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La France au bord d'une rupture majeure

par Abdelhak Benelhadj

Le paysage politique français devient, de plus en plus, illisible. Les observateurs français et étrangers se préoccupent et se demandent ce qu'il en sera de la gouvernance de la France dans les semaines et les mois à venir. La situation est d'autant plus préoccupante qu'à très court terme, la France doit organiser un événement planétaire, les Jeux Olympiques, qui mobilisent des moyens considérables et, à long terme, répondre aux injonctions des institutions financières européennes qui s'inquiètent de ses déséquilibres financiers, de ses déficits et de son endettement.

L'OAT français se rapproche des taux des pays méditerranéens et, peu à peu, un basculement (craint et annoncé depuis longtemps) produit une faille redoutable (et redoutée) entre l'Europe méridionale et l'Europe septentrionale,1 avec un spread franco-allemand qui, irrésistiblement, tend à se rompre.

Pour tenter de mieux comprendre ces différentes questions, le mieux serait de récapituler les derniers événements et de formuler des hypothèses à même d'envisager quelques sorties de crise.

E. Macron a manifestement raté la dissolution de l'Assemblée Nationale. Son objectif était de ruiner les projets du RN et de la gauche et de rassembler au Centre les bouts de partis qui lui ont permis d'accéder au pouvoir et de s'y maintenir (en 2017 et en 2022). Même minoritaire à l'Assemblée, il a réussi à faire passer des lois que la majorité des Français ont contestées, moyennant des transactions de couloirs et l'exploitation habile des avantages que lui confère la Constitution.

Deux surprises lui ont été cependant réservées.

- L'échec des partis qui le soutiennent. Non seulement le fiasco des élections européennes n'a pas été corrigé, mais il a été aggravé, aussi bien au premier qu'au second tour des législatives.

- Contre toute attente, la gauche (LFI, PS, Verts, PC) arrive en tête du second tour, reléguant le RN au 3ème rang, alors que tous les instituts de sondage donnaient la majorité au Palais Bourbon au parti de Le Pen.

Si des transactions (discrètes) sont possibles avec le RN qui n'a ni programme, ni principes intangibles, ce n'est pas le cas des «intégristes» de LFI, fidèles à leurs engagements : «le programme, tout le programme, rien que le programme». Mais le résultat n'est pas complètement négatif pour l'Elysée. L'Assemblée n'a pas de majorité. Il n'y a que des oppositions. Les Français ne savent pas toujours ce qu'ils veulent, mais ils savent ce qu'ils ne veulent pas résumer en trois slogans : «Tout sauf Macron», «Tout sauf le RN», «Tout sauf Mélenchon».

La courte majorité dont se prévaut le Nouveau Front Populaire est très relative avec une opposition universelle contre lui. De plus, le NFP ne parvient même pas à passer du programme au choix des hommes pour l'administrer.

Un terrain idéal pour un professionnel de l'entourloupe. A ce jeu, E. Macron se régale. Au loin, le RN compte les coups et attend son heure.

Des tractations discrètes à l'étalage public des différends.

Les tractations entre les partis composant le NFP traînent en longueur depuis dimanche 07 juillet. Sans doute parce que les accords conclus entre les quatre membres du NFP ne sont pas vraiment allés du programme à son gouvernement concret et n'ont donc pas imaginé et préparé le coup suivant. La surprise du succès était totale. Cela montrait que s'il avait été miraculeusement, rapide de confectionner un programme de législature (à partir des restes de ce qui restait de la NUPES), il était encore plus difficile de s'entendre pour proposer un Premier ministre, son gouvernement et une planification de son travail.

Ces négociations interminables donnaient à E. Macron le temps et le prétexte pour remettre de l'ordre dans sa majorité minoritaire, le temps de se recomposer (avec de sanglants règlements de compte qui laisseront sûrement des traces). Pour le NFP le danger venait de toutes parts. De tous les Centres et de toutes les Droites résolues à l'empêcher de choisir un Premier ministre, de former un gouvernement et de piloter le pays. La confection d'un gouvernement pose des problèmes ardus. Qui ? A quels postes ? Pour quoi faire ? Comment coordonner les actions des uns et des autres ? Comment hiérarchiser les décisions ? Comment administrer les conflits de prérogatives et de territoires ?...

Des tentatives d'utiliser des socialistes ou des écologistes comme Chevaux de Troie, pour le faire trébucher, avec la collaboration active de tous les anciens «éléphants», longtemps dans la naphtaline (E. Valls, B. Cazeneuve, J. Dray, les deux Vallaud, J.-M. Ayrault, H. Védrine...), qui sont sortis du bois avec à leur tête le roublard inoxydable F. Hollande. Certes, la durée de vie d'un gouvernement NFP est indéterminée avec au-dessus de sa tête un Président omnipotent, imprévisible et nocif.

D'où vient le blocage ?

Les socialistes proposaient, avec conviction et entêtement, leur Secrétaire général Olivier Faure, à Matignon. Ce dernier, LFI-compatible (ce qui lui a régulièrement été reproché), ne manque pas de qualités de médiateur aussi bien au sein du NFP qu'entre celui-ci et d'autres partenaires potentiels. Il était davantage obsédé par «Le tout sauf LFI» que sa propre promotion.

Le problème vient de ce que LFI a beaucoup concédé au PS et aux Verts. Le nombre de leurs élus doit beaucoup à l'espace que celle-ci a offert à ceux-là.

Le PS, dont le nombre de députés est proche de celui de LFI, se prévaut ainsi de performances nettement et abusivement surestimés.

Ce fut précédemment le cas aux élections européennes : le score du parti défendu par R. Glucksmann a été plus faible que les sondages l'avaient prévu. Il a fini bien loin de celui des macronistes qu'il ambitionnait de dépasser.

De plus, le calcul de ses performances a été sciemment biaisé. Le PS (et ses nombreux soutiens hors NFP) se félicite d'un résultat, en trompe-l'œil. Depuis 2017, il n'a remonté aucune pente. Les Français sont souvent amnésiques, mais il n'a rien regagné. Le PS est dans l'état où l'a laissé le quinquennat de F. Hollande. L'arithmétique est impitoyable :

Le Monde, mardi 11 juin 2024

Récapitulons :

Total gauche :

2019 = 28.47

2024 = 31.60

Bilan en 2024/2019 :

LFI = +3.59

PS = +7.61

Verts = -7.98

PC = -0.09

LFI a gagné 3.59 points.

Le parti de R. Glucksmann n'a gagné des points qu'en siphonnant la part des EELV (passés de 13.48 à 5.5%). Le PS, bénéficiant tantôt de son association avec «Place Publique», tantôt de la générosité de LFI, fait miroiter une influence qu'il a irrémédiablement perdue. Le PC, lui, est toujours dans le coma. Même s'il a du mal à le réaliser, «Le mort est mort».

Le cas Huguette Bello

L'atout H. Bello est un authentique coup de maître politique de LFI. Il fait, à l'exclusion du PS, l'unanimité entre les trois autres partenaires : les écologistes, les communistes et LFI. Mélenchon et ses amis offrent, en outre, au PC, le plus «petit» des trois, un motif de se mettre en valeur, alors que l'on sait que H. Bello est plus proche de LFI que du PC, en particulier dans l'approche des relations entre la France et ses territoires d'Outre-Mer...

Le PS se retrouve alors pris de court, coincé, politiquement cornérisé.

Mais cela ne dure pas longtemps.

Dans la soirée du 13 juillet, le PS rejette la candidature de Huguette Bello. Qu'est-ce qui lui a donc été reproché ? Le jour même, les commentateurs (de LCI après 22h00) expliquent les raisons qui ont justifié son éviction par le PS :

1.- Elle n'a pas condamné explicitement le «07 octobre»

2.- Elle s'est abstenue sur le mariage pour tous 3.- Elle n'a pas voté la loi du 15 mars 2004 sur la laïcité, «interdisant les signes religieux ostentatoires» Aussitôt, sans discuter, H. Bello retire sa candidature.

Pour en sortir, les socialistes abandonnent alors la candidature de O. Faure, jusque-là intraitables, et lancent celle d'une économiste militante de l'écologie, Laurence Toubiana (née dans un territoire imaginaire, «Algérie française» comme le précise Wikipedia).

Hélas ! LFI a découvert sa signature au bas d'une tribune publiée dans le quotidien ‘Le Monde' du 11 juillet appelant à une coalition avec les macronistes.

C'est un casus belli dénoncé par les Insoumis qui tiennent cette proposition pour une dérive remettant en cause les engagements du NFP devant les électeurs, sous prétexte de pragmatisme pour bricoler une majorité sans laquelle il serait impossible de gouverner.

«Si nous avons un désaccord avec ce nom, ce n'est pas pour des raisons personnelles mais précisément pour des raisons politiques». Comme moteur de ce choix, Manuel Bompard met en avant la tribune, publiée dans Le Monde le 11 juillet – signée par Mme Tubiana –, appelant à «constituer une coalition avec le macronisme». «Nous avons été élus pour appliquer le programme du Nouveau Front populaire, pas celui d'Emmanuel Macron», conclut-il sur son compte X. (Le Monde, mardi 16 juillet 2024).

Les vrais enjeux

En vérité, le principal problème en cette affaire, ce ne sont pas les personnalités devant incarner le mouvement à Matignon et conduire un éventuel gouvernement.

LFI sait que la durée de vie d'un gouvernement NFP sera sûrement très brève. Mais il aura deux avantages principaux, peut-être davantage.

1.- Aux leviers de commande, fut-ce pour quelques jours ou quelques semaines, ce gouvernement aura l'occasion, par décret, de réaliser une partie de son programme.

La rupture dès les 15 premiers jours : «Une seule priorité pour le gouvernement du Nouveau Front Populaire, dès son installation : répondre aux urgences qui abîment la vie et la confiance du peuple français. Nous en finirons avec la brutalisation et la maltraitance des années Macron. Nous adopterons immédiatement 20 actes de rupture pour répondre à l'urgence sociale, au défi climatique, à la réparation des services publics, à un chemin d'apaisement en France et dans le monde. Pour que la vie change dès l'été 2024.»

A savoir : abroger la réforme des retraites, celle de l'assurance-chômage, bloquer les prix des biens de première nécessité dans l'alimentation, l'énergie et les carburants, porter le SMIC à 1.600 € net, enterrer définitivement la loi sur l'immigration...

Pour rétablir ces lois, cela demandera beaucoup de travail parlementaire et contourner les nombreux obstacles qui seront dressés devant lui.

C'est pour cela, que ses adversaires (de tout bord) feront tout pour que cette coalition ne gagne pas Matignon. 2.- Pour toutes les autres lois, le NFP mettra les députés, à quelques bords qu'ils appartiennent, devant leurs responsabilités, c'est-à-dire devant l'opinion publique. Et si ce gouvernement devait tomber, alors chacun de ceux qui l'auraient décidé verra son nom porté à la connaissance des électeurs et rendu public.

Les prochaines élections arriveront bien plus tôt que ne le souhaitent ou ne le craignent les élus (éphémères) du peuple souverain.

Récapitulation

Le président Macron a perdu son pari. Il est encore plus minoritaire à l'Assemblée qu'avant la dissolution qu'il a été -à bien y réfléchir- inévitablement obligé d'ordonner. Mais il dispose toujours d'un gouvernement démissionnaire, provisoire qui dure et qui ne peut être renversé par une motion de censure : pas tout à fait dehors, pas tout à fait dedans. Avec une confusion entre le législatif et l'exécutif incompatible avec la Constitution d'un pays démocratique... Mais tout n'est pas perdu pour lui, ni d'ailleurs pour le RN.

La gauche, le Centre, les LR : tous menacent de voler en éclats.

L'ex-Premier ministre, toujours là, et son ancien ministre de l'Intérieur sont à couteaux tirés. La «trahison» du président des LR hébergé par le RN est sans doute en train d'achever un parti qui a perdu son passé, son présent et aura bien du mal à se forger un avenir.2

Dans l'«Union est un combat», le NFP passe, peu à peu, de «l'Union» au «combat» et on ignore ce qu'il sera de son sort.

L'enjeu de toute cette affaire c'est la garantie pour LFI que le programme proposé aux Français soit respecté et, pour le PS, toujours en quête d'alliance et de survie, qu'une majorité soit trouvée avec d'autres membres de l'Assemblée : un «pragmatisme», une «raison politique» pour gouverner. Les premiers ne veulent pas que le programme de gouvernement, validé par le vote, soit édulcoré et ne deviennent l'objet de tractations, sans d'ailleurs qu'aucune garantie qu'une majorité soit trouvée pour gouverner. Par ailleurs, il n'est pas question d'un vote au sein du NFP, mais d'une délibération par consensus entre ses membres.

Le RN est déjà au pouvoir.

L'arrivée en tête du NFP et en troisième position du RN laisserait croire en une remise en cause d'un paysage politique profondément et irréversiblement transformé. Ce serait ne pas voir que le RN est installé, au cœur de la société française, participant à un mouvement qui dépasse le cadre national français. Le RN est la seule force politique unifiée autour d'une colonne vertébrale stable et pilotée par un centre unique.

Comme naguère B. Maigret, avec le père, le parti de E. Zemmour a payé cher pour le savoir avec la fille et la nièce. Il est devenu le premier parti de France au moment où toutes les autres forces implosent, incapables de s'organiser autour d'un programme et d'une équipe pour le mettre en œuvre. C'est pourquoi il est condamné publiquement et courtisé dans les coulisses. La présidente de l'Assemblée Nationale, en fin de mandat a beaucoup négocié avec le RN pendant son mandat.

Le RN réalise le grand chlem dans le Gard, consolide ses positions sur le territoire et attend son heure. Jordan Bardella prend la tête des Patriotes pour l'Europe au Parlement de Strasbourg allié dans l'hémicycle européen au Fidesz de Viktor Orban et au FPÖ autrichien.

Le RN a plus que doubler ses financements publics en deux ans, entre 2022 et 2024. Les aides versées par an au RN étaient de 5.18 millions d'euros entre 2017 et 2022, 10.16 millions entre 2022 et 2024 et estimés entre 23.9 millions en 2024 et 25.7 millions d'euros à partir de 2024. (Le Figaro, mardi 02 juillet 2024).

Infiltré dans les rouages de l'administration locale et nationale, au sein des services publics, des forces de sécurité, de l'armée, des finances, de l'enseignement... le RN a tissé des réseaux influents, s'est concilié le soutien de très grandes entreprises, surtout de services (commerces, communication, transports...), s'est entouré de conseillers avisés et influents. La gauche reste majoritaire au centre des grandes villes et des banlieues peuplées de populations pauvres, en grande part d'origine étrangère (maghrébine et africaine pour l'essentiel). Là où LFI réalise ses meilleurs scores.

Le RN domine dans les campagnes «rurbanisées» (au sens d'urbanisation de l'espace rural3), les petites villes, les banlieues cossues pavillonnaires où s'installent des «classes moyennes» qui fuient les banlieues pauvres craignant l'insécurité et les centres villes gentrifiés hors de portée de leur pouvoir d'achat.

Dans les villes de plus de 100.000 hab. le RN est minoritaire (28%) mais occupe la première place (41%) dans les agglomérations de moins de 20.000 hab. et dans les communes rurales (39%) (IFP, LCI, J. 13 juin 2024)

Le PC a presque tout perdu de sa base électorale : les jeunes, les ouvriers, les élites universitaires instruites. Il a perdu son avenir politique et on observe, à chaque consultation électorale, ce qu'il en est de son présent. Plus grave, il a quasiment perdu son passé que les historiens anti-communistes primaires réécrivent sans lui.

Le vote RN est premier chez les artisans-commerçants (39%), chez les employés (45%), les ouvriers (49%) et les retraités (27%). Il est deuxième derrière le PS chez les cadres (18%). (Idem).

La désindustrialisation, la privatisation et la tertiarisation de la société a fait perdre aux PC les travailleurs des grandes entreprises publiques et ses relais syndicaux. Les jeunes, les ouvriers, les femmes, les Français d'origine étrangère... l'ont peu à peu abandonné.

Aujourd'hui, il tente de survivre... comme il peut et quelques fois «quoi qu'il en coûte». La perte de son siège de député, face à un candidat du RN, inclinera-t-elle le secrétaire général à quelque introspection salutaire ?

Depuis les années soixante, une multitude de philosophes, historiens, journalistes, politologues, experts en tous genres se sont acharnés à saper, chez les jeunes générations, le souvenir des événements du dernier siècle.

Les R. Aaron, F. Furet, H. Carrère D'Encausse, R. Rémond... et toute une cohorte de «Nouveaux philosophes», poitrine offerte au vent et aux caméras. Profitant de la Guerre Froide, ces révisionnistes patentés ont exploité habilement le levier antisoviétique pour ruiner l'image du «parti des fusillés»4. Travail constant et besogneux qui paie aujourd'hui. Résultat dont on ne peut disculper les principaux responsables de ce parti. On entend même dans la bouche d'un administrateur zélé de la messe de la soirée d'une chaîne d'information continue, par ailleurs régulièrement fossoyeur de J.-P. Sartre, ce jugement que personne n'a jugé pertinent de relever : «Aragon est une ordure au sens propre» (LCI, 20 janvier 2023, 23h32).

«Qui possède le présent possède le passé...» susurre l'aphorisme orwellien.

La remise en cause est plus fondamentale. L'enseignement même de l'histoire disparaît des manuels scolaires et des cursus de plus en plus professionnalisés. Le retour sur le passé est quelques fois périlleux pour la stabilité sociale et trouble les consciences fragiles. Aux Etats-Unis, c'est Hollywood qui écrit et enseigne l'histoire. Pourquoi la confier aux historiens ?

Le «comment» l'emporte sur le «pourquoi», le protocole prime le sens. Le «pratique», l'«efficace», le «rentable»... se substituent aux «spéculations intellectuelles et théoriques stériles» qui coûtent et ne rapportent rien.

«La gauche est retombée dans la poubelle de la Nupes» «On voit bien les échanges qu'il y a eu récemment : l'extrême droite a pris à la gauche la laïcité, et l'extrême gauche a pris à la droite l'antisémitisme. C'est inouï» (Philippe Val, Le Figaro, 15-16 juin 2024)

Ainsi parlent les «intellectuels» qui ont aujourd'hui pignon sur rue qui ont remplacé les P. Bourdieu, les M. Foucault, les G. Dumézil, les M. Serres, les C. Lévi-Strauss, les R. Girard... Des intellectuels de gauche, il reste quelques R. Debray, des centenaires comme E. Morin... ou des interdits d'espace public comme Alain Badiou.

Mme Le Pen n'a pas tort lorsqu'elle déclare aux lendemains du second tour des Législatives (mercredi 10 juillet), que «ce n'est que partie remise». Pour le RN, «c'est une victoire différée». Elle reprend à son compte, sans le savoir, sûrement sans le vouloir, le mot d'esprit des hommes du sud de l'univers : «vous avez les montres, nous avons le temps.»

De la démocratie en régime capitaliste

Les Français observent médusés et perplexes. Deux jours après son échec en finale de l'Euro contre l'Espagne (dimanche16 juillet), Gareth Southgate a annoncé deux jours plus tard qu'il quittait son poste de sélectionneur de l'Angleterre, qu'il occupait depuis 2016.

Après trois échecs électoraux majeurs qu'il a lui-même librement ordonné, E. Macron, G. Attal, B. Le Maire, Yaël Braun-Pivet... continuent à vaquer à leurs occupations (ou veulent les conserver), comme si de rien n'était.

Etrange démocratie.

**E. Macron et l'ensemble des groupes d'intérêt (politiques, économiques, financiers...) qu'il représente, font la démonstration que la démocratie n'est acceptable et acceptée que si elle est conforme à leurs intérêts et préserve leurs biens. Les bourgeois ne consentent au fond à la démocratie que si ce sont eux qui l'administrent. Ce sont les gouvernants qui font la démocratie, pas les règles qui permettent l'accès aux leviers de commande.

Les enjeux fondamentaux sont clairs : il est hors de question de partager équitablement les richesses produites. Et la meilleure façon pour eux de s'en assurer est de prendre possession des instruments qui appartiennent à tous : l'Etat et ses institutions.

A ces questions, une littérature politique et philosophique considérable a été consacrée depuis des siècles et même depuis la Grèce de Périclès.

En Europe, le capital a besoin d'hommes de paille pour assurer le respect de ses intérêts.

En Amérique, point d'hypocrisie. Les milliardaires sont directement aux affaires. «La démocratie en Amérique» est hors de portée du petit peuple. Les campagnes électorales, entreprises au nom de Dieu, exigent des sommes considérables qui excluent les petites gens et toute opposition indigente. La solvabilité politique doit être adossée à une solide solvabilité pécuniaire. Aucune parole politique ne peut en faire l'économie. En France, le budget public des partis en compétition électorale est très strictement surveillé et vérifié. Cette inégalité est totalement ignorée et nullement dénoncée alors qu'elle brise une symétrie qui rend caducs les fondements démocratiques des pays qui lui laissent libre cours.

Dissipons une confusion régulièrement et sciemment entretenue. Entre Etat et gouvernement.

Généralement, ce n'est pas l'Etat qui fait problème. L'Etat est une propriété collective. Il appartient à tous. C'est le gouvernement qui est conforté ou remis en cause dans les urnes en ce qu'il ne s'est pas acquitté de ses obligations à l'égard de ceux qui l'ont porté au pouvoir.

S'attaquer à l'Etat, c'est comme le feraient les passagers d'un bateau qui s'appliqueraient à le faire couler parce qu'il serait mal dirigé.

En démocratie (et en théorie), les conflits sont reconnus comme tels et administrés paisiblement dans des enceintes où se confrontent librement les oppositions, selon des règles collectivement convenues. C'est ainsi, habitée et encadrée par l'«Esprit des lois», que la violence est pacifiée. Lorsque les institutions de la République ne sont plus capables de jouer ce rôle, le principal acteur, les descendants des Sans-culottes prennent le relais et leur destin en main.

En prélude à des mouvements que personne ne peut anticiper, une mobilisation, initialement prévue pour «exiger qu'Emmanuel Macron respecte les résultats de l'élection», s'est muée en appel au Parti socialiste, accusé de bloquer les négociations pour proposer un Premier ministre. Plusieurs centaines de manifestants s'étaient rassemblées, dimanche 14 juillet à Paris, pour réclamer «un gouvernement du Nouveau front populaire» et pour dénoncer le «coup de force présidentiel» et le choix du Parti socialiste, qui n'a pas validé la candidature d'Huguette Bello (AFP, L. 15/07/2024). Ces manifestations préfigureraient-elles d'autres initiatives plus moins annoncées par des membres du NFP.

Plus que la justice, l'équité

La crise politique en cours en France n'est pas tombée du ciel. Cela appelle à deux observations combinées :

1.- Plus de quarante ans de perte de substance économique globale, de déficits, budgétaires et commerciaux, d'endettement, de décroissance, de chute de l'investissement, de la productivité, de dégradation de la qualité des logements, de l'éducation, de la santé, des retraites... La crise économique masquée par l'euro et les statistiques, les réformes structurelles et constitutionnelles, les bricolages partisans... devait, tôt ou tard, déboucher sur une crise politique.

2- Sous toutes les latitudes, l'administration de ces problèmes est souvent similaire. Plus que les richesses produites, les contraintes économiques peuvent être gérées dans une nation à au moins une condition cardinale : que ces contraintes soient équitablement réparties. Que du malheur (mais aussi du bonheur) chacun prenne sa part.

Il n'est pas acceptable que la majorité des citoyens soit exposée au mauvais temps alors qu'une minorité de rentiers accumule des richesses, que les inégalités se creuses, que le nombre de milliardaires s'accroisse5 et que, a fortiori, ceux qui en porte la responsabilité soient épargnés par les conséquences de leurs décisions.

Est-il équitable que des salariés soient licenciés parce qu'un patron a pris les mauvaises décisions et que ses revenus et son patrimoine non seulement soient préservés mais augmentés ?

Sans fiscalité, il n'y a pas d'Etat possible. Sans fiscalité équitable (progressive), il n'y a pas de société politique concevable et pacifiée.

Notes :

1. Avec cette diffé rence que la France connaît un dé ficit courant structurellement dé ficitaire qui se creuse. C'est le seul pays, parmi les quatre principales é conomies de la zone euro (Allemagne, Italie, Espagne), à conserver un dé ficit courant en 2023. La zone euro dans son ensemble est é galement en excé dent. (AFP, mardi 16 juillet)

2. Souvent, les dé faites pousse nt les acteurs politiques à imiter les reptiles. Ils soldent leur passé en changeant de livré e. LR n'existe plus. Dé sormais, les anciens UNR (1958), UDR (1967), RPR (1976), UMP (2002), LR (2015), s'appelleront «la Droite Ré publicaine». Sans revenir aux p ropos du comte de Lampedusa, la question est bien une question survie : «changer tout en restant le mê me». Ce n'est pas pour rien que le parti du Pré sident (toujours proche des Bernardins) a choisi de s'appeler «Renaissance».

3. Et non de ruralisation d e l'espace urbain, par l'exode rural qu'a connu l'Europe en voie d'industrialisation au XIX ème siècle et que subit le Tiers-monde depuis des dé cennies, avec des campagnes incapables de nourrir ses ruraux et des villes submergé es qui é touffent, cernées par l'«habitat spontané».

4. «Parti des 75000 fusillé s». Formule de Maurice Thorez prononcé e à Moscou où il est ré fugié depuis le 8 novembre 1939, peu avant son retour à Paris le 26 novembre 1944.

( http://www.gaullisme.f r )

5. Le nouveau rapport annuel de la banque UBS ré vè le que l'Hexagone comptait, en 2023, 47.000 millionnaires de plus que l'anné e précédente. (AFP, mercredi 10 juillet 2024). C e tte situation n'est pas propre à la France. A l'autre bout du corps social, se lon une enquê te de l'INSEE publié e le 14 novembre 2023, la France comptait en 2021 9,1 millions de pauvres, soit 552 000 de plus qu'en 2020 et 196 000 de plus qu'en 2019.

(https://www.senat.fr, J. 07 dé cembre 2023).