce dernier cas, la guerre de la société contre elle –même et contre le monde fait partie de son horizon. Le prix payé par l'expérience de la guerre étant le moyen de rétablir l'unité de la société et de son savoir, de ses croyances et de son savoir. Rappelons que la société prolétarisée, séparée du savoir et de son expérience, aspire selon ses fausses croyances, que l'épreuve du réel se charge d'infirmer. Rappelons que les vraies croyances sont de notre point de vue, celles qui sont vérifiées par l'expérience.

Pouvoir de classe, savoir élitiste et sagesse populaire

La globalisation capitaliste de l'économie, la différenciation de classes héréditaires, la polarisation du marché du travail et la prolétarisation de la société désintriquent démocratie et économie de marché. Le type de capitalisme qui tend à séparer travail et capital met en crise les sociétés au contraire des sociétés qui ont su préserver l'opposition complémentaire du travail et du capital.

Comment le propriétaire qui commande au non-propriétaire dans l'entreprise accepterait-il d'obéir au non-propriétaire dans la société ? On répondra qu'ils se sont fait la guerre, puis la paix, en adoptant un traité, une loi. Mais que cela a-t-il fait de leur rapport, celui social peut-il différer de celui dans l'entreprise ? Dans la société de classes, une distance sera créée qui fera de la place aux manœuvres de manipulation de la classe des non-propriétaires par celle des propriétaires de capitaux.

Peut-on reprocher à une personne de privilégier un proche plutôt qu'un étranger et une personne doit-elle faire nécessairement d'un étranger son ennemi ? Le respect du proche est la condition de la coopération et de la paix sociales. Comment un propriétaire et un non-propriétaire peuvent-ils rester proches ? Le respect de l'étranger est la condition de la paix mondiale. Ce respect est édicté par les règles de l'hospitalité. On peut avoir du respect pour le proche et pour l'étranger. Le marché lui ne fait pas de différence, tous sont également étrangers, sont d'égaux compétiteurs, avant et après la transaction. Quand le marché peut accueillir tout le monde, il n'y a pas d'étranger, il n'y a que des étrangers et des associations temporaires. Quand il ne le peut pas durablement, l'étranger est celui que l'on invite ou celui à qui on interdit l'accès ou que l'on garde dans une zone grise, comme à la frontière prêt à être refoulé. Quand l'étranger veut alors forcer la porte, on sort les fusils. Les gens simples raisonnent ainsi, les experts qui sont à un autre niveau de généralité raisonnent tout autrement, de plus ils ne sont experts dans la société de classe que parce qu'ils contreviennent à la sagesse populaire.

Notes:

[1] Dani Rodrik, The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 6-7. En français on pourra se référer au chapitre 20 du livre de J. J. BOILLOT. Utopies made in monde, le sage et l'économiste. Odile Jacob. 2021, Dani Rodrik et la mondialisation modérée.

[2] F. Braudel, la dynamique du capitalisme. Arthaud, 1985.

[3] Voir notre article sur le sujet de la différenciation du travail : l'impensé des habitudes sociales. Du moudjâhid au moujtahid. Le QO du 02.05.2024.

[4] Voir Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2014

[5] David Cayla. Déclin et chute du néolibéralisme. Comment reconstruire l'économie sur de nouvelles bases. De Boeck Supérieur s.a., 2022

[6] Voir par exemple Pierre Rosanvallon in La question de la légitimité démocratique : l'exemple de la Justice. Où il distingue d'une certaine manière légitimité procédurale, légitimité substantielle et légitimité d'exercice. https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2014-2-page-5.htm

[7] En 1962, Deng Xiaoping affirmait : « Peu importe qu'un chat soit noir ou blanc, s'il attrape la souris, c'est un bon chat ». Par cette formule il affirmait le primat de la pratique sur la théorie.

[8] Pour Bernard Stiegler, la prolétarisation est, d'une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). In https://arsindustrialis.org/prol%C3%A9tarisation. Pour aller plus loin : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2017-1-page-119.htm