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«
Meng tzeu alla voir Houei,
roi de Leang... Le roi lui dit : « Maître, vous
n'avez pas craint de faire un voyage de mille stades pour venir ici. Ne
m'enseignerez-vous pas un moyen d'augmenter les richesses et la puissance de
mon royaume ? »
Meng tzeu répondit : « Prince, pourquoi parler de richesses et de puissance ? Parlons de bienfaisance et de justice ; cela suffit. »[1] Une ancienne conception du pouvoir arrive à son terme. La puissance se fait impuissance, puissance des impuissances, car la guerre et ses ressources sur quoi elle repose ne sont plus adaptées au nouveau cours des choses. On ne traite pas les crises sociales et climatiques avec des guerres. La puissance Bertrand Badie a intitulé un de ses livres l'impuissance de la puissance[2]. Il faut entendre dans une telle affirmation l'impuissance d'une certaine conception du pouvoir. Non pas donc de la puissance en général, bien qu'elle ait pu se prendre pour telle, car il n'en existe pas d'humaine, mais une conception qui ne serait que particulière et de surcroit surannée, datée. Une puissance qui n'en aurait plus que le nom, mais qui jadis accompagna la construction des monarchies puis des États-nations européens, qui permit la coexistence de ces États-nations dans un certain équilibre des puissances étatiques ainsi que leur compétition dans la construction d'empires coloniaux et qui se termine dans la construction du système mondial interétatique avec la décolonisation. La décolonisation fait entrer les sociétés non occidentales dans le monde occidental et sa compétition, mais qui échouera à les comprendre. Ce cadre ne réussira pas à intégrer les sociétés postcoloniales selon ses normes, le modèle occidental ne s'universalisera pas et de nouveaux acteurs relativiseront la place des États. La puissance n'est plus dans cette capacité de conformer autrui à son image en le soumettant à son école, car l'école ne tiendra pas ses promesses. Ses bons élèves continueront d'appartenir à un second collège. Même quand on continue d'y accourir, ce n'est plus pour se soumettre à son évangile, c'est pour récupérer les armes de l'ennemi et déborder ses maîtres. Il faut renoncer à la puissance comme contrôle direct ; elle ne mène plus qu'à la confrontation. Imposer sa volonté passe toujours par la soumission de la volonté d'autrui, mais une soumission volontaire ou dans une congruence des volontés. La volonté de dominer doit subvertir une volonté de liberté. La capacité d'agir Le mythe de l'anthropocentrisme, au centre duquel ceux de l'occidentalo-centrisme et de son individu-roi, s'érode. Même si les humains y tiennent encore. Il faut obéir au cours des choses pour pouvoir l'infléchir, le moins subir et le moins en souffrir. Les non-humains (mécaniques et naturels) sont là en force et les humains doivent prêter plus d'attention aux conséquences de leurs comportements. Le pouvoir consiste désormais dans la capacité d'agir sur le cours des choses et le comportement d'autrui, dans la capacité de leur faire faire et de les empêcher de faire. La puissance est devenue capacité de nuisance, elle empêche de faire en détruisant et non plus en faisant faire. Car en faisant faire ceci on empêche de faire cela. En courant, on ne marche pas. On parle alors de dépendance au sentier (path dependancy), au chemin emprunté. En trompant, on empêche de faire, mais on ne fait pas faire, l'on fait faire pour défaire et accroitre le désordre du monde. La nouvelle conception du pouvoir demande une autre place de l'humain parmi les non-humains, une intercompréhension des humains, comme autres que soi, des non-humains non comme des esclaves (objets et moyens), mais des agents. Ce qui suppose non pas une dichotomie entre nature et société, nature et culture, mais leur interpénétration, non pas une nature et des cultures qui tout compte fait conduit à l'uniformisation de la culture, à l'hégémonie de la culture occidentale, mais des natures et des cultures. La nature n'existe pas en dehors de la culture et la culture n'existe pas en dehors de la nature. Ce qui suppose la reconnaissance d'une commune humanité aux multiples histoires et propensions ; ce qui nécessite la connaissance et le travail avec de multiples croyances et désirs, la connaissance et le travail avec de multiples milieux et situations, tout cela, afin de mieux cerner les différentes propensions à l'œuvre et distinguer celles dont il faut encourager le développement de celles dont il faut l'empêcher, pour, dans le cours des choses, en aider la convergence, en tirer le meilleur avantage et en prévenir les dommages. Une minorité persiste à vouloir dominer les humains et les non-humains et espère ne pas en assumer les conséquences. Elle bénéficie encore de la complicité d'une majorité des humains qui, elle aussi, refuse d'assumer les conséquences de son comportement. L'ancienne conception du pouvoir est devenue destructrice, elle oppose des États et produit désormais de la fragmentation mondiale et de la décomposition sociale. La puissance dans cette conception surannée du pouvoir s'est retournée en son contraire, elle est devenue impuissance. Après que sa fertilité ait connu son apogée avec la construction des États-nations et des empires coloniaux, son déclin a commencé avec la décolonisation, il se poursuit avec l'impossible universalisation du mode de vie occidental, avec la crise de la civilisation thermo-industrielle et la crise de la compétition mondiale. Le monde a appris de l'Occident ce qu'il pouvait en apprendre, a pris ce qu'il pouvait en prendre, même à son désavantage, tant que l'Occident pouvait donner. Son expérience faisant, il s'en détourne quand il n'en est pas écarté, pour se tourner davantage vers sa propre intelligence, s'il s'en trouve une. Il cherche encore. Bertrand Badie explique qu'il y a déclin, fin de la puissance parce que le monde est devenu interdépendant, le faible dépend du fort, mais le fort dépend aussi du faible[3]. La puissance se défait de par la pression du faible qui veut devenir plus fort et du fort qui ne veut pas devenir plus faible. La capacité d'agir n'est pas dans l'indépendance, mais dans l'interdépendance. Aucune nation, aucune coalition de nations, ne peut se suffire et s'isoler du monde. Les États-Unis, la Chine, l'Europe sont dans le monde dont elles ne peuvent se départir. La civilisation thermo-industrielle qui tire à sa fin va-t-elle se retourner en barbarie ? Israël en donne déjà l'exemple, comme jadis l'Allemagne. En réalité elle n'a jamais été dans l'indépendance, mais dans une indépendance relative, autrement dit, dans une interdépendance favorable aux puissances. Mais aujourd'hui que l'industrie qui charpente le monde, le défait plus qu'elle ne le fait, défait les nations plutôt qu'elle ne les fait, la puissance n'a plus la capacité d'agir qu'elle avait. Nous ne sommes plus principalement dans la compétition entre puissances, la guerre entre puissances militaires, mais dans une compétition entre des impuissances sociales (B. Badie). Les interdépendances sont moins agies que subies. Il faut probablement changer de mentalité, ne plus chercher à être le plus fort, mais le moins faible, ou plus exactement, le plus fort sera le moins faible. La capacité d'agir consistera à produire de la stabilité dans un monde instable. L'ancienne conception du pouvoir ne fait qu'accroitre son instabilité. C'est à celui qui perdra le plus qu'une telle conception engage. Capacité d'agir, compétitivité et combattivité Dans le monde actuel, la compétitivité est au cœur de l'organisation sociale et de la redistribution. La société moderne a érigé la compétition en alpha et oméga. Elle est contenue ou favorisée par le cours des choses qui ferme ou ouvre le jeu. Quand l'économie de marché n'est pas compétitive, la société a du mal à redistribuer. Ses riches ont du mal à recruter et à aider ses pauvres. Pour protéger son pouvoir d'achat, la société protège sa production, on parle alors de protectionnisme. Mais celui-ci n'est efficace que s'il tend à rétablir la compétitivité de son économie, s'il échoue, il condamne sa population à une réduction du pouvoir d'achat relativement aux sociétés compétitives. La société s'enfonce alors dans la crise : les propriétaires ont tendance à moins partager la valeur ajoutée de leurs entreprises, les travailleurs ont tendance à défendre leurs salaires et les pauvres, dont le nombre s'accroit, ne supportent plus leur situation. La société existe, contrairement au « there is not such thing as society » de Margaret Thatcher, car sa collection d'individus interdépendants, forme une économie, supporte un État qui défend sa sécurité et développe des services publics. Elle n'est pas un simple système d'interactions entre humains et non-humains, mais un système complexe où s'objectivent des appareils, des institutions et où se forment et s'appliquent des politiques. Il faudra concéder cependant que la société n'est pas extérieure au système d'interactions. La main invisible du marché n'est invisible que parce que les individus guidés par leurs intérêts particuliers n'ont plus besoin de guide qui serait censé faire l'intérêt de tous. Le marché et sa main invisible ont pris la place du monarque de droit divin. La main invisible ou la volonté générale de Rousseau et des révolutionnaires français ont pris la place du monarque de droit divin. Les marchands lui sont dévots parce qu'elle seule peut retirer au monarque le rôle de représentant de Dieu sur terre. Au marché, ils ont donc dressé un culte. Avec les marchands anglais, on passe de la monarchie de droit divin à la main invisible du marché. Et la main invisible qui s'avère performante « paye » mieux que le monarque. On y croit parce que l'expérience répond, elle « paye ». La capacité d'agir des marchands, la compétitivité du marché existe du fait de la compétitivité de son système d'interactions et de ses constructions. Il ne faut plus entendre par la combattivité que sous-entend la notion de compétitivité, une volonté de dominer, la combattivité des gladiateurs (B. Badie), mais une volonté d'interagir qui produise de l'égale supériorité, étende les échanges réciproques. La combattivité est une force et une énergie sociales. La vie internationale se fait plus complexe, émergent de nouvelles sociétés et de nouveaux acteurs, que le jeu des États ne peut plus comprendre du fait de la crise de la civilisation thermo-industrielle. Il faut remettre de la géographie dans l'histoire, de la nature dans la société. Nous appartenons tous à une commune humanité, mais nous appartenons à des histoires différentes et des milieux physiques, des biotopes différents. Le Sud doit faire de la place au Nord et le Nord au Sud. Il faudrait pouvoir se passer de la puissance et de ses guerres, mais on y tient encore. La dépendance au chemin Les dégâts vont être importants, car les sociétés habituées aux privilèges de la civilisation thermo-industrielle ne consentent pas au changement. Se réapproprier la production et sortir de cette civilisation ne sera pas chose aisée. Se réapproprier une production qui s'est séparée de la société, a séparé le travail et le capital, pour mieux s'approprier d'elle et l'abandonner ensuite, il y a là un destin difficilement retournable. Dans cette civilisation, l'industrie a formaté les sociétés en s'emparant de la production mondiale. Au stade actuel de la globalisation, elle se désunit des sociétés pour garder le contrôle de la production mondiale que lui disputent désormais de nouvelles puissances industrielles. Économie et société après leur union, amorce leur divorce. Avec la crise climatique et la croissance des inégalités au sein des anciennes sociétés industrielles, le divorce s'aggrave, la production de masse est doublement questionnée. Se réapproprier la production, autrement dit, remettre le capital dans le travail, un capital qui n'a cherché qu'à s'extirper du travail humain, risque de n'avoir lieu qu'après un effondrement de la production actuelle et de ses hiérarchies. L'humanité y court-elle les yeux fermés ou se décidera-t-elle à s'en protéger ? Pour ce qui nous concerne, la dépendance au chemin emprunté depuis l'indépendance est considérable, aucun coup de force ne nous permettra de le quitter, de passer d'une société de consommateurs à une nouvelle alliance de la société et de la production, du travail et du capital. L'expropriation coloniale des biens collectifs, puis la privatisation rampante puis ouverte des biens publics en faveur des rentiers ont séparé la société de la production et rendu sa réappropriation difficile. La société a perdu son instrument de transformation avec la corruption du parti unique. Nous avons mis fin au socialisme d'État, à ses files d'attente et ses spéculateurs, pour livrer « le » marché aux riches et aux spéculateurs, une hiérarchie de l'argent introuvable. Une hiérarchie incapable de s'approprier la production, parasite des flux d'importation et des marchés publics. Notre capacité d'agir dans le système d'interdépendances dans lequel nous sommes pris est significative de notre puissance. Le chemin que nous avons emprunté continue à nous déterminer. On ne peut que constater les faibles marges de manœuvre qu'il propose. Une hiérarchie à la hauteur de sa tâche a besoin d'autres hiérarchies performantes. Nous nous trouvons coincés entre des hiérarchies peu performantes. Il est l'heure de prendre conscience que les oppositions dichotomiques du social et du naturel, du civil et du militaire, du capital et du travail, du public et du privé ne peuvent plus durer qu'au prix de catastrophes sociales et naturelles. Tout cela doit être remis à plat et mêlé convenablement. Une intelligence et une énergie sociales doivent émerger d'une coopétition bien réglée, pour que des hiérarchies puissent se différencier et se compléter. En fait, elles se complètent toujours, mais pas toujours pour leur bonheur, se complétant dans leurs faiblesses et non leurs forces, s'antagonisant et échouant à produire ensemble une véritable intelligence sociale. On entend partout la même ritournelle, tout le monde est insatisfait, désespère de sa condition, tourne ses regards vers l'extérieur et ne pense qu'à s'enrichir. On ne pense plus à bien faire au plus près de soi, excepté un petit nombre. La société refuse de se regarder, elle a été comme ensorcelée, à sa naissance, par la modernité. La société a été séparée de son biotope et elle n'a pas eu le souci de se le réapproprier. Elle l'a livré aux catastrophes. Elle s'est déracinée et vis hors sol. Comme partout ailleurs dans la civilisation thermo-industrielle, mais à un étage supérieur. Elle ne peut s'appuyer sur ce qui devait faire son égale supériorité, ce qui devait la faire se tenir dignement dans le monde. Sur quelle terre ferme va-t-elle atterrir et avec quel chemin va-t-elle faire corps ? S'est-elle condamnée à la dispersion ? Elle ne pourra probablement pas y échapper, avant qu'elle ne puisse se retrouver. Il faut mettre fin à un cycle. Elle n'a pas su faire des interactions entre humains et non-humains un système performant, elle a rompu son rapport à la nature, son travail s'est vidé du savoir-faire et son existence a perdu son savoir-être. Le salariat et la bureaucratie, le marché et les riches ont comploté contre elle. Le salariat a pris la place de l'esprit d'indépendance, il a installé une société de rentiers ; le marché n'a pas produit de producteurs, mais des consommateurs et des spéculateurs. La société refuse de se regarder, elle crie haro sur les spéculateurs, mais ne veut pas voir que c'est elle, société de consommateurs, qui les entretient avec ses demandes. Avec la complaisance de l'État, la coalition des consommateurs et des importateurs l'a emporté sur celle des producteurs et des consommateurs. J'entends dire que notre société ne sait pas boycotter. Elle a plutôt l'habitude de s'attrouper derrière ce qui est rare. Question de tempérament ? On fait la joie des spéculateurs. La société ne défend pas ses marchés, ses producteurs, mais ses salaires et la consommation. Car ce n'est pas sa production qui lui donne son pouvoir d'achat. Sa production est restée une consommation de production étrangère, pas de cercle vertueux de la consommation et de la production dans notre société. On peut convenir, avec Platon et la société grecque antique par exemple, que le modèle de la société émergente peut être celui d'une société guerrière, mais seulement si ce modèle ne réduit pas la société à une société militaire. Seulement si l'organisation et la discipline militaire introduisent à l'organisation et à la discipline sociale. Car on peut convenir avec les sciences de l'organisation aujourd'hui que l'organisation précède l'entreprise et le marché[4]. Mais seulement donc si ce modèle se transforme avec le développement du système d'interactions entre humains et non-humains. Seulement si l'organisation se complexifie, si la guerre sait faire place à la paix, si la sécurité sait faire place à la coopétition, si l'insécurité ne transforme pas le militaire en ennemi du civil, mais les remet l'un dans l'autre. La combattivité n'est pas l'attribut de la société guerrière, on accepte de mourir pour quoi ? Pour prouver que l'on n'a pas peur de la mort ? Elle est d'abord l'attribut de la société, dont le guerrier n'est que la pointe acérée. La combattivité, c'est une énergie qui se nourrit des accomplissements de l'intelligence sociale. La professionnalisation du combat de libération n'a pas pris soin de son énergie et de son intelligence, la corruption du parti unique a désarmé la société. Le combat de libération a comme pris fin, la société a été livrée à l'autoritarisme, puis à la consommation. L'intelligence et l'énergie ont déserté la machine sociale. *Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia. Notes [1] Les Quatre Livres. Meng Tzeu. Livre 1, ch. 1. Trad. de S. Couvreur. 1895. https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Quatre_livres/Meng_Tzeu/L01 [2] Fayard 2004. [3] Le non-alignement au 21e siècle (2023) https://www.youtube.com/watch?v=ew6DOZiOTho [4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Masahiko_Aoki |
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