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La loi du milieu

par Arezki Derguini

Pour éviter une guerre de tous contre tous orchestrée par des puissances maléfiques, pour établir des interactions de qualité entre les différentes catégories sociales, la société doit fabriquer de la confiance. Cette confiance, il faut la conquérir. On ne peut plus se fier à une Loi transcendant nos interactions qui fabriquerait du droit en séparant les individus. Cette Loi prétendait pouvoir réduire l'ensemble des milieux en un seul, elle se retrouve au service d'un milieu particulier. Elle a détruit les petits milieux pour construire un grand, elle a voulu construire un corps en détruisant les cellules vivantes. Il faudrait au contraire multiplier les milieux où la confiance peut naître, favoriser leur communication, sa diffusion. Des interactions de qualité en se donnant des règles et des institutions pourraient ainsi s'établir, se densifier, se stabiliser et s'étendre.

Quel mode de résolution de la crise ?

Le contexte mondial peut-être caractérisé par une guerre qui va s'exacerber contre les pauvres et sera longue. La guerre est un mode de résolution de la crise sociale et écologique qui peut s'imposer aux classes dirigeantes. Elle sera non déclarée en interne et déclarée en externe. Dans cette perspective, il faut diviser les pauvres, briser leur résistance, en tant que faire se peut. Pour citer un exemple, celui de la France, il s'agit de diviser les pauvres (les jeunes en particulier) en musulmans et non-musulmans pour être en mesure de faire la guerre aux pauvres africains qui en demandent plus, en interne comme en externe. En somme il s'agit de séparer, d'opposer, les populations en fonction de leur disposition à la guerre. Il s'agit de créer des camps adverses. Certaines populations peuvent être mieux embarquées que d'autres. Le tournant idéologique que prennent les courants de droite comme de gauche n'est donc pas étonnant, la guerre extérieure ne serait autrement pas possible. La dichotomie ne passe plus par le clivage gauche-droite, il en fut ainsi au temps de la guerre d'Algérie. La société se divise entre ceux qui ont de l'empathie pour tous les pauvres du monde et ceux qui sont prêts à défendre leurs intérêts même au prix de la vie des autres. Mais l'empathie ne suffit pas, il faut être en mesure de faire corps, de choisir son camp, pour ne pas être défaits à moins de pouvoir échapper aux deux camps et de savoir nager entre deux eaux. Tous ne disposent pas des ressources requises pour refuser la guerre. Les pauvres d'un pays peuvent ainsi être engagés dans la guerre contre de plus pauvres qu'eux, d'autant plus facilement qu'ils considèrent qu'elle leur rapportera, qu'ils auront défendu leur mode de vie.

Il est donc clair que ce n'est pas un islamisme va-t-en-guerre, la nouvelle figure prêtée à la barbarie, qui pourra empêcher une guerre des « pauvres » d'Occident contre les pauvres d'Afrique, il nourrira au contraire cette guerre. Car il est soutenu de part et d'autre par les va-t-en-guerre. L'islamisme djihadiste a été utilisé comme une idéologie de combat contre l'Union soviétique (à un isme on opposa un autre) par l'Arabie saoudite interposée. Les croyances peuvent être transformées en idéologie de combat et instrumentalisées de part et d'autre, qui comme ennemi, qui comme partisan, l'enjeu étant l'implication des populations. L'islam transformé en idéologie de combat est un bon terroir, nourri qu'il est par la colère des sociétés musulmanes. À entendre Macron et Erdogan, on croirait à une résurgence de l'esprit des croisades. Encore qu'en traitant Macron de fou, Erdogan y met un peu de dérision. Tout cela pour mettre entre parenthèses la crise sociale et écologique mondiale afin de mettre un certain ordre dans la population. Dans le contexte mondial actuel, le débat idéologique s'efforce de créer de nouveaux clivages chez les nations guerrières pour faire l'unité sacrée et les exporter chez les nations adverses pour les diviser. La décolonisation connait un nouveau départ, la guerre des races est en train de reprendre le dessus sur la guerre des classes. Elle se dessine à nouveau derrière les conflits sociaux et politiques en Amérique, elle est masquée derrière la guerre économique entre la Chine et les USA.

L'Algérie n'est pas la Turquie, puissance émergente dont l'industrie exporte ses produits et expérimente ses armes sur des champs de bataille extérieurs. L'Algérie et les pays africains sont donc en face de deux fronts, celui de la construction d'une paix intérieure [1] et celui de la guerre géoéconomique que se livrent les puissances émergentes et les anciennes puissances dans un contexte de crise sanitaire, économique et sociale. Leurs gouvernements risquent d'être pris entre deux feux, un front extérieur de la guerre leur ordonnant de choisir leur camp et un front intérieur avec des menaces planant sur la paix intérieure. Quelles stratégies pourront adopter leurs armées ? Leur stratégie dépendra en grande partie des marges de manœuvre que leur donnera la paix intérieure sur laquelle elles pourront s'appuyer. Elles ne pourront qu'enfourcher le cheval de la guerre si, sans elle, elles ne peuvent pas établir une paix intérieure. Beaucoup de ce point de vue prévoit un bel avenir pour les dictatures.

L'État algérien avec la raréfaction de ses ressources met la classe dirigeante dans une situation éprouvante. Elle va être contrainte d'expliciter ses choix. L'Etat a jusqu'ici opté pour une politique de privatisation rampante qui a débordé en privatisation de l'Etat lui-même, les affaires de corruption actuelles en témoignant. Cette politique de privatisation n'a été jusqu'ici possible que grâce à ce qu'on n'appelait pas encore de gros « filets de sécurité », les temps n'étant pas de crise. L'État ne peut plus combattre la pauvreté avec les mêmes moyens. Il doit choisir : une plus grande dictature pour se tenir entre des nations en quasi-guerre déclarée et tenir sa population ou une auto-organisation de la société. Autrement dit, il doit choisir entre s'efforcer d'imposer une discipline à la société ou permettre à la société de se discipliner. Il faudra choisir un État coûteux ou la confiance sociale. Les partisans de la privatisation s'appuient sur l'incapacité de la société à se discipliner qu'ils entretiennent en sous-main : selon eux il n'y aurait que des individus pas de collectifs. Ils confondent leurs croyances et désirs avec la réalité. Ce ne sont pas des rêveurs cependant, ils s'efforcent de donner réelle consistance à leurs désirs et croyances. Mais croient-ils vraiment qu'ils pourront s'interposer entre les individus, pouvoir les aligner et satisfaire leurs requêtes ? Il faut en douter, c'est tout en protégeant leurs biens, vers la guerre de tous contre tous qu'ils pourraient conduire. Après les avoir séparés, les entretenant dans de pseudo-autonomies, ils les dresseront les uns contre les autres.

Il faut tout d'abord faire un sort à la croissance. On ne peut plus espérer que revienne une croissance, une nouvelle croissance mondiale qui puisse faire partager ses bénéfices à toute la planète. L'ancienne croissance n'est plus soutenable socialement et écologiquement. La croissance des inégalités, du sous-emploi et du chômage ne va pas s'interrompre, la crise climatique ne va pas être résorbée. Il faut revoir l'occupation de la Terre et la division internationale du travail. Pour qu'une telle révision survienne, il faudra probablement attendre qu'une série de grands chocs, peut-être de longues guerres, la rende incontournable. Les pauvres vont subir de nombreuses défaites avant de remporter la guerre. Il faut se préparer au pire, à la guerre, pour ne pas la livrer quand on ne peut triompher et que l'on peut l'éviter. La fuite en avant nous y précipite.

La cohésion sociale comme consistance et cohérence des interactions sociales

Ce qu'il faut opposer à l'embrigadement que la guerre suppose, au mode de résolution guerrier de la crise, c'est l'auto organisation de la société fabricatrice de confiance et de consensus sociaux. C'est la seule façon d'envisager la compétition à moindre coût. Car ce que vise en vérité la guerre contre les pauvres, c'est la poursuite de la privatisation du monde. Pour qu'accumulation il puisse y avoir, il faut davantage de travail gratuit, travail que fournit de moins en moins la nature. Car c'est d'elle que nous tirons l'énergie et la matière pour multiplier les machines qui nous servent [2]. Le tout est de savoir à qui profitera un tel travail. L'organisation collective permettrait une production notable de travail gratuit et une répartition autrement équitable de ses résultats. Je distinguerai parmi les riches les partisans de la privatisation et les partisans de la réussite collective. Ceux qui réussissent avec la société, la véritable élite et ceux qui réussissent contre la société, les ennemis de classe. On a favorisé la privatisation contre la réussite collective, la défiance contre la confiance. Prenez un terrain de jeux, mettez-le dans un quartier, s'il est capable d'organiser les jeux, lui et les autres quartiers, se mettra en place une dynamique qui de quartier en quartier pourrait impliquer toute la ville dans l'entretien et la création de terrain de jeux. Le problème est que si l'on veut privatiser, une telle dynamique serait contreproductive, elle permettrait l'organisation inclusive de tous et un encadrement collectif de l'appropriation. On peut prendre aussi l'exemple des salles des fêtes, tout le monde se marie, pourquoi en tirer profit ?

Pour éviter la guerre, il faut de plus renoncer à l'universalisation d'un mode vie qui fut celui d'une minorité qui, parce qu'elle a conquis le monde a fait croire qu'il pouvait être partagé. Et un tel renoncement peut s'effectuer dans la joie de l'œuvre commune ou la douleur des déchirements. La paix, ce bien le plus précieux pour ceux qui risquent de perdre leur vie dans la guerre, a besoin que s'ordonnent à une telle fin les relations sociales. Pour ce qui nous concerne, particulièrement étant donné l'état de nos interactions, mais pas seulement, la cohésion passe par la nécessité de redonner de la consistance et de la cohérence aux interactions sociales. Le colonialisme a défait les anciens milieux sociaux, il a détruit leurs interactions, les a privés de leurs institutions après avoir perverti leur usage. Avec le développement de la vie marchande, l'État postcolonial n'a pas réussi à créer un marché cohérent par lequel auraient pu s'ordonner les interactions sociales. La dynamique globale coloniale et postcoloniale a séparé les individus pour les faire dépendre plus de l'étranger que d'eux-mêmes. Maintenant que la chaine de ces interactions dépendantes va se raccourcir (avec la réduction des importations) pourquoi s'étonner que certains s'efforcent de la remonter vers son origine, de traverser la mer pour se rapprocher du centre de distribution du travail et des revenus ? Les interactions entre Algériens (dont on retrouve la qualité au niveau des pays africains) ont été dégradées, réduites à une limite extrême, pour dépendre plus profondément des centres mondiaux de production. On retrouve cette pauvreté des interactions à l'échelle continentale. Le tissu social et industriel est laminé, déstructuré. Sa situation n'est mondialement plus tenable, antérieurement soutenue par les importations, il risque de s'effondrer avec les crises à venir. Les Africains doivent recentrer leurs interactions en valorisant leurs propres ressources, en étoffant leurs interactions, en dépendant plus d'eux-mêmes que d'autrui. Ils doivent accepter d'être ce qu'ils sont, des individus pauvres, dépendants et inaccomplis pour avoir une prise sur eux-mêmes et pouvoir changer.

La cohésion sociale et la densification des interactions passent par un impératif social : les « riches » doivent cesser de vouloir vivre comme les riches du monde, au-dessus des autres, ils doivent accepter de « vivre sous le même toit » que les moins nantis qui étaient leurs frères il y a trois ou quatre générations. Ils doivent cesser de vouloir vivre selon une loi qu'ils empruntent au monde et qui ne s'applique que pour eux. Il faut faire de la place à une élite sociale et non à des ennemis de classes.

La Loi, loi «créatrice de droit»

Une telle dynamique qui redonne de la consistance et de la cohérence aux interactions sociales ne peut être inaugurée à partir d'un Etat central, d'une Loi créatrice de droit. Le cercle d'une telle loi ne pourrait aller au-delà d'une minorité. Et pourtant c'est ainsi que se diffuse la loi, d'un milieu à un autre, par mimétisme et compétition. Dans le passé européen, d'une aristocratie à une bourgeoisie et de la bourgeoisie à la société tout entière. Mais comme une telle différenciation de classes appartient au passé, ne peut plus se reproduire en milieu postcolonial, la formation et diffusion du droit doit s'effectuer non pas à partir de l'exemplarité d'une classe, mais d'exemplarités locales, d'interactions sociales qu'il faut construire pour établir une cohésion. Il faut produire des milieux riches de leurs interactions, cohérents par leurs règles et leurs institutions. Des milieux qui tendent à se mettre en résonnance autour d'un centre vide. Ces milieux ne peuvent plus être polarisés par des classes sociales opposant travail et capital, propriétaires et non-propriétaires, croyants et savants. Ces séparations sont devenues désormais aussi contreproductives et toxiques. La propriété privée détachée de la propriété collective n'est pas préservatrice en milieu postcolonial du capital, elle permet au capital de se détacher de la société en convertissant différentes formes de capital (naturel, politique et social en particulier) en capital financier pour rejoindre les centres de gravité de l'accumulation mondiale. Il faut donner à l'accumulation des centres de gravité locaux de sorte que le capital financier reste attaché au service des autres formes de capitaux. La propriété privée doit rester au sein de la propriété collective.

Le milieu social se donne des règles et des institutions spécialisées à mesure qu'il se densifie, que les individus ne peuvent plus se « surveiller », se rendre mutuellement et directement compte. Le petit village n'a pas besoin de règles écrites, sa mise en cohérence n'a pas besoin d'institutions autres que l'assemblée du village. La « surveillance » sur l'individu, sur les interactions sociales, n'a pas besoin de médiation. L'assemblée du village suffit à ajuster les interactions. On ne suppose pas d'abord des interactions particulières ensuite un comportement général. Pas de médiation autre qu'individuelle entre l'individuel et le collectif. Lorsque les individus ne peuvent plus se surveiller, l'agglomération établit des règles publiques auxquelles chacun peut se rapporter en cas de dommage pour interpeler le reste des individus. Pas encore besoin ici d'un corps de surveillance spécialisé. On suppose alors, en principe seulement, que les interactions peuvent donner lieu à des comportements particuliers qui échappent au comportement général présumé, mais on n'a pas encore besoin de nouvelles institutions. Avec la ville, en même temps qu'elle fixe des règles de bonne conduite, que la surveillance ne peut plus être directe, que les situations se diversifient, se détache de l'assemblée une institution, une « police » qui peut rendre compte à l'assemblée des interactions normales et anormales dans le nouvel espace social. Les règles ont pour objectif de permettre la généralisation des bonnes interactions sociales et de particulariser les mauvaises. Les règles sont abstraites des bonnes interactions sociales et de leur cadre. Leur observation a besoin d'institutions de surveillance. Plus les règles se diffusent dans les différentes situations, moins le cout de surveillance est élevé. Dans le village, l'assemblée suffit comme institution. Dans la ville, l'assemblée doit se différencier et constituer des corps spécialisés pour veiller au respect des règles, à la cohérence des interactions sociales. Encore que son peuple d'anonyme ne l'est qu'à un second degré. Les villages peuvent encore y avoir une certaine présence, dans les quartiers ou l'assemblée de la ville, lui permettant d'économiser ou de renchérir les moyens de « surveillance ». Ainsi se met en place le gouvernement de la cité. Le développement des interactions sociales, leur mise en cohérence exige des règles fabriquées par les (bonnes ou mauvaises) interactions sociales et surveillées, corrigées par des institutions. Lorsque les institutions sont coloniales et les interactions sociales sont indigènes, que les premières veulent imposer des règles aux secondes plutôt que de les négocier, que les interactions indigènes ne peuvent se mettre en cohérence du fait de la destruction de leur milieu, un fonctionnement indigène chaotique se met en place. Des règles donnent une cohérence au cercle colonial et désarticulent le milieu indigène. Dans le milieu indigène, il ne peut pas y avoir un comportement en général, ou si, mais incohérent.

La Loi, loi « créatrice de droit », a procédé dans l'histoire d'un centre détenteur du monopole de la violence. La force et le droit se diffusant dans le tissu social. Ce monopole est plus ou moins enraciné dans l'histoire des sociétés contemporaines. Appartenant à l'histoire (de longue durée) des anciennes sociétés féodales, il est faiblement enraciné dans les sociétés postcoloniales. Le monarque européen a monopolisé la violence de la classe des guerriers (primus inter pares) qu'il a fixée en l'externalisant, en portant la guerre entre les nations ; le monarque de droit divin a concentré la violence symbolique comme représentant de Dieu pour embarquer l'ensemble de la société. La généralité de la Loi procède d'une obéissance de tous à la puissance publique[3] qui se justifie par un exercice autant interne qu'externe. En fixant un dedans et un dehors, la Loi se donne ainsi un espace de cohérence. L'État républicain de tradition monarchiste de droit divin vise à indifférencier les milieux pour faire appliquer une règle générale et aligner, mettre en cohérence les interactions sociales. La Loi vise à axiomatiser les interactions sociales. Elle appartient en vérité à un milieu particulier, celui des sociétés dont l'État a été fondé par les monarchies monothéistes de droit divin, par des conquérants, une classe de guerriers, qui a pu imposer sa loi en composant avec des croyances et des structures sociales. Elle s'enracine dans une société guerrière de droit divin[4]. Lorsque cet État est transplanté ou importé par un autre milieu, ses importateurs visent à transformer le champ social pour l'adapter à son action. ... On ne veut pas encore accepter le fait qu'en Afrique les transplantations de l'État européen n'ont pas réussi à se créer le milieu qu'il présuppose. La monopolisation de la violence n'est pas une condition suffisante. En vérité font défaut les ressources, les croyances et les désirs de conquête du milieu d'exportation.

La lutte de libération nationale a abouti à une monopolisation de la violence qui fut le résultat de rapports de forces au sein du monde et de la société, mais contrairement à la société postféodale, elle ne s'est appuyée au plan interne que sur un rapport de forces au sein de l'armée de libération, entre armée de l'intérieur et armée de l'extérieur. De Gaulle s'étant chargé de détruire les conditions de félicité du primat de l'intérieur sur l'extérieur, les conditions de félicité du politique sur le militaire ayant été sérieusement entamées avec le passage à la lutte armée. Rappelons que la monopolisation de la violence par le monarque face à la classe des guerriers résulte de la mobilisation de la bourgeoisie par le monarque dans le financement de ses guerres extérieures et l'avènement d'une nouvelle institution, l'armée de métier. Bien sûr la monopolisation de la violence peut s'effectuer sous d'autres configurations de rapports de forces, le monarque, la classe des guerriers, la bourgeoisie et le reste de la population pouvant entrer dans d'autres rapports de coopération et de compétition pour établir un certain rapport de forces avec l'extérieur. Bien sûr, il était possible que se diffusent à partir d'une élite politico-militaire exemplaire des règles à l'ensemble de la société, mais ce n'est pas la voie de l'exemplarité qui a été choisie, mais celle d'une loi qui a voulu s'imposer à l'ensemble de la société. De plus il faut donner à l'exemplarité le milieu dans lequel elle peut se diffuser. En revenant à l'exemple occidental, un tel monopole était inconcevable sans l'intégration de la bourgeoisie par la monarchie dans les rapports de pouvoir. Le monarque serait resté soumis à ses pairs de la classe des guerriers et aurait probablement perdu son trône face aux puissances extérieures. À notre libération ce sont les ressources naturelles qui vont jouer le rôle de la bourgeoisie, la société ne sera pas intégrée dans les rapports de pouvoir. Mais à la différence du capital de la bourgeoisie, des ressources sociales, les ressources naturelles ne s'accumulent pas, n'ont pas financé de conquêtes, mais ont été dissipées. Les infrastructures et usines financées par des investissements à fonds perdu ne pourront pas être entretenues. Ces réalisations ont servi de justifications. Ce n'est donc pas un hasard si le cercle du pouvoir reste ancré dans son milieu d'origine et ne s'est pas différencié. Et le monde extérieur l'a conforté dans une gestion monopolistique des ressources. Il accueille aujourd'hui les prédateurs. Bouteflika avait probablement le projet de décentrer le pouvoir, mais il n'en avait pas les moyens. Il ne suffit pas de privatiser l'État et ce n'est pas à l'État de créer une élite. C'est toute la population qui doit être en condition de s'engager, ses élites ne sont que ses antennes. Or à l'indépendance, la monopolisation de la violence s'est confondue avec l'exclusion de la société du combat politique, de la compétition internationale. Nous avons fini par adopter un mauvais comportement général, c'est-à-dire un comportement sans règles générales juges de nos interactions.

La propension des milieux

L'échec de la réduction des milieux en un seul.

L'on sait qu'il est erroné de vouloir faire produire le même résultat à une action dans des milieux différents. Le milieu aérien, n'est pas le milieu terrestre, n'est pas le milieu marin. On ne s'y déplace pas de la même façon, avec les mêmes appareils. En quoi, si nous descendons à des échelles plus réduites, voire microscopiques, les milieux seraient-ils moins hétérogènes ? Sont-ils composés d' « individus », éléments dissécables, irréductibles et semblables ? La physique n'y pense plus. A-t-on pu faire coexister colons et indigènes ? Mais la Loi aspire à créer un plan où elle peut définir chacun. La Révolution française qui a hérité du monarque monothéiste de droit divin a détruit les instances intermédiaires et leur règlement pour mieux donner à la Loi l'espace de sa généralisation, pour étendre sa fabrication du droit. Elle a poursuivi le travail de la Loi transcendante, de la centralisation de l'autorité engagée par la monarchie de droit divin[5]. Elle s'est efforcée de réduire la diversité des milieux en un seul ou la Loi créatrice du droit peut trôner souveraine.

De refuser de faire avec les anciens milieux et leur réparation, on a fait table rase et voulu fabriquer un nouveau milieu avec ses interactions, ses règles et ses institutions réglées par un centre unique. La Loi s'occupant d'organiser l'action de l'État et de défaire les anciens milieux sociaux « condamnés par l'Histoire ». Tout compte fait, on a seulement réussi à approfondir l'ancienne division internationale du travail, à élargir le fossé entre producteurs de matières premières et producteurs de produits manufacturés et à maintenir les milieux sociaux dans un état sous-jacent en décomposition. La réduction des milieux en un seul n'a pas pu être menée à son terme. L'opération n'a pas abouti à la création d'une économie de marché structurant l'espace social. Au moment où le front de la modernisation piétine en Occident et progresse en Asie orientale, on se rend compte que la réussite n'est pas du côté de ceux qui ont fait table rase du passé, mais du côté de ceux qui en avaient un et n'y avaient pas renoncé pour instruire leur futur. Ceux qui ne comprennent pas que le passé est toujours présent ont du mal à rendre compte de ce qui passe et ne passe pas. Ceux qui continuent d'imputer les échecs à la présence du passé sont les derniers modernisateurs qui veulent parfaire notre dépendance extérieure et la désintégration de nos milieux. La bonne politique consiste à améliorer ce passé qui n'est autre que notre matrice en incorporant les bons ingrédients que nous offre le présent, et le passé des autres, pour accueillir l'avenir.

Le passé n'est jamais absent du futur, il se distend, rompt sur certains points, mais se reprend. Le présent le réactualise en s'incorporant le nouveau venu ou le rejette. La théorie ici parle de dépendance au chemin : on ne s'abstrait pas d'une trajectoire historique et sociale. La mémoire de l'individu ne fonctionne pas autrement, elle s'incorpore les nouveaux évènements tout en préservant sa cohérence, la cohérence de ses croyances, de ses désirs et de son expérience. L'individu cherche toujours à conforter ses croyances. Quand l'expérience les maltraite, elles évoluent de manière insensible. Quand on change de croyances, on s'en rend compte quand le processus arrive à son terme. Une nouvelle cohérence s'est mise en place, sans nous en rendre compte bien souvent. Il en est aussi de même avec la révolution scientifique, la science change de paradigme quand l'ancienne cohérence n'arrive plus à accueillir les nouveaux évènements, quand les anomalies deviennent trop nombreuses et finissent par laisser émerger un nouveau paradigme. Il en est de même avec l'Histoire, nous sommes pris dans une histoire de longue durée, nos existences dépendent de facteurs qui changent, mais à une autre échelle que celle de nos vies, que nous ne percevons donc pas et dont nous ne savons pas quand on en percevra les effets. Pensons à la crise climatique, aux transformations que nous avons fait subir à ces facteurs naturels et dont nous ne percevons les effets que quand il est trop tard pour agir sur eux. Notre condition climatique pour les décennies à venir est déjà déterminée, nous ne pouvons travailler que pour nous y adapter et non pas pour la changer.

La diversité des milieux et leur plasticité

Il n'y a pas de milieu en général, juste des milieux. À la généralité de la Loi, valable partout et pour tous, clone d'une loi transcendante qui nous serait donnée une fois pour toutes dans un espace-temps précis, il faut opposer la plasticité des milieux, de leurs interactions, règles et institutions. La Loi appartient en vérité à un milieu particulier, celui où État et individu croient se faire face.

L'exemple de la crise du coronavirus peut ici nous servir. Dans ce que l'on peut appeler les « milieux de la Loi » où celle-ci appartient à une histoire de longue durée, n'a d'importance qu'une loi générale qui peut concerner tout le monde : limiter les interactions entre les individus pour freiner la progression du virus en attendant l'arme fatale : le vaccin. Les effets différents du virus dans les différents milieux (milieu rural, milieu urbain, vieux, jeunes, enfants, exposés ou non, malades ou non, pour ne citer que des milieux sociaux), ou interactions différentes entre le virus et les autres entités du milieu ne sont pas pris en compte. Parce que la Loi suppose toujours un milieu et des circonstances dans lesquels elle va s'effectuer, aussi n'a-t-elle pas de prise différenciée sur les milieux qui se révèlent différents par leurs interactions. Son action ne peut alors être qu'approximative. Elle a travaillé avec l'ensemble des milieux comme si c'était un seul. On constate la réaction des autres milieux, on ne veut pas la comprendre et on la déplore. Le comportement est dit non conforme à la Loi, non-citoyen. Tout compte fait, la réduction des milieux à un seul n'aura pas inutile, au-delà de sa rhétorique généraliste l'action de la Loi aura profité à un milieu. Celui où il sera possible de se mettre à distance, de s'isoler et que le médecin va pouvoir ausculter et traiter. Pour le reste des milieux sujets à des interactions dangereuses, ce sera sauve qui peut ou que Dieu nous assiste. Des pays que la compétition internationale pourrait déclasser ont choisi l'économie contre la santé : au diable les pauvres si on ne peut pas sauver les riches ! Avec la crise sanitaire du coronavirus, c'est la plasticité des milieux sociaux qui est mise à l'épreuve. Leur rigidité se manifeste par une séparation croissante entre riches et pauvres. Les pauvres sont toujours ceux qui payent, il n'y a pas de quoi se lamenter, mais l'addition dépend de la qualité des rapports, des interactions entre les riches et les pauvres. Que partagent-ils ? Car ce n'est pas l'État, mais les riches qui peuvent venir en aide aux pauvres. Les ressources publiques issues des ressources naturelles nous ont fait adopter d'autres dispositions. Les riches sont devenus nos ennemis, ils se sont accaparé les ressources collectives. Mais plutôt que d'attendre de l'État, qui lui-même ne peut se sauver sans eux, il serait préférable de redresser les torts, de retrouver les bonnes interactions.

L'État ne peut pas sauver l'individu, juste un milieu ; la régulation étatique ne peut pas sauver la société, seule l'autorégulation des milieux à laquelle participe l'État comme instance médiatrice et non transcendante peut sauver l'individu et la société. Si une famille de six personnes habite dans un deux-pièces, face au coronavirus seul un milieu auquel elle appartiendrait peut lui venir en secours. Un milieu où il serait possible de séparer les enfants et les personnes actives des personnes vulnérables, âgées ou autre. Un village par exemple, s'il peut redistribuer sa population entre ses structures, isolerait et viendrait à bout du virus. On n'habiterait plus alors avec ses grands-parents ni avec ses parents vulnérables et l'on pourrait aller à l'école et au travail. On pourrait former des milieux selon la circulation de chacun. On pourrait ensuite les confier à du personnel spécialisé, médical ou enseignant pour les suivre. Cette plasticité des milieux, cette propension à se transformer selon les circonstances exige une confiance sociale que beaucoup d'agglomérations n'ont plus.

Cette caractéristique, propension à se configurer selon les circonstances de par la confiance sociale, existe à l'état potentiel chez une catégorie particulière de la population : la jeunesse. L'Afrique sera sauvée ... ou perdue par sa jeunesse. Le défunt Abdelhamid MEHRI, qu'il repose en paix, comptait sur elle. Je ne comprenais pas alors et me demandais pourquoi il nous avait quittés. Quelque chose risque de se répéter dans notre histoire : le divorce avec nos ainés. Notre jeunesse est mieux instruite de l'histoire que ne l'a été celle qui a importé l'État de tradition monarchiste. Et c'est de ce point de vue qu'il ne faut pas « cracher pas dans la soupe ». L'effort de formation dont nous avons fait preuve est incontestable, tant du point de vue de l'État que des particuliers qui en avaient les moyens. Mais de tels efforts risquent de se perdre dans les sables, de profiter aux autres plutôt qu'à nous-mêmes, s'il n'est pas permis à la jeunesse instruite d'offrir le meilleur d'elle-même. Le Hirâk nous a donné une idée de cette jeunesse. Il reste qu'une plus grande déstructuration de la société risque de l'engloutir dans les sables mouvants du populisme. C'est donc aussi notre jeunesse qui peut achever note naufrage, une jeunesse poussée à bout, aveuglée par l'urgence et le désespoir.

La loi, pour être efficace, doit pouvoir différencier son action selon les milieux. Elle doit se différencier. Plus exactement, elle doit pouvoir s'abstraire des milieux et non pas s'imposer à eux de l'extérieur. Les milieux doivent avoir leur cohérence (les règles et les institutions ordonnant leurs interactions conformément à leurs propensions), de leurs interactions pourra s'abstraire une loi pour coordonner les rapports des entités des différents milieux. Cette loi n'a pas besoin de pénétrer profondément les milieux jusqu'à ses différentes entités pour en régler leurs rapports, comme le prétend la Loi. Elle a besoin de régler le fonctionnement global des milieux et leur intersection et non celui de leurs entités comme identiques. La comparaison de certains droits nationaux peut-être instructive [6]. Il faut renoncer à un idéal d'abstraction transcendant, à un face à face de l'État et de l'individu, sur le modèle de Dieu et de sa création lors du jugement dernier. Tout ne commence pas avec l'individu ou autre chose comme il commencerait avec le Créateur. Il faut mettre Dieu, l'État, le groupe et l'individu chacun à sa place en matière d'abstraction. Dieu ne court-circuite ni l'État ni le groupe ; l'État ne court-circuite pas le groupe social et l'individu ne s'affranchit d'aucun d'entre eux ni eux ne s'affranchissent de lui. Il peut s'appuyer différemment sur l'un ou sur l'autre, mais il n'est jamais quitte ni de Dieu, ni de l'État, ni de ses autres appartenances.

Dans les « milieux sans Loi », comme ceux d'Asie orientale dont la culture n'est pas monothéiste, la nature, les milieux ne sont pas réglés par des « lois objectives » indépendantes de l'interaction des différentes entités [7]. Ce ne sont pas les individus qu'il faut prendre en compte pour les formater, mais les situations, les milieux, leurs propensions et les interactions de leurs entités ; c'est de pouvoir agir, influer par/sur les interactions entre les individus et les milieux. La « méthode chinoise » qui n'est ni indépendante d'une capacité d'intervention étatique ni déterminée par elle, a pu se déployer rapidement et efficacement : former et séparer des milieux. On n'a pas observé le même réflexe à la station de ski d'Ischgl en Autriche. On a pris l'individu et pas le milieu dans lequel il circule, on n'a pas pris en compte ses interactions réelles. Nous ne sommes pas en présence du même esprit, des mêmes réflexes. Par comparaison, des épidémiologistes pourraient rendre compte de la méthode française et de ses résultats. Il faudrait cependant qu'ils ne soient pas possédés par l' « esprit de la Loi » qui s'illustre par le propos, il n'y a de science (Science plutôt que sciences) que du général. Mais qu'ils puissent rendre compte des situations réelles, des propensions, des interactions et des règles qui les animent pour pouvoir agir avec ou sur elles, et non pas les présupposer comme le fait la loi qui se donne son champ d'intervention : des individus séparés. Les épidémiologistes ne seront pas suspectés d'être possédés par un tel esprit, habitués qu'ils sont du terrain, mais seront confrontés à un autre problème : ils pourront dire ce qui est, mais ne permettront pas de dire ce qu'il faut faire. S'il leur arrive d'identifier des situations exemplaires (circulation du virus contenue et résorbée), ceux qui leur succèderont à la tâche n'en tireront pas les conséquences. Que feront-ils de telles situations ? Les généraliser en prenant en compte la différence des milieux ? Il faudrait alors renoncer à ce que la loi prédéfinisse son milieu. On peut en conclure que la méthode chinoise est inapplicable en Europe : ni les mêmes propensions des milieux, ni le même esprit individuel, ni les mêmes réflexes, interactions et règles.

Une société composite aux milieux et interactions instables

Revenons à la maison. Dans notre cas on peut parler de milieux résultant de la confrontation de « milieux d'une Loi diffractée et informelle » à un « milieu de la Loi ». On tiendrait cette situation d'une société précoloniale et d'un État moderne de type jacobin. On peut adopter la définition de société composite[8] aux milieux instables. Nos milieux manquent de cohérences internes et externes, leurs interactions et leurs règles ne sont pas stables. Ici la logique de la loi a encore moins de prise sur des individus et des milieux dont les contours restent flous. Nous avons des fonctionnements sociaux multiples et faiblement discernables d'un côté et une capacité d'intervention étatique théorique plutôt que réelle d'un autre côté. Mais on peut dire autant du groupe, les « milieux d'une Loi diffractée et informelle » (sociétés monothéistes sans monopole de la violence), où les interactions étaient ordonnées par des règles et des institutions, ont été défaits. Ni l'État ni le groupe social n'ont de réelle prise sur l'individu et inversement. Il n'y a pas d'interactions stables entre ces différentes parties. Il faudrait qu'il puisse exister des milieux cohérents pour que l'action dans ces milieux puisse être efficace, autrement dit parvienne au résultat qu'elle escompte. C'est à une telle tâche qu'il faudrait s'attacher. À ne prendre que le cadre de la famille conjugale, une discipline - la distanciation sociale - peut-elle être développée (imposée ou consentie) ? Dans une famille de quatre personnes dans un appartement de quatre pièces ? Ici une certaine distanciation est possible, encore faut-il une certaine discipline qui la fasse respecter. Mais ses rapports sont-ils stables ? Ont-ils une cohérence interne et externe ? La famille a-t-elle encore quelque autorité qui puisse aligner les comportements de ses membres ? Ou existe-t-il une autorité non parentale que chacun reconnaisse ? Que dire dans le cas d'un appartement de trois pièces avec six personnes ou davantage ? Ici la distanciation manque de l'espace requis. Si le problème de cette dernière situation (la promiscuité causée par le défaut d'espace) peut trouver une solution par le recours au milieu extérieur, les données du problème peuvent être changées (voir l'exemple du village confiant). Mais on retrouve alors le problème précédent d'autorité auquel est associé le problème de confiance. Disons donc que la réponse dépend de la plasticité des milieux sociaux quant aux situations, qu'une telle plasticité dépend de la confiance sociale qui circule dans les interactions, les règles et les institutions et qui les rend capables de s'adapter aux circonstances. C'est la confiance sociale qui fait que l'on peut disposer d'une société comme d'une armée et c'est la confiance qui dote un personnage d'une autorité. L'autorité peut être considérée comme un pôle de la confiance. On a sapé l'autorité des collectifs, du cheikh, du maitre d'école et détruit la confiance sociale. Comment mettre de l'ordre dans une telle société ? Comment oser penser que l'on puisse en disposer comme d'une armée ? En créant les milieux où la confiance sociale peut naitre.

La stratégie de privatisation et la production de défiance

Les crises qui remettent en cause le statuquo sont des mises à l'épreuve de la cohésion sociale. Elles révèlent la plasticité ou la rigidité des milieux sociaux, de leurs règles et de leurs interactions. Pour venir à bout de l'épreuve, la société doit se défaire de sa défiance. Les fausses solutions seront nombreuses, mais certaines seront plus sures que d'autres. La confiance se manifeste dans des interactions (des règles et des institutions) qui sont capables de préserver leur cohésion lors de chocs extérieurs. Elle s'affirme dans un processus de transformation d'un état instable en un état stable, elle ne se donne pas au départ comme celle qui est demandée à un militaire qui s'engage pour son pays. Et qui ne sera donnée vraiment que par la confiance qu'il accordera à ses supérieurs lors du combat. Il faudra donc distinguer les sociétés aux interactions stables, parce qu'habitées par la confiance, des sociétés aux interactions instables qui ne pourront pas compter sur la confiance au départ, mais devront la fabriquer pour anticiper les évènements ou s'y adapter. Ces dernières devront d'abord fabriquer les milieux qui puissent donner à leurs interactions une certaine cohérence et stabilité. La paix sociale va donc dépendre de notre capacité à établir les cadres sociaux où les interactions sociales vont pouvoir se densifier et se mettre en cohérence. La privatisation est la stratégie qui a pour objectif d'empêcher l'existence de tels cadres. Et elle ne pourra s'effectuer sans un usage dictatorial du monopole de la violence. Quand la privatisation a besoin de la dictature, le libéralisme renonce aux droits civils et politiques, car la propriété privée est une condition requise par ces droits.

Faut-il s'attendre chez nous à une guerre contre les pauvres qui mettrait l'Algérie au diapason de la guerre du monde contre les pauvres ? Cela n'est pas à exclure ni à ignorer. Elle pourra être longtemps non déclarée tant que la stratégie retenue, la privatisation, restera rampante. La propension de la société dirigeante ne peut pas aller à contrecourant de celles qui animent le monde et la société. Tout dépend des forces qui vont travailler les différentes propensions, le cours dans lequel elles vont se conjoindre et se disjoindre. La société a une perception du monde très différente de celle que donne celle informée de la diplomatie. Ces différences de perception séparent la société de la société dirigeante. La société dirigeante doit choisir entre la correction de cet écart de perception ou se cacher derrière pour en profiter. La deuxième voie présente une pente plus aisée. Il faut cependant compter sur quelque chose d'instinctif (la longue durée et l'air du temps) dans notre société et sa jeunesse en particulier. S'il n'est pas étonnant que les dictatures soient encore l'apanage de bien des pays d'Afrique, elles deviennent de plus en plus malaisées. Il reste que si le corps de la société ne peut pas supporter son état, il n'est pas dit comment elle peut le transformer. Si elle s'en repose entièrement sur la société dominante, comme le suggèrent ses dispositions actuelles et relations de dépendance, il n'est pas dit que celle-ci pourra tenir compte d'autre chose que de sa position ni que sa position sera de tout repos. Les vents du changement diront alors si la société dirigeante et la société ont tendance à se joindre ou se disjoindre. Si l'État est appareil d'extraction de matières premières, prolongement du monde ou appareil de souveraineté, prolongement de la société.

Le mouvement social (hirâk) a exprimé d'instinct son refus du cours politique actuel. Il a repris le combat politique, il doit désormais identifier son ennemi -la privatisation du monde - et réfléchir aux moyens de l'empêcher de faire son lit. Il doit créer les milieux qui se défont de la défiance, densifient les interactions sociales et produisent de la cohérence.

Notes :

[1] Les officiels Français visitent les pays africains pour s'assurer que la guerre (contre le terrorisme) est toujours au programme des États croupion.

[2] Cette énergie abondante et quasiment gratuite chez nous nous permet de disposer de machines que nous ne fabriquons pas.

[3] On comprend alors pourquoi quand une telle obéissance générale n'existe pas, il faille l'établir par une dictature.

[4] Ce n'est peut-être pas un hasard si la révélation coranique a choisi un milieu guerrier et commerçant. Sa diffusion a été exemplaire.

[5] Dans le sillage de Montesquieu, on peut soutenir que la Révolution prolonge autant qu'elle rompt avec la monarchie. Elle la prolonge en élargissant la portée de La loi créatrice de droit, elle rompt en introduisant la bourgeoisie dans les rapports de pouvoir.

[6] L'histoire du droit anglais [...] commence lorsque Guillaume le Conquérant est couronné roi d'Angleterre au XIe siècle. Dès lors, les nouveaux rois d'Angleterre vont donner à des juges itinérants la mission de transcrire certains édits. Ces juges itinérants vont élaborer petit à petit une jurisprudence commune uniforme sur l'ensemble de l'Angleterre ; c'est de là que vient le système de la common law. Source Wikipedia.

[7] On note que le sociologue de l'interactionnisme, Erving Goffman, a été inspiré par la Chine. De manière plus générale, la philosophie des sciences chinoise n'avait rien à voir avec la philosophie des sciences occidentales avant la domination occidentale. La médecine chinoise est une parfaite illustration.

[8] Ce n'est pas un hasard si une telle définition de la société proposée par Paul Pascon et Néjib Bouderbala (1970) in Le droit et le fait dans la société composite. Essai d'introduction au système juridique marocain, n'est pas connue un meilleur destin. C'est ce qui a voulu être nié par le projet de modernisation qui voulait faire table rase du passé. Le passé n'étant pas celui européen que présuppose la modernisation. Celle-ci n'étant pas conçue comme transformation de la société par elle-même, mais par une instance « moderne » extérieure.