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Le schnock

par El Yazid Dib

Les annales de l'histoire citadine racontent le complexe de cet homme âgé qui refuse la quantité des ans qui le charge. Il se dit encore jeune et se force à s'en convaincre malgré la déliquescence apparente qui accable son corps, la faiblesse qui désarticule ses membres, la somnolence qui le tient otage de son canapé domestique. S'il accomplit à temps sa prière du Maghreb, il roupille bien avant celle du Icha, croyant l'avoir mené. Ses pas sont lourds quand lui-même est très lourd à toute action qu'il tente d'entreprendre. Schnock est une archive humaine qui circule dont personne à le voir n'en doute un instant. Même l'humour ne lui convient plus.

Aucune blague n'arrive à faire sortir de son être le moindre rire. Il ne réagit plus au quart de tour, il oublie les noms, les dates, mélange les personnes mais persiste à argumenter ces inepties comme n'étant qu'une opinion personnelle de ceux qui le lui font remarquer.

L'homme, aux yeux des autres n'est que la silhouette abîmée de ce jeune homme qu'il fût et qu'il regrette, sans le dire, en s'exténuant à s'essayer de le paraître encore.

Ce n'est pas un jean froissé et érodé ou une chemisette à carreaux mal repassée, signes juvéniles, qui va le faire renaître dans le noyau de sa pleine jouvence. Devant le ravage du temps, aucune oraison et nul habit ne puissent effacer les stigmates et les affronts de toute chronologie. Quand on a un visage tiède sans sourire, des lèvres moins fermes et qui pendent d'une bouche salivante donnant un air hébété, un regard vide et absent tel un bébé, une peau parsemée de cellules mortes, une tête qui ne tourne plus rond, l'on ne doit, pour son salut intérieur qu'accepter le cours de la vie. Inutile mon vieux de lutter contre une chose qui a bouffé tes jours. On ne conteste pas son propre calendrier, on ne discute pas les chiffres de son bilan. Le pauvre, dit-on, est devenu un mobilier urbain lorsqu'il ne constitue pas un mobilier de cuisine, tant son existence se passe à moitié-matinée dans les artères de la ville, à moitié-soirée au seuil de sa demeure. Pour sa famille, il ne doit être qu'un coursier, qu'un petit tâcheron, un factotum. Rien n'arrive à le faire sortir de sa torpeur. Il s'oublie quand son mucus nasal lui colle les mains et ses paupières s'humectent sans pleurs que l'on dirait un gaga que la vie avait volontairement abandonné. Et il refuse de l'admettre. Le grand malheur de cet ami, «schnock» c'est de s'illusionner qu'il est encore jeune et son état de « vieux vioque» n'est que dans l'illusion des autres.