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![]() ![]() ![]() Un leadership, une administration efficace et une société disciplinée
par Arezki Derguini ![]() Pour changer la
société, il faut la connaître. Pour la connaître, il faut en avoir été. Pour la
changer, il faut aussi « comme » en avoir fait le tour et « comme » en être
sorti ; pour ce faire, il faut se décentrer, car on ne peut pas s'extraire de
sa société. L'étranger qui peut y entrer et en sortir, ne fait que « comme » y
entrer, il ne peut que simuler la société ; n'étant pas tenu, il ne peut
entraîner. En fait, il y entre avec sa société. Il ne peut voir la société dans
laquelle il entre qu'avec les yeux de sa société.
Le sociologue Pierre Bourdieu est sorti de la France, est venu au village kabyle colonisé, pour mieux voir la France en s'écartant d'elle. Son admirable sociologie de l'Algérie, comme dans l'attitude durkheimienne, dit ce qu'est la France et ce qu'elle n'est pas, il y instruit le faux semblant de la logique de l'honneur. Pour changer sa société, il faut connaître le monde qui l'entraîne. La société ne peut aller ni à contre-courant, ni dans toutes les directions. Même sans lois, l'histoire a un cours dans lequel la société est prise elle et le reste du monde. Ainsi, la globalisation avec la rivalité sino-occidentale se régionalise. La Chine pousse l'Occident à la « provincialisation »[1], elle pousse le reste du monde à se désoccidentaliser, à se réinventer et l'Occident à se restructurer. Pour changer sa société, il faut être en mesure de l'entraîner. La société ne se présente pas comme une donnée, ses dispositions ne sont pas naturelles, elles se révèlent dans des situations. On ne peut pas la prendre de l'extérieur, sauf à la fixer dans un état donné (Bourdieu et les dispositions du déraciné sous la colonisation). Il faut la prendre dans sa mouvance, dans ses dispositions et milieux en action. La construction par le bas de la société a besoin d'un leadership, d'une administration rigoureuse et compétente et d'une discipline sociale. Elle a besoin de croyances, de désirs et de réalisations clairs. Quand la « construction par le bas » est presque parfaite, elle apparaît comme une construction par le haut réussi. Le leadership, la bureaucratie et la société fonctionnent bien, construction par le bas et construction par le haut ne s'opposent plus. Pierre Bourdieu désespérait de la société postcoloniale : les caractéristiques d'une société en tension et en progrès étaient absentes. Les trois conditions de la réussite selon Lee Kuan Yew La société est un système homéostatique, si elle ne fait pas système, elle se fragmente. La société algérienne a fait système autour de la société militaire et des ressources naturelles. Certains ont cru que la société militaire pouvait faire faire système à la société, comme les classes et hiérarchies guerrières qui ont conduit les sociétés européennes à faire système féodal puis monarchique. Les classes guerrières européennes étaient propriétaires des ressources naturelles, la société militaire postcoloniale n'est pas, ne sera pas propriétaire des ressources naturelles, elle ne convertira pas la propriété commune, ici publique, en propriété privée. Il n'y a pas eu de monarchie de droit divin, il n'y aura pas de monarque qui puisse transformer le bien commun en propriété privée exclusive, il n'y aura pas d'individu-roi. Pour accroître leur puissance, les classes guerrières européennes ont fini par partager la propriété et le pouvoir. Le capital immobilier a partagé le pouvoir avec le capital mobilier qui a étendu son pouvoir, sa domination sur les ressources mondiales. La puissance militaire est devenue en sa partie objective puissance industrielle. La société militaire algérienne dont la route vers l'appropriation directe des ressources naturelles était barrée n'a pas pu non plus se les approprier de manière indirecte en convertissant son capital en capital politique, puis en capital culturel et économique. La société militaire et la société sans divisions de classes ne permettaient pas à l'indépendance une appropriation des ressources naturelles de manière directe. La société dominante s'appropriera les biens publics de manière indirecte, mais pas de manière productive. Elle n'a pas converti son capital politico-militaire en capital politique puis en capital économique. La société militaire s'est défaite du politique et de son parti unique se privant de la possibilité de construire un parti et une administration exemplaires et une société disciplinée. Elle s'est engagée dans une conversion de son capital en capital financier. Quelle réussite, quelle conquête, la société militaire pouvait-elle proposer à la société ? Quels exemples lui a-t-elle donnée ? Ni la leçon d'Ibn Khaldoun ni celle de Singapour ou de la Malaisie hier, ni celle de la Chine, du Vietnam et des Emirats arabes aujourd'hui n'a été apprise. La société militaire ne pourra pas discipliner l'énergie sociale si elle se contente de vivre dans le luxe. Elle sera incapable de contenir et de transformer la violence si elle ne peut initier et se soutenir d'une classe productive, si elle est incapable d'accueillir et de former des compétences mondiales. Transformer une énergie sociale en force productive exige une discipline qu'elle pouvait posséder et un savoir-faire qu'elle n'est pas allée chercher. Selon Lee Kuan Yew, Premier ministre de la République de Singapour de 1959 à 1990, inspirateur de la Chine et des Émirats arabes trois principes fondamentaux préside à une transformation réussie de toute société : « premièrement, un leadership déterminé, un véritable leadership déterminé, en deuxième, une administration qui est efficace, et troisièmement, une discipline sociale. Si vous ne les avez pas tous les trois, rien ne sera réalisé. »[2] « Sur le modèle de Singapour, dirigé depuis 1959 par un parti dominant créé par Lee Kuan Yew, le PAP (Parti d'action populaire), le Parti communiste chinois a mis au point un système de renouvèlement pacifique des dirigeants, en s'appuyant sur sa tradition millénaire de méritocratie mandarinale. Le système de parti unique comparé à la démocratie multipartite présente trois atouts décisifs : une meilleure méritocratie, une discipline pour la mise en œuvre des décisions et une résolution plus rationnelle des problèmes. Comme le dit Lee Kuan Yew, « un leader politique doit être capable de persuader les gens d'accepter et d'aider à mettre en œuvre une politique douloureuse dont il a décidé qu'elle était nécessaire et bonne pour le pays. »[3] Un tel parti unique apparaît comme une administration politique efficace, donc le leadership d'une bureaucratie compétente et efficace et d'une société en mesure de se discipliner. Ce n'est pas parce que nous voilà indépendants qu'il nous faut oublier les raisons de cent-trente ans de colonisation : une société avec des élites timorées, incapables de se discipliner, de se hisser à la hauteur du monde et de servir d'exemples à la société. Maintenant que la société militaire ne dispose plus de ressources matérielles indépendantes pour entretenir la société, comment pourra-t-elle lui faire faire système ? Est-elle en mesure de mettre la société au travail, de se transformer en classe exploiteuse, de promouvoir des riches qui ne le soient pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour toute la société, des entreprises qui n'aient pas seulement le nez dans le guidon de la rentabilité immédiate, qui ne soient pas obnubilées par la recherche de la rente, mais s'engagent dans la construction d'une économie performante ? Ou dit simplement pourra-t-elle descendre dans la société, servir d'exemple et l'aider à résoudre ses problèmes, inscrivant en actes le slogan « echaab-el djeich khaoua khaoua » ? Sinon, comment et pourquoi la violence pourrait-elle être contenue, l'énergie sociale disciplinée ? Réussir : s'approprier pour devenir rentiers La réussite est la valeur numéro un des individus. Il n'y a pas de réussite définie indépendamment d'un milieu. On réussit toujours dans un milieu, par un milieu. C'est le milieu qui décide que nous avons réussi. Si la réussite n'est pas celle d'un milieu contre un autre, d'une classe contre une autre, d'un pays contre un autre, la réussite entraine le milieu social. La réussite s'exhibe. Elle se manifeste de certaines manières, très souvent par des possessions qui objectivent la réussite. Les possessions sont indiscutables, elles crèvent les yeux. Cependant, les possessions ne sont des réussites que si leurs réalisations racontent des histoires qui deviennent celles de la société. Réussites que la société érige en modèles et qu'elle cherche à imiter. Quels exemples de réussite exhibons-nous ? Les réussites individuelles d'expatriés et le spectacle de la corruption. La réussite est donc toujours la réussite du point de vue d'une société, la réussite est celle que valide une société. Pour toute société un modèle de réussite est érigé, suivi, recherché. Une différenciation sociale s'impose. Nous disposions de modèles « de réussite » précoloniaux, ils ont été mis en échec par le modèle colonial. La guerre de libération a érigé le modèle du moudjahid en modèle de réussite. La période postcoloniale n'a pas fabriqué son modèle positif de réussite. Nous avons été dépossédés par la colonisation, la propriété a été empêchée, notre obsession est de devenir propriétaires. Nous nous soucions plus de nous approprier pour nous approprier que de nous approprier pour produire. Notre prise sur le monde reste précaire. Une production et des comptes clairs ne fixent pas, ne légitiment pas nos propriétés. Nous sommes passés de la propriété tribale, à la propriété coloniale, puis à la propriété étatique contre laquelle nous complotons. Devenir propriétaire signifie prendre soin de sa propriété. Notre société prend-elle soin de sa propriété en construisant son système de propriété ? L'appropriation privée que nous avons pour horizon non déclaré, améliore-t-elle notre appropriation du monde et des choses ? Nous permet-elle de mieux faire société, promet-elle une meilleure organisation ? Nous n'arrivons pas à apprivoiser le libéralisme[4], nous le tenons toujours sur le seuil de nos portes. Nous ne savons pas faire avec lui, nous ne savons pas faire avec le monde, nos rapports en sont déséquilibrés. Nous voulons être propriétaires pour devenir des rentiers alors qu'il nous faut devenir des fermiers et des industriels. Nous nous disputons les importations, nous sommes toujours à la peine pour leur substituer une production et nous en revenons finalement à nous disputer le patrimoine. Nous n'avons pas appris à disputer au monde le travail, la capacité productive et à faire de la propriété un moyen. Dans notre religion, la propriété appartient à Dieu, dans notre société, elle appartient à la collectivité. Pourquoi disputer la propriété à Dieu et à la collectivité ? Apprenons à en faire bon usage. Apprenons à faire bon usage de la terre, de nos matières, des processus biologiques et physiques. La propriété privée ne doit pas être le droit d'abuser, l'individu n'est pas un propriétaire de droit divin, il ne peut user des biens, des processus vivants comme un Dieu, mais comme convient la biosphère et la vie sociale. Pourquoi voulons-nous devenir des individus-rois ? Mais pour disputer le travail au monde, la puissance productive, il faut sortir de la stratégie d'import-substitution dans laquelle nous pataugeons encore. Il faut se demander ce que chacune de nos régions peut apporter au monde, le travail qu'elles peuvent échanger avec lui. Le travail d'une région, d'une nation, pas d'une entreprise ou d'un individu. Sur quel avantage comparatif pouvons-nous compter ? La révolution de novembre n'a pas mis fin à nos faiblesses, elle a ouvert un nouveau chapitre de notre histoire. Le Congrès de la Soummam a produit le FLN, un front anticolonial. Il nous faut produire un nouveau Congrès, un nouveau FLN pour triompher de nos faiblesses qui nous soumettent encore aux forces du monde au lieu de nous les concilier. Mais pour construire un nouveau front, il faut nous appuyer sur nos forces. Quelle est notre force ? L'individu, ses libertés et ses droits de propriété, pour qu'ils soient réservés à une minorité ? Où sommes-nous allés chercher cela ? Nous ne pouvons pas opposer à l'individualisme occidental son individualisme sans confondre nos histoires, nier notre histoire, dissiper nos ressources. En compétition, nous serions battus d'avance, notre individualisme délaisserait ses ressources pour compter sur d'autres qu'il n'a pas. N'est-ce pas ce qui est à la base de notre dépendance extérieure ? Notre individualisme n'a pas les ressources de l'individualisme occidental, il n'a pas ses habitudes, ses institutions, ni ses capitaux. Il nous faut partir d'un processus autochtone de différenciation pour produire une différenciation et une cohésion cohérente. L'individu doit « sortir » du groupe, pour se constituer en modèle, en leader et non pour s'en émanciper et ... s'exiler. Demandons-nous sérieusement sur quel terrain, à quel jeu, on ne peut pas nous battre ? Pour moi, il y a une réponse, le terrain collectif et la fluide coopération dans le jeu. Précisément ce sur quoi s'est acharné le colonisateur et contre quoi s'acharne la définition de l'individu que l'Occident veut imposer au monde pour établir sa norme : le jeu de l'individu-roi. Les sociétés néocolonialistes aspirent à former des minorités postcoloniales à leur image et à leur service. Certaines sociétés croient dans l'Etat et la famille, d'autres dans l'Etat et l'individu, d'autres dans le marché et la communauté. Les sociétés tribales croient dans le groupe. L'État est l'arbitre que se donnent les groupes, l'État de type impérial plutôt que de type jacobin. Les sociétés croient ce sur quoi elles peuvent compter. Notre individu n'a pas les ressources de l'individu occidental, sans l'appui du collectif qu'il ne peut importer, ses réseaux ne peuvent pas s'étendre. Le collectif est autant un frein qu'un appui, tout dépend du moment qui domine. Le collectif doit autant jouer comme un frein que comme un appui. Un frein pour que l'individu ne lâche pas le collectif, pour que le collectif puisse rattraper l'individu ; un appui pour que l'individu puisse s'élancer et être soutenu. Il n'y a pas de société aux collectifs plus souples que la société tribale débarrassée du carcan de la société dite traditionnelle dans laquelle la sociologie occidentale a voulu l'enfermer. L'être de la tribu est historique et contingent, il peut s'enrichir de nouveaux êtres et de nouveaux savoirs. Je vois des tribus partout, chaque fois qu'un collectif se forme. Les preuves ? Nos collectifs s'acharnent à défaire toute hiérarchie, tout leadership qui veut s'éterniser. La tribu surgit chaque fois que la société s'organise en dehors des institutions qu'elle n'a pas produites. Nos tribus peuvent faire de la place à la rationalité bureaucratique encore faut-il qu'elle ne les trahisse pas. La tradition n'est qu'une automatisation de son activité qui n'a plus besoin d'être pensée à force d'être répétitive. La tribu peut travailler sa tradition, penser et transformer ses automatismes, elle peut s'incorporer des automates. L'incorporation de nouveaux êtres et de nouveaux savoirs la feront évoluer[5]. Propensions et milieux sociaux Dites-moi, quel est le milieu algérien le plus dynamique ? Je vous donnerais l'exemple du milieu sétifien. La raison ? La persistance du substrat tribal semi-nomade malgré la destruction de son être « traditionnel ». Quel est le milieu le plus rigoureux en matière de travail, je vous donnerai l'exemple des milieux kabyle et mozabite. La raison ? Ils ont appris à diversifier leur activité chez eux et à chercher des ressources hors de chez eux. Quel est le milieu le plus guerrier ? Je vous donnerai l'exemple des semi-nomades montagnards et des nomades berbères et arabes. Quel est le milieu le plus rigide ? Je vous donnerai l'exemple des prétendus citadins, satisfaits de leur apprentissage colonial, suffisants dans leurs habitudes supérieures et ... qui seront finalement submergées par l'urbanisation. Vous n'êtes pas d'accord ? Parlons-en. Tous les milieux ont des dispositions positives et négatives, ont des habitudes et des propensions particulières s'accordant avec eux. C'est de vouloir réduire leurs dispositions à celles d'un seul milieu incapable de les entraîner que l'on détruit leurs ressources. Les grands nomades, les semi-nomades et les sédentaires n'ont pas ni les mêmes possibilités, ni les mêmes propensions et habitudes. Chacun adaptera ses propensions en fonction des variations du milieu. Un milieu peut combattre ou révéler des propensions. Qu'un milieu puisse par ses dispositions entraîner d'autres milieux, voilà qui est différent. Avec des échanges cohérents, des dispositions peuvent s'échanger, certaines mieux se fixer et d'autres disparaître. On ne peut pas transformer un milieu en ignorant ses propensions et ses habitudes, tout comme on ne peut pas transformer des propensions en ignorant le milieu dans lequel elles vont s'exprimer, en imposant à un milieu des dispositions et à des dispositions des milieux qui ne les conduisent pas au succès. Ce n'est pas en déracinant des populations, en les cantonnant dans des espaces confinés qu'elles prendront de nouvelles dispositions qui chasseront les anciennes. On n'aura fait que dégrader le milieu et les dispositions. C'est ce que la société continue de subir depuis la colonisation. La société tribale possède la structure sociale la plus simple et la plus souple. La dialectique de la différenciation et de l'indifférenciation que peuvent imposer les changements technologiques et climatiques peut s'y opérer sans grandes frictions. Dans une société sans classes héréditaires, les déclassements et reclassements peuvent être plus fluides, la forte mobilité sociale ne rompant pas nécessairement l'unité du corps. La diffusion de l'innovation peut être plus rapide et plus large, le partage et le mimétisme y étant plus actifs. Le ressort collectif s'y tend et s'y détend plus promptement s'il se trouve dans un milieu adéquat. La colonisation a détruit et corrompu les institutions tribales, s'est efforcée de rompre le ressort tribal, le modernisme de l'administration postcoloniale a poursuivi le travail colonial. Destruction non créatrice. Il a exilé les meilleurs, soumis l'administration à la corruption et la société au désordre. A suivre Notes [2] Lee Kuan Yew, Premier ministre de la République de Singapour de 1959 à 1990. Cité par Murai Lama. Lee Kuan Yew. Singapour et le renouveau de la Chine. Paris 2016. Manitoba/Les belles lettres. [3] Ibid. [4] Les Chinois parlent de leur système comme d'un système socialiste aux caractéristiques chinoises. Ils auraient pu autant parler de libéralisme aux caractéristiques chinoises, n'étaient-ce l'histoire du parti qui a libéré la Chine et les Chinois qui tiennent à la continuité de leur histoire. [5] Les trois modes de domination de Max Weber : domination légale, domination traditionnelle et domination charismatique ne s'excluent pas, ils se complètent. La domination légale est la domination traditionnelle objectivée (ex. de la Chari'a), la domination traditionnelle est la domination charismatique instituée par la coutume (ex. de la sunna). [6] En France le nombre des cadres vient de dépasser celui des ouvriers. |
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