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Ghaleb Bencheikh : « La question palestinienne s'inscrit dans un déni de droit et de justice qui perdure depuis des décennies»

par Propos Recueillis Par Nabil MATI

N.M : Comment allez-vous, Ghaleb ? Comment se porte la Fondation de l'Islam de France ces derniers temps ?

G.B : Je vais bien, merci, et espère vivement qu'il en est de même pour vous. La Fondation de l'Islam de France ne se porte pas bien du fait de la raréfaction de ses financements et du manque de moyens propres. Elle ne peut ni ne doit vivre uniquement sur les deniers publics. Et le mécénat privé d'importance tarde à venir. En revanche, la générosité des donateurs « ordinaires » est à saluer. Je rends un hommage appuyé au dévouement et à l'engagement de ceux qui ont contribué à la cagnotte que nous avons lancée.

N.M : La situation nationale connaît une montée fulgurante de l'extrême droite française, avec pour thèmes de prédilection l'Islam, les musulmans et l'immigration. Selon vous, l'avenir des musulmans en France est-il compromis, sachant que de nombreux d'entre eux envisagent de quitter le pays ?

G.B : Il est vrai qu'en France, et un peu partout en Europe, il y a un triomphe idéologique de l'extrême-droite. Il se traduit dans les urnes lors des échéances électorales, mais surtout il est manifeste dans la désinhibition de la parole raciste et islamophobe. Nous le constatons davantage dans les stations de télévision de formatage de l'opinion et sur les réseaux « asociaux » devenus le magma de tous les défouloirs de haine et de détestation. Il y a, comme vous le dîtes si bien, une équation simple entre l'Islam – et les musulmans ethnicisés par leur confession – et l'immigration.

Ce qui relève d'une myopie intellectuelle grave et d'une mauvaise lecture des faits historiques. Tout d'abord, bien qu'ils se recoupent sur de larges pans, l'Islam et l'immigration ne sont pas tautologiques. En ce sens que l'un n'épuise pas l'autre. Ensuite, sans vouloir remonter à l'émirat de Narbonne, l'Islam est une réalité française depuis au moins le Second Empire ; la France fut, à un moment de son histoire contemporaine, une puissance musulmane... d'un point de vue démographique. Et sur plus d'un siècle et demi, les musulmans de France, tout comme leurs concitoyens, se sont acquittés du tribut du sang, du tribut de la sueur et du tribut des larmes.

La situation pour les musulmans de France est dure, certes, mais je pense qu'en dehors des opportunités de « propulser » des carrières professionnelles ou des considérations d'épanouissement personnel pour lesquelles une expatriation pourrait être envisagée, une émigration massive n'est pas une solution. Quand bien même ce serait difficile, les Français musulmans doivent rester dans leur pays et lutter, vaille que vaille, par tous les moyens civilisés qu'offrent les voies du Droit afin d'être respectés dans leur dignité de citoyens, tout en s'acquittant de leurs devoirs pour être fondés de jouir de leurs droits inaliénables. L'avenir des musulmans ne devrait pas être à terme compromis pour peu qu'ils sachent passer ce moment extrêmement difficile de défiance par un investissement politique et davantage d'études et d'acquisition du savoir en privilégiant les cursus diplômants, jusqu'au bout. Leur faiblesse vient de leur inorganisation et de leur démission dans la participation à la gestion des affaires de la cité.

Ils doivent s'insérer dans le tissu social et surtout économique comme citoyens libres et engagés ayant à cœur l'intérêt général et le bien commun. Tout au long du siècle écoulé, des musulmans ont contribué à faire la France, ont fait la France et continueront à faire la France.

N.M : La situation actuelle est marquée également par de nombreux conflits, tant en Europe qu'au Moyen-Orient. En tant qu'apôtre de la paix, quel est votre sentiment face à cette montée des tensions ?

G.B : En tant qu'homme avant tout « et rien de ce qui est humain ne m'est étranger » pour parler comme Térence, j'ai un sentiment d'horreur et de désarroi devant tant de souffrances et de détresse humaine. Mais aussitôt, je me ressaisis et me dis que bien que la guerre relève de la platitude de la condition humaine, il ne faut pas faire le deuil de l'avènement d'une ère de paix et de concorde entre les peuples. En tout cas, il faut y œuvrer inlassablement sans naïveté obtuse aucune. Simplement les hommes reviennent au bon sens lorsqu'ils ont tout essayé, énonce bien le vieil adage. Depuis les guerres puniques et les guerres médiques jusqu'à nos jours, il y a une course effrénée entre la cuirasse et l'épée avec son lot de barbarie et de souffrances. Nous ne sommes pas très loin d'avoir recours à des armes nucléaires miniaturisées, elles-mêmes annonciatrices du feu thermonucléaire plus généralisé !

En réalité, il y a deux thèses concurrentes : celle qui énonce homo homini lupus et on n'y peut rien, l'homme est un loup pour l'homme. Ainsi la violence lui est-elle intrinsèque et elle est inhérente à la vie des groupes humains ; tout comme il y a la thèse d'une lente et longue maturation de l'Humanité qui avance vers un horizon de concorde et de résolution des conflits. Enfin, si je devais me référer à un passage coranique j'évoquerais la sourate « Le Temps » qui nous enseigne que l'homme est assurément en perdition et elle en excepte à la fin ceux qui s'enjoignent mutuellement la vérité et la patience.

N.M : La situation en Palestine reste particulièrement préoccupante, avec des violences qui semblent sans fin. Comment percevez-vous l'évolution de ce conflit et quelles sont, selon vous, les chances d'aboutir à un cessez-le-feu durable ?

G.B : La situation en Palestine est particulièrement préoccupante car elle s'inscrit dans un registre de déni de droit et de justice depuis des décennies. C'est ce qui a encore une fois été rappelé lors des débats de l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies. En effet, l'Assemblée générale a exigé la fin de l'occupation israélienne des territoires palestiniens dans les douze mois. Elle a même appelé à des sanctions si la résolution n'est pas respectée... cette dernière fait suite à l'opinion de la Cour internationale de justice qui en juillet, avait estimé que « la présence continue d'Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite ». Auquel cas, Israël doit y mettre fin.

La résolution « exige » également le retrait des forces israéliennes des territoires palestiniens, l'arrêt des nouvelles colonies, la restitution des terres et propriétés saisies, ou encore la possibilité de retour des Palestiniens déplacés. Mais, hélas cette résolution rejoindra celles déjà nombreuses qui dorment dans les tiroirs de l'Organisation internationale. Entretemps la destruction totale de Gaza se donne à voir en temps réel sans que cela émeuve les puissants de ce monde. Or, la libération des otages ne peut s'opérer qu'avec un cessez-le-feu, lui-même préalable à la résolution politique de ce conflit qui a assez duré. La guerre permanente sur plusieurs fronts ne peut pas être une stratégie militaire pérenne. Elle a pour l'instant, la possibilité de bloquer toute alternance politique au sommet du pouvoir israélien avec un Premier ministre dont Jacques Attali dit que sa place est en prison.

La guerre d'éradication du Hamas a montré ses limites et n'a pas permis la libération de tous les otages de l'aveu même et de la reconnaissance d'une bonne partie de la société israélienne. Il est vraiment temps que le déluge de feu et de fer qui s'abat sur les Gazaouis s'arrête. Il est temps que les otages rentrent chez eux. Il est temps que la reconstruction de la bande de Gaza commence. Il est temps pour le peuple palestinien de recouvrer sa liberté et sa dignité. C'est aussi une condition pour calmer toutes les angoisses relatives à la sécurité et à la vie paisible dans toute la région.

Nous n'y parviendrons que lorsque la Communauté internationale – pour l'heure pusillanime –prendra ses responsabilités et imposera un cessez-le-feu durable, préalable à toute solution politique : celle des deux Etats conformément à toutes les résolutions de l'Organisation des Nations unies ou bien celle d'un Etat binational démocratique et laïque, mais nous sommes très loin de cette seconde option.

N.M : Dans des moments de crise comme ceux que nous traversons, quel rôle pensez-vous que les leaders religieux, en particulier en France, devraient jouer pour encourager la paix et la réconciliation ? Que pensez-vous des déclarations du Grand Rabbin de France ?

G.B : Les dignitaires religieux ont une responsabilité insigne et exigeante dans l'apaisement des esprits des fidèles des traditions religieuses qu'ils représentent. Ce sont leur vocation, leur devoir et leur mission. Ainsi pour paraphraser le titre d'un livre bien connu, « Un président ne devrait pas dire ça », écrit par deux journalistes d'investigation, ai-je envie de souligner qu'un Grand Rabbin, dans ses déclarations publiques, ne devrait pas dire ça. Il ne devrait pas proférer autre chose que des paroles amènes d'apaisement et de consolation. Il devrait faire preuve de compassion pour toutes les personnes qui souffrent quelles qu'elles soient. Ce n'est que conformité à l'enseignement de la Torah qui recèle des trésors de sollicitude et de prise en compte de l'intérêt d'autrui dans une veine humaniste et de conciliation.

Enfin, au-delà d'une malheureuse parole d'un leader religieux dans un entretien télévisé, c'est d'une manière générale la culture de l'empathie qui nous fait défaut. Or, nous en avons grandement besoin dans les manifestations publiques, car comme le souligne Hannah Arendt, c'est son absence qui est l'un des premiers signes et le plus révélateur d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie.

N.M : La France, en tant que nation influente sur la scène internationale, pourrait-elle faire davantage pour favoriser le dialogue et la résolution pacifique des conflits au Moyen-Orient et ailleurs ?

G.B : Oui, bien sûr, la France comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, peut et doit faire davantage. Je regrette que la diplomatie française sur ces sujets cruciaux et notamment la résolution pacifique des conflits au Moyen-Orient soit si rabougrie. Elle ne peut pas se contenter de lancer, à chaque escalade, un appel à la « retenue extrême » ! Il est temps qu'elle reprenne ses statut, rôle et mission dans le concert des nations pour que son action ait de l'effet dans la résolution pacifique des conflits au Moyen-Orient et dans les foyers de tension de par le monde. Il ne suffit pas de dire que le Droit international est notre seule boussole, encore faut-il peser pour que la légalité internationale soit respectée, partout et tout le temps. C'est comme cela que je vois, en principe, l'influence d'un grand pays comme la France. La France qui se targuait, jadis, d'avoir une des diplomaties les plus puissantes et influentes au monde.

N.M : Comment percevez-vous l'impact de ces conflits internationaux sur les Communautés musulmanes en France et en Europe ?

G.B : Indépendamment de l'appartenance confessionnelle, ces conflits ont un impact émotionnel certain sur quiconque se dit attaché à la justice et épris de paix. Tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté sont meurtris par les dégâts moraux et physiques de ces conflits sur des peuples entiers et sur des groupes humains qui sont dans des souffrances indicibles. La charge émotionnelle est aussi grande pour les Communautés musulmanes en Europe et particulièrement en France. La composante islamique de la nation française perçoit le caractère biaisé de ces conflits internationaux notamment dans le traitement médiatique. Elle est outrée par le double standard qui est appliqué. Les musulmans de France et en Europe assistent ahuris à la faillite morale et intellectuelle de ceux qui n'ont eu de cesse de leur donner des leçons sur la démocratie, la valeur de la vie humaine, le primat du droit, la séparation de l'ordre politique d'avec l'ordre religieux... Aux musulmans de France et à ceux qui se trouvent partout dans le monde de tenir sans faillir aux quelques points fondamentaux suivants :

- la solidarité n'est pas instinctive, allant de pair avec l'ethnie ou la confession, elle est fondée sur le droit et la justice ;

- se défendre n'est jamais se venger ;

- être toujours enclin à privilégier les sorties de crise par la négociation avec des perspectives de paix ;

- ne jamais oublier « le sermon d'Abou Bakr » dans les temps forts de la belligérance et du conflit ;

- ne pas trahir ses références éthiques et morales en défendant des causes justes par des moyens qui les desservent.

En revanche, les réactions ridicules comme celle d'un hurluberlu qui appelle à l'intifada en plein Paris sont à proscrire. C'est une question de crédibilité et d'attachement à un éthos planétaire avec des valeurs sinon universelles, au moins universalisables, avec au premier chef, le respect de l'intégrité morale et physique de l'être humain et surtout observer autant que possible le principe de non-souffrance.

Enfin, aux citoyens français de confession islamique d'accuser le coup devant toutes les provocations, de faire preuve de sagesse et de sang-froid, de ne jamais laisser passer les agressions physiques et verbales dont ils peuvent faire l'objet en ayant recours au droit avec des dépôts de plainte systématiques. Ils doivent surtout s'organiser pour gagner la bataille de l'information en s'appropriant la sémantique - si je puis dire - appropriée. Il est temps de finir avec les propos insultants qui commencent par le préfixe « islamo ». Pour cela il leur faut des grands groupes de presse à l'exemple d'Altice media ou de Bayard Presse ou d'autres.

N.M : En tant que fervent défenseur de la paix, quel message souhaitez-vous adresser à ceux qui sont directement ou indirectement touchés par ces conflits ?

G.B : Je mesure l'indécence d'un discours froid d'un homme qui n'est pas sur la brèche et qui ne vit pas dans sa chair les ravages de ces conflits, mais ce sera toujours un message de solidarité et de compassion avec les hommes en détresse, ceux qui injustement sont chassés de leurs demeures et se trouvent sur les routes démunis de tout ou dans une situation de précarité extrême. Ce sera un message de sympathie dans son sens étymologique : partager un pathos commun et synchrone. Nous devons, en principe, assurer ceux qui sont dans les zones de conflit que nous ne les oublions pas, guidés dans nos actions par le Droit international humanitaire et notre volonté de tout faire, chacun à son niveau, pour alléger les tourments de ceux qui souffrent. Et ils sont si nombreux.

N.M : Malgré la gravité des situations actuelles, trouvez-vous des raisons d'espérer une amélioration ou une résolution pacifique de ces conflits ? Quels seraient les premiers pas à prendre, selon vous ?

G.B : D'aucuns disent que le pessimisme est le paroxysme du réalisme. Et, hélas, la réalité des choses ne pousse guère à un quelconque optimisme. Mais, ce n'est pas une raison pour abdiquer ni désespérer. Certains pinailleurs objectent que l'espérance est ce qui n'advient jamais par définition. Nous leur répondrons que justement c'est l'invincible espérance qui permet de nous projeter dans un avenir où les conflits finiront par être considérés, tout le temps et partout, comme hors-la-loi. C'est le jus contra bellum qui viendra consolider l'arsenal juridique avec toutes ses strates que sont le jus ad bellum, le jus in bello et le jus post bellum.

Les premiers pas à prendre sont de laisser la souveraineté au Droit et tout particulièrement au Droit international humanitaire qui ne cesse d'être foulé au pied avec cynisme et insolence par ceux-là mêmes qui sont censés le défendre. Nous avons besoin d'une organisation internationale qui puisse exécuter les décisions de justice lorsque le droit sera dit.