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Les zigzags
inopinés déployés par les conducteurs de voitures et de motos dans l'espace
routier représentent le miroir de ce qu'il est possible d'observer
quotidiennement dans la société. Zigzaguer ou «naviguer» à contrecourant, selon
l'expression des jeunes, sont des pratiques quotidiennes, qui, loin d'être
neutres ou insignifiantes, sont incontournables pour comprendre finement les
méandres relationnels au cœur de la vie quotidienne.
Le mot «zigzag» indique les multiples transgressions et les détours de ce qui est prescrit dans les textes juridiques et administratifs. Cette première face visible de l'iceberg est faiblement adaptée à la réalité quotidienne. Celle-ci est profondément sous-analysée et malmenée par des greffes brutales opérées dans le tissu social diversifié. L'oubli ou la non-reconnaissance de la quotidienneté invisible, celle des contraintes et des perspectives des personnes, est bien la seconde face où se déploient des pratiques de contournement de l'ordre social. Celles-ci ont la possibilité de déjouer le droit et la morale. Dans cet envers du décor, les agents sociaux élaborent leurs propres logiques ou normes pratiques pour exister. Les zigzags épousent tous les domaines de la vie sociale. Ils font partie du quotidien. Ils s'imposent dans les différents actes sociaux. La bifurcation est «normalisée», allant de soi, pour tenter d'acquérir des biens ou de services. Il faut zigzaguer pour acheter un produit rare et de moindre prix dans un quartier donné ; être à la quête du bon plombier ; se replier sur ses proches parents, pour recourir à un médecin détenteur d'une réputation dans l'espace familial ; gommer avec opportunisme et légèreté la question du mérite, pour arracher un statut prestigieux dans la société. L'usage du mot «collègue» est récurrent dans les interactions quotidiennes. «Dis-lui que tu viens de la part du collègue X». La sacralisation du terme magique «collègue» doit permettre d'être dans les bons soins de «l'autre» devant aider à activer le service demandé. Les relations personnalisées et populistes s'incrustent profondément dans le fonctionnement des institutions. L'incertitude, la défiance, le désarroi («je ne sais à qui me plaindre») en raison de l'absence de médiations sociales crédibles, autonomes et reconnues, donnent sens aux multiples zigzags profondément enracinés dans la société. La société au quotidien agit puissamment et de façon invisible. Ce qui lui permet de renforcer ses propres réseaux constitués d'acteurs socialement «importants», ou désignés comme tels dans la société. Ils impulsent mille et un détours, astuces, ruses ou zigzags. Ceux-ci sont perçus comme des manières d'agir «efficaces». Ils contribuent à consolider la bureaucratie difforme et puissante, permettant à certains acteurs privilégiés de passer au travers par la médiation des zigzags. Les tactiques sinueuses (de Certeau, 1991) renforcent les inégalités sociales. Les zigzags ne relèvent pas tous le même degré d'efficacité. Ils sont socialement différenciés. Les zigzags imposants reposent sur une proximité sociale qui autorise des affinités relationnelles très prisées et rares. L'errance sociale et l'anonymat des personnes sans capital relationnel s'interdisent au contraire de déployer des détours décisifs pour arracher un service donné. Il s'agit donc de persister dans le zigzag, en recourant à d'autres interlocuteurs pour espérer résoudre le problème. Les services échangés intègrent le don et le contre don : donner, recevoir et rendre (Mauss, 1923) où le prestige, l'ostentation et l'honneur sont essentiels dans cette logique de dépendance, mettant en valeur la grandeur et la puissance du donneur. Celui qui reçoit est dans l'obligation de rendre ce qui lui a été donné pour rester digne à l'égard de la personne généreuse ; ne pas rendre, c'est toute la valeur de la personne qui est décrédibilisée. «Je l'ai pourtant aidé, mais il ne m'a rien fait. Il ne vaut rien». Dans ce cas précis, le zigzag perd de sa consistance sociale. Si les zigzags ont une telle profondeur dans la société, c'est bien parce qu'ils privilégient les logiques de réciprocité et d'interdépendance (don et contre don). Ils restent fidèles à la maxime populaire : «tiens et donne», «chad ou mad». Les zigzags sont de puissants substituts à toute légitimité légale. Ils renforcent un espace de jeu autonome qui déjoue les règles émises par une bureaucratie violente, fermée sur elle-même, sous l'impulsion d'injections administratives qui ont une faible prise sur le fonctionnement au quotidien de la société. |
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