Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La parole !

par Mohamed Mebtoul

Rien de moins innocent et neutre que la prise de parole des personnes, productrice de significations diversifiées, évoquées par le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage «Ce que parler veut dire» (1982). L'écoute de la parole de l'Autre est pertinente. Elle permet d'élucider les échanges entre les gens et la façon dont ils appréhendent les situations quotidiennes dans leur vie sociale. La parole met en scène les rapports sociaux qui se cristallisent dans la société. La parole et la gestualité des personnes s'enrichissent et s'appuient mutuellement. Celles-ci révèlent souvent des échanges inégaux entre les uns et les autres. Ils se traduisent par des vérités établies de façon unilatérale, des impositions-injonctions, des violences symboliques et des impulsions autoritaires. La parole n'est pas indemne de théâtralisation. Elle exprime ainsi des postures d'ostentation, de prestige, de solidarité, de ressentiments et des justifications multiples face à telle ou telle situation. La parole est dévoilement des engagements-désengagements des personnes dans l'espace public. La parole peut se transformer en une arme symbolique pour affirmer et justifier son «droit». «Il m'a pris mon droit». Elle indique les rapports de pouvoir dans les différentes institutions «J'ai bien travaillé durant l'examen, mais le prof m'a saboté» ; ou encore : «En arrivant à la mairie, l'agent nous dit que le papier manque pour me donner la fiche familiale, m'obligeant face l'urgence d'aller lui acheter les feuilles pour arracher mon document. Je ne pouvais pas faire autrement».

Elle peut signifier l'adoption d'une posture de résignation et d'indifférence dans des situations de flou organisationnel dans l'espace professionnel. Le désenchantement pratique et cognitif est privilégié. La parole s'interdit ici toute expression autonome. Elle se conforme à la façon de faire du «Nous» indifférencié. «Pourquoi, je vais me casser la tête, alors que la majorité ne fait et ne dit rien» ou encore : «Tu travailles ou tu ne travailles pas, c'est la même chose». Loin d'être uniquement une valeur d'usage indissociable du seul langage, la parole est mise en acte relationnel.

«Quand dire, c'est faire», selon le philosophe américain Austin (2024), est une approche pragmatique qui permet d'insister sur l'acte du discours. La parole déploie des normes pratiques qui permettent à la personne de s'inscrire dans l'action : «je prends mon temps. On n'a jamais tenu une réunion à l'heure» ou encore : «ne t'en fais pas ! Je connais ! Je vais te réparer rapidement ton chauffe-bain»

La parole de la personne est d'autant plus considérée et valorisée socialement en cas de réussite scolaire de son enfant. Si le sacrifice financier et relationnel des parents est indissociable du sens puissant et magique attribué au seul diplôme, il n'est pas indemne de prestige, de dignité et de distinction sociale au cœur du langage ordinaire des personnes. «Ma fille a eu seulement une moyenne de 17 au bac. Elle a pleuré en considérant qu'elle méritait mieux» ; ou encore : «J'ai investi mon temps, mon argent et mon énergie pour qu'il obtienne son bac ; c'est aussi ma réussite de mère face aux autres, où ma parole devient plus écoutée et plus digne». La fête réunissant le réseau familial et de voisinage, est bien de l'ordre de la sacralisation, au sens où elle s'impose de facto pour donner sens aux échanges sociaux, face au vide social et culturel. On comprend que la fête entre proches parents, représente le seul espace de convivialité et de rencontres, attribuant du sens à la parole des parents. Celle-ci devient plus audible et reconnue dans le quartier. «Le fils de X., notre voisin, est brillant. Bravo aux parents qui se sont endettés pour payer les cours privés». Les interactions téléphoniques indiquent les modulations sociales de la parole, toujours combinée à un corps social en mouvement. La personne dit calmement son impuissance à satisfaire un service demandé par son interlocuteur, en mobilisant le registre religieux : «Allah Ghalab !», élevant les mains au ciel pour appuyer ses dires. La parole peut traduire le conflit avec son interlocuteur. Celle-ci devient ici saccadée. Les mots se succèdent rapidement avec une répétition incessante : « écoute-moi bien».Le visage devient blême, crispé, rouge de colère. La main de la personne a du mal à maîtriser l'appareil téléphonique. Ce type d'interaction visible et violent, efface toute intimité du dire dans l'espace public.