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Les vieux vivent dans le futur

par Boumediene Sid-Lakhdar

Pourquoi dit-on que les vieux radotent, qu'ils sont dans la même répétition d'un passé révolu qui n'est connu que par eux et qui ennuie les plus jeunes, assez polis pour dissimuler leur exaspération ?

C'est parce que ces derniers n'ont pas compris que les vieux vivaient dans le futur alors qu'eux sont encore dans le présent. Je vous entends dire que je suis sénile et qu'il faudrait excuser mon grand âge. Pourtant c'est la vérité et je m'en vais la leur expliquer avant qu'ils ne fuient face à mon désir de rajouter dans la nostalgie désuète.

Il faut partir de l'idée qu'un gamin qui avait été scolarisé à Oran depuis la petite école jusqu'au baccalauréat n'est jamais oublié par lui-même, plus d'un demi-siècle après. Il a gardé pour l'éternité le goût de son enfance, son soleil et les péripéties de cet âge. Ainsi c'est comme si j'étais projeté dans le futur pour comprendre ce qu'il sera et revenir me le raconter à moi-même. Ce qui est pris comme un radotage est en fait la discussion entre la même personne dans deux temps différents.

Je raconte à ma partie qui est restée dans le passé qu'on avait prédit juste pour certaines choses mais avec erreur pour d'autres. Aussi ce qui n'était même pas concevable à l'époque du premier. Je lui dis que nous nous sommes totalement trompés sur l'une des projections les plus fantasmées de l'époque, les voitures qui volent. Hélas, cela ne sera pas et je vois que la partie de moi-même qui est restée dans le passé est bien déçue. Mais je la rassure, nos rêves sur les miracles de la médecine se sont réalisés. Je lui raconte qu'on peut explorer le cerveau par une imagerie miraculeuse et bien d'autres fabuleuses avancées. Je l'informe qu'il existera pour lui un miracle de technologie qui s'appelle l'intelligence artificielle qui est mille fois plus intelligente que notre brave instituteur qui était déjà à nos yeux dans les sommets des connaissances.

Mais je lui dirai aussi qu'il y a des choses qui n'étaient même pas concevables à son époque. On peut discuter avec sa petite copine, dans la discrétion sans se risquer au gros téléphone à fil dans le couloir, à la sonnerie de Colombo, avec quinze personnes dans le salon qui font semblant de discuter alors que leurs oreilles sont suspendues à ce qui va se dire. Non, les vieux ne radotent pas, ils se racontent. Et si vous me voyez un jour assis sur un banc public ou sur une table d'un café à parler tout seul c'est que je discute avec moi-même, ce petit jeune que j'étais pour lui raconter son futur.

Je laisse aux jeunes d'aujourd'hui le banal vécu dans leur présent. Avec le temps ils pourront enfin lire leur futur lorsqu'une partie de leur être y sera.

Le jeune Boumédiene est toujours impatient de connaître son futur par son vieux Boumédiene. Il ne sait pas encore qu'il viendra beaucoup plus vite qu'il ne le croyait. Et c'est peut-être la seule chose qui nous fait regretter de vivre le futur et de laisser l'autre partie de nous-mêmes dans les merveilleuses années d'enfance et de jeunesse.

Quoi de mieux pourrait raconter le vieux Boumédiene au jeune Boumédiene que ce, si connu, vers du poème en latin d'Horace, Carpe diem, «Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain».