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De la performance à la robustesse et inversement: Révolutions silencieuses

par Arezki Derguini

« Ce sont nos habitudes qui construisent les crises. »[1]

Pour faire face à la polarisation mondiale du marché du travail manufacturier, au laminage des classes moyennes, selon l'économiste du développement de renommée mondiale Dani Rodrik, il n'y a pas d'autre solution que celle d'investir et d'élever la productivité dans les services, autrement dit dans le travail le moins qualifié. « Les changements technologiques ont rendu l'industrie manufacturière intensive en compétences et en capital, et de moins en moins absorbante en termes de main-d'œuvre. L'efficacité de l'industrialisation en tant que stratégie de croissance s'en est trouvée amoindrie »[2]. Il faudrait investir à la fois dans les compétences et dans le travail non qualifié. Dans les compétences et le capital pour l'industrie et le marché mondial et dans les services et le travail non qualifié pour l'économie domestique. La diffusion de la productivité dans le corps social doit être relativement égale afin qu'une répartition équitable puisse exister. Pratiquement c'est investir dans les machines-outils, les outils numériques des petites entreprises.

Pour ce faire, il n'y a pas d'autre solution à notre avis que de remettre en cause les dichotomies entre nature et culture, État et société, civil et militaire, économie et politique, capital et travail, offre et demande, le rapport extractif et prédateur de la société à la nature, du militaire au civil, du capital au travail. Au départ du processus de transformation de préférence, mais plus certainement à son terme, les dispositions favorables ou réticentes des sociétés en décidant. Ces dichotomies mettent dans l'impasse le monde où ces dichotomies se sont fortement ancrées. La décroissance que les sociétés subissent, démographique et/ou économique, va conduire à une réduction des droits qu'ils soient civils, économiques ou sociaux. Les classes moyennes inférieures et les classes populaires vont s'appuyer sur des extrêmes du fait de la dichotomie du travail et du capital, mais elles ne pourront pas résister à cette réduction des droits. La seule différence se rapportera à la manière dont les sociétés pourront supporter une telle réduction. Une réduction pilotée par le capital ou par le travail, mais qui ne pourra être le fait que d'un compromis entre capital et travail. Quel compromis s'imposera-t-il, est donc la bonne question.

Robustesse et performance

« Les rapports scientifiques convergent pour qualifier le XXIe siècle : il sera fluctuant. Notre seule certitude, c'est le maintien et l'amplification de l'incertitude. Face à ces turbulences, le contrôle, l'optimisation ou la performance nous enferrent dans une voie étroite très fragile. La robustesse – c'est-à-dire maintenir le système stable malgré les fluctuations – est la réponse opérationnelle aux turbulences. »[3] Je n'opposerai pourtant pas de la même manière que l'auteur performance et robustesse, je dirai plutôt que dorénavant la robustesse sera la condition de la performance. On ne conçoit pas la performance indépendamment d'un contexte.

Dans un contexte instable, la performance suppose la robustesse

Comment maintenir la stabilité d'un système quand celui-ci tend à laminer les classes moyennes, à se polariser, à créer deux sociétés, l'une fortement qualifiée attirant les investissements, une autre déqualifiée subsistant dans l'informel ? La réponse qu'a donnée Dani Rodrik a été la suivante : « L'avenir des pays en développement réside dans les services. L'amélioration de la productivité dans les services à forte intensité de main-d'œuvre en particulier doit être une priorité essentielle, à la fois pour des raisons de croissance et d'équité. »[4] Pour répondre au défi social, il faudra investir dans le travail non qualifié en mettant en cause la dichotomie du travail et du capital. Investissement du capital dans le travail, dans la qualification du travail en général et non dans la seule accumulation du capital. Il faut remettre le capital dans le travail et non les séparer. Le capital n'est que du travail accumulé. Il faudra faire face en même temps au défi écologique. La productivité ici doit prendre la direction de l'investissement dans le naturel, remettre en cause la dichotomie entre la nature et de la société, entre le capital et le travail ; la culture ne doit plus être culture de la culture, mais culture de la nature, non plus accumulation du capital par et pour le capital, mais par et pour le travail humain et non humain. Car l'on sait aujourd'hui que l'industrie manufacturière a perdu sa capacité de créer des emplois. « Il est bien établi que l'innovation dans l'industrie manufacturière a pris une forme essentiellement axée sur les compétences, réduisant la demande de travailleurs ayant un niveau d'éducation relativement faible »[5]. « L'industrie manufacturière n'est plus l'accélérateur de croissance qu'elle était autrefois ». « Les entreprises productives et principalement de grande taille ne créent essentiellement aucun emploi, tandis que les entreprises manufacturières qui absorbent la main-d'œuvre sont principalement petites, informelles et stagnantes sur le plan productif»[6]. « Dans les années à venir, l'industrie manufacturière ne sera pas en mesure d'absorber les nouvelles recrues de la population active, là où celle-ci continue de croître rapidement (comme dans les pays à faible revenu d'Afrique subsaharienne), ni de créer des emplois plus productifs pour ceux qui sont déjà cantonnés dans les petits services. »[7]

Il n'y a pas d'autre solution aujourd'hui pour créer des emplois que les services, affirme Dani Rodrik, mais l'affaire ne peut s'appuyer sur des modèles de réussite existants. « Nous nous trouvons toutefois face à un dilemme. Nous ne savons pas grand-chose sur la manière d'augmenter la productivité dans les services qui absorbent de la main-d'œuvre. ... tels que le commerce de détail, les soins, les services personnels et publics, où nous n'avons eu qu'un succès limité, en partie parce que ces services n'ont jamais été un objectif explicite des politiques de développement productif. »[8]     Accroitre la productivité dans les services qui absorbent la main d'œuvre, c'est rendre les producteurs capables de rendre de plus nombreux services ou plus d'un même service.

On ne pourra pas investir dans les services si l'épargne ne prend pas une telle direction, autrement dit si la coopération sociale en vue d'un tel objectif n'est pas celui d'une politique explicite. Le souci des classes subalternes doit exister dans les classes supérieures.

La productivité doit progresser dans l'ensemble de la société, de bas en haut et de haut en bas, pour relever le défi social et obtenir une répartition équitable.

Les préférences collectives que Dani Rodrik n'a pas l'air de prendre en considération doivent aller vers la préservation d'une certaine indifférenciation sociale. La différenciation sociale doit se protéger d'une dynamique dans laquelle n'opère pas une certaine indifférenciation sociale, dans laquelle une tendance voudrait séparer capital et travail, antagoniser les rapports d'appropriation et rompre le continuum social. Pour ce faire, c'est tout le mouvement de désolidarisation du travail qualifié du travail non qualifié, de divorce entre les classes supérieures et les classes inférieures qu'il faut interrompre.

Autonomie et intégration

Pour ce faire, l'État ne doit pas être au service d'une classe, mais à celui de toute la société. L'État doit être dans la société et la société dans l'État de telle sorte que leur coopération soit réelle. Le sociologue Peter Evans qui a étudié les rapports de l'État et de la société dans le secteur des technologies de l'information au Brésil, en Inde, en Corée du Sud et au Zaïre, distingue les États développementalistes et les États prédateurs. Il parle d'«embeddness autonomy» (autonomie intégrée) pour expliquer la réussite des politiques industrielles de la Corée et l'échec de celles de l'Inde et du Brésil. « Comment caractériser les variations de la structure de l'État et des relations entre l'État et la société ? Ma stratégie a consisté à commencer par construire deux types idéaux historiquement fondés : l'État prédateur et l'État développementiste. Les États prédateurs n'ont pas la capacité d'empêcher les individus en place de poursuivre leurs propres objectifs. Les liens personnels sont la seule source de cohésion et la maximisation individuelle prime sur la poursuite d'objectifs collectifs. Les liens avec la société sont des liens avec les titulaires individuels, et non des liens entre les électeurs et l'État en tant qu'organisation. En bref, les États prédateurs se caractérisent par une absence de bureaucratie telle que Weber l'a définie. L'organisation interne des États développementistes est beaucoup plus proche d'une bureaucratie wébérienne. Le recrutement méritocratique hautement sélectif et les récompenses de carrière à long terme créent un engagement et un sentiment de cohérence au sein de l'entreprise. La cohérence de l'entreprise confère à ces appareils une certaine forme d'»autonomie». Ils ne sont cependant pas isolés de la société comme Weber l'a suggéré. Au contraire, ils sont ancrés dans un ensemble concret de liens sociaux qui lient l'État à la société et fournissent des canaux institutionnalisés pour la négociation et la renégociation permanentes des objectifs et des politiques. »[9]

« L'État indien échoue parce qu'il est relativement peu intégré et qu'il lui est donc difficile d'acquérir des informations adéquates sur la manière d'agir et d'obtenir un retour d'information fiable sur ses erreurs. L'État brésilien échoue parce que son appareil administratif n'est pas suffisamment rationalisé et prévisible. L'État coréen, en revanche, est capable de mener des politiques prévisibles et efficaces, tout en étant responsable. »[10]

Progression de la productivité de haut en bas

Si la productivité doit donc progresser de haut en bas de la société, on ne peut attendre cependant qu'une telle progression puisse s'appuyer simplement sur une politique d'offre, de formation en particulier, mais aussi sur une politique de la demande. L'offre doit être dans la demande et la demande dans l'offre. « Traditionnellement, les initiatives en faveur de l'emploi ont été formulées en termes de politiques de développement des compétences et de la main-d'œuvre. Toutefois, les recherches menées au cours de la dernière décennie ont montré que ces politiques ont un impact limité sur l'emploi et les revenus et qu'elles sont rarement rentables. ... Les interventions politiques doivent également se concentrer sur la création d'emplois productifs, plutôt que sur la simple formation des travailleurs. »[11]

La progression ne peut pas être rapide non plus, on sait la difficulté de progression de la productivité dans le secteur des services et peu de choses sur la manière de la faire progresser. « Les données historiques générales suggèrent qu'il sera difficile d'atteindre des taux comparables de croissance de la productivité dans des domaines tels que les soins, l'éducation, le commerce de détail ou les services publics. Mais si nous avons raison quant à l'érosion du pouvoir de l'industrialisation en tant que stratégie de croissance, il n'y a pas d'autre solution que de faire de la productivité des services une priorité explicite du gouvernement. »[12]

Une stratégie en trois volets

« ... comment accroître la productivité et la demande dans ces activités de services qui absorbent la main-d'œuvre ? Nous proposons aux gouvernements une stratégie en trois volets. Premièrement, encourager la création d'emplois peu qualifiés par les grandes entreprises qui opèrent dans les services non échangeables. Deuxièmement, fournir aux petites entreprises des intrants publics et l'accès à des investissements permettant d'améliorer la productivité. Troisièmement, investir dans des technologies qui complètent plutôt qu'elles ne remplacent les travailleurs peu qualifiés dans les secteurs des services. »[13] « Il existe déjà des exemples marquants de la manière dont les technologies numériques et l'IA peuvent permettre aux travailleurs moins qualifiés d'élargir l'éventail des tâches qu'ils peuvent accomplir, en prenant en charge certaines des responsabilités des professionnels plus expérimentés et plus qualifiés et en devenant plus productifs dans le processus. L'IA ne peut pas simplement remplacer la main-d'œuvre ; elle peut augmenter la productivité de la main-d'œuvre, et donc même accroître la demande de main-d'œuvre et les salaires. »[14] La technologie reportant le travail qualifié des uns dans le travail moins qualifié des autres, élevant ainsi la productivité générale.

De la substitution à la complémentarité du capital et du travail

À suivre Dani Rodrik, on peut dire que la croissance de la productivité qui tend à se réfugier dans un pôle de l'activité économique, l'industrie manufacturière, ne créant plus d'emplois doit désormais se tourner vers le reste de l'activité économique où elle n'a pas progressé jusqu'ici, où la division du travail est difficile du point de vue de la substitution du capital au travail. Ou autrement dit, le travail le moins qualifié doit pouvoir utiliser du travail qualifié, la diffusion du progrès technologique doit être simultanément descendante et ascendante. C'est le travail en général qui doit s'incorporer le progrès technique. Le capital ne doit plus tendre seulement à se substituer au travail, mais aussi à le compléter. C'est donc un autre rapport du capital et du travail que la société doit envisager. Ce sont d'autres rapports de classes.

De la puissance industrielle à la puissance sociale et inversement

Certains pourraient penser qu'il y a là comme une révolution qui ne veut pas dire son nom. Oui, mais une révolution silencieuse. Nous n'avons pas le choix, les faits sont là, la puissance industrielle tend aujourd'hui à produire de l'impuissance sociale et politique. La performance et l'optimalisation généralisées détruisent la robustesse, au lieu de la compléter. Les guerres d'aujourd'hui sont des guerres de faiblesses. Elles ne rendent pas plus puissants, elles ne se gagnent plus (Bertrand Badie). La compétition que se livrent les sociétés industrielles pour préserver leur domination sur les ressources mondiales leur fait minimiser l'insécurité à laquelle elles sont exposées. Leur compétition pour la puissance industrielle aggrave les défis sociaux et écologiques. La puissance a des pieds d'argile. Elles devront de plus en plus soigner leur robustesse.

Les pays du Sud, pour la plupart, sont déjà dans l'insécurité. Ils ne sont pas devant le même dilemme. Il est urgent pour elles de venir à bout de l'impuissance sociale. Ce qu'ils n'entrevoient pas encore c'est que c'est de leur puissance sociale que pourra émerger leur puissance industrielle. Mais pour la plupart de ces pays, se doter d'un État développementiste en lieu et place d'un État prédateur, d'un autre rapport que celui extractif de la société à la nature et duquel dérive celui du capital au travail, n'est pas une mince affaire. Elle pourrait ne pas avoir le même degré de difficulté que celui auquel seront confrontés les pays du Nord. Les habitudes changent plus facilement dans une population jeune peu favorisée que dans une population âgée qui soumettait le monde entier à la prédation. Mais, revers de la médaille, dans des sociétés déstructurées, sans une certaine rigueur, la jeunesse a plus de difficultés à s'habituer. Il lui faut moins de temps que ne l'exige habituellement le changement des habitudes. Les habitudes s'installent souvent à l'insu des habitués, quand ce n'est pas contre leur volonté, une génération ou plusieurs, préparant souvent celles d'une génération. Contre la volonté des individus quand ils en ont une et insensiblement, voilà pourquoi on peut s'autoriser de parler de révolution silencieuse. Révolution silencieuse des habitudes que couvrira certainement le fracas d'une certaine violence du fait de classes sociales héréditaires qui voudront se maintenir malgré une situation intenable ou d'une jeunesse impatiente sans perspectives.

Notes

[1] Dennis Meadows en 2022, auteur principal du rapport au club de Rome (1972) les limites de la croissance. Cité par Olivier Haman. Antidote au culte de la performance. Gallimard, 2023.

[2] D. Rodrik (2024), A new growth strategy for the developing countries. https://drodrik.scholar.harvard.edu/sites/scholar.harvard.edu/files/dani-rodrik/files/a_new_growth_strategy_for_developing_nations.pdf

[3] Olivier Haman, op. cit..

[4] Rodrik D, Sandhu R. Servicing Development: Productive Upgrading of Labor-Absorbing Services in Developing Economies. Reimagining the Economy. Policy Paper; 2024. Copy at https://tinyurl.com/ythn43tg

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Peter Evans. Embedded autonomy. Princeton University Press. 1995

[10] Wright, Erik Olin (1996). Review of Peter Evans, Embedded Autonomy. Contemporary Sociology, 25 (2), 176-179. https://n2t.net/ark:/13683/paqp/rVp

[11] Dani Rodrik Rohan Sandhu, op. cit.

[12] Ibid.

[13] D. Rodrik. A new growth strategy ... op. cit..

[14] Ibid.