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La langue arabe classique est une langue morte

par Sid Lakhdar Boumédiene*

La jeunesse algérienne récite des dizaines de passages des auteurs du Moyen-âge et des centaines de versets du Livre saint. Mais lorsqu'il s'agit d'exprimer une phrase simple de la vie courante, outil essentiel de la communication et de la socialisation humaine, c'est « a3tini el melh ».

À la lecture du titre, je vois déjà certains lecteurs monter les bras au ciel et j'entends leurs cris d'indignation. Qu'ils se rassurent cet article n'a d'autre intérêt que de faire le point sur une situation objective qui me semble catastrophique vu la tchectchouka des langues parlées en Algérie. Ce constat est consternant, la preuve absolue que l'arabe classique est une langue morte et que l'acharnement à vouloir la greffer dans le tissu linguistique et social de l'Algérie est un désastre.

Il y a un demi-siècle, lorsqu'un certain nombre d'entre nous avions sonné l'alarme nous étions accueillis par une réprobation générale, dans le meilleur des cas et par des insultes et menaces dans le cas le plus fréquent.

« Hizb frança », une expression que j'ai supportée toute ma jeunesse, en Algérie, puis cela continue dès que j'ose m'aventurer dans l'ombre du début de la première syllabe d'une critique à l'encontre de la langue arabe classique.

Aujourd'hui, je lis des articles dans la presse avec des propos que nous tenions déjà au lycée. Nous avions alors, à cette époque des années 70' reçu en pleine figure la langue arabe classique avec des professeurs venus du Moyen-Orient et dont je n'ose à peine qualifier le niveau, si on peut utiliser ce terme à leur propos, et pour beaucoup la dangerosité.

Nous avions été saisis à froid, tétanisés et nous avancions dans cette langue comme si on avait demandé aux habitants de la Jamaïque de s'inscrire aux jeux olympiques de bobsleigh (beaucoup reconnaîtront ce célèbre film). Aucun d'entre nous n'avait compris ce qui se passait, comme une personne recevant un coup de massue sur la tête et n'ayant pas encore saisi ni le pourquoi ni même avoir été préparé à le recevoir. La marche en avant de l'arabe classique, coûte que coûte, aux antipodes de la raison et des bases de la sociologie linguistique, nous a emmenés là où il était logique qu'elle nous y amenât, se fracasser contre le mur.

Je suis, aujourd'hui, loin de ce problème car mes études et ma formation à la vie, tout cela est derrière moi. Mais je constate avec horreur l'explosion de la langue parlée lorsque j'écoute les jeunes Algériens s'exprimer devant un micro qui leur est tendu.

Et encore, lorsqu'ils peuvent aligner trois phrases d'un discours à peu près cohérent et sans hésitation, dans la recherche du vocabulaire. Cela ressemble même à une tentative dans une langue étrangère tant cela semble lointain à une fluidité maîtrisée qu'on est en droit d'attendre des natifs du pays.

Nous sommes un pays où la langue parlée n'a aucun rapport avec la langue officielle. Si ce n'était pas aussi dramatique je dirais que c'est comique tant le baragouinage et le mélange entre les langues est une véritable bouillabaisse, sans parler de l'extrême pauvreté du langage. Le prof que je suis est dévasté.

Autant qu'il est possible de le faire car nous nageons dans un monde virtuel de déraison qui échappe à toute connaissance linguistique, essayons d'analyser ce tsunami qui a frappé l'Algérie et qui n'est pas prêt d'être réparé vu le nombre considérable d'insultes que je reçois sur un réseau social.

Qu'est-ce qu'une langue morte ?

Nous pourrions, comme beaucoup d'universitaires algériens qui pensent que la simplicité est le risque de dévoiler une incompétence sur un sujet, nous gargariser de science linguistique et de références historiques.

Ce n'est pas la peine car plus l'instruction est solide plus nous pouvons identifier et qualifier une situation sociale lorsqu'elle est objectivement observable avec une évidence si forte.

Un rapide coup d'œil sur le dictionnaire traduit simplement l'idée que tout le monde se fait de la définition d'une langue morte :

« Langue qui n'est aujourd'hui plus parlée dans la vie quotidienne, langue ancienne ou moderne qui n'a plus de locuteur. Exemple : le latin, le grec ancien et l'araméen sont des langues mortes que l'on peut cependant étudier (et donc écrire ou parler en dehors du contexte de la vie courante)». Une langue par laquelle on ne peut dire à une personne qu'on l'aime est une langue morte. Une langue qui ne peut traduire spontanément sa joie, sa colère, ses ressentis et ses idées est une langue morte.

Une langue qui n'est pas le souffle de la vie, le sang vocalisé qui irrigue la société est une langue morte.

Une langue qui ne peut être parlée qu'à la télévision ou dans un discours, accompagnée d'un regard sévère du locuteur qui veut marquer son sérieux et d'un raclement préalable de la gorge pour exprimer la solennité de la parole, jamais accompagnée d'un sourire comme s'il lui était interdit mais seulement permise la grandiloquence, est une langue morte.

Enfin, une langue qui ne peut s'exprimer par des idées simples et spontanées sans aller rechercher des références littéraires ou religieuses est une langue morte.

Comment pourrait-on qualifier cela que d'immense désastre ?

Aucune gradation dans le niveau de langage

On dit « littérature classique » ou « pensée classique » mais rarement «langue classique » si ce n'est pour identifier l'évolution d'une langue, ce qui n'est absolument pas la même chose.

Lorsqu'on considère l'exemple de deux langues anciennes mais vivantes que sont l'Espagnol et l'Allemand, il y a une gradation dans ce qu'on appelle le registre de langage mais certainement pas une rupture. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Le registre du langage est celui de sa position en fonction, d'une part du niveau de réflexion mais aussi de celui de la personne ou des personnes à qui est adressé le message tout autant que le contexte. Par exemple le registre du « langage tenu », celui du « langage imagé » ou encore le registre « familier » et d'autres.

Autrement dit on ne parle pas dans le même registre pour un discours, pendant une partie de cartes, dans une discussion à la maison ou pour l'exposé d'un cours.

Pour les Espagnols on qualifie leur langue de « langue de Cervantes », pour la langue allemande on dit « la langue de Goethe ». Cela signifie qu'on place la beauté et le niveau d'écriture très haut pour représenter la langue d'un peuple qui met en avant ce qu'il a de plus prestigieux. On se base donc sur une référence qui montre le niveau élevé que l'académie des langues du pays veut ériger en standard, sans pour autant en faire un dogme puisque la langue évolue. Prenons la célèbre phrase introductive de Cervantes dans Don Quichotte : En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme, no hace mucho tiempo que vivía un hidalgo de los de lanza en astillero, adarga antigua, rocín flaco y galgo corredor.

N'importe quel Espagnol, à moins qu'il soit totalement illettré pour la lire ou sourd pour l'entendre, comprendrait parfaitement cette phrase et pourrait, si l'occasion lui en était donné écrire une formulation de ce genre sans étudier préalablement à l'université des langues pendant dix ans.

Et pour vous avouer que j'apprends en ce moment cette langue, j'en comprends le sens et presque tous les mots comme dans un cours de première année ou dans mes balbutiements dans la rue, en Espagne. Et je suis pourtant à des années lumière d'être au niveau du roman de Cervantes dans la langue d'origine.

Cependant, il ne viendrait à l'idée d'aucun Espagnol de parler de cette manière dans la vie courante, sans être traité de fou. C'est ce qu'on appelle les différents registres de la langue et sa gradation du niveau d'appréhension. Mais lorsqu'on prend les phrases une à une, elles sont celles qu'utilisent les Espagnols dans leur vie quotidienne, adaptées au registre qu'il convient.

C'est l'ensemble du registre de langage de Cervantes qui leur est étranger dans cette vie courante. En plus, bien évidemment, du décalage temporel qui fait que toute langue évolue et finit par ne plus être totalement celle du passé par son adaptation permanente, nous l'avons déjà précisé.

Or pour l'arabe classique, non seulement elle est peu maîtrisée dans sa version académique par l'ensemble de la population mais elle ne se décline en aucune manière dans la vie courante, ni dans son registre ni dans son évolution dans le temps. Il y a une rupture dans la continuité et la cohérence des niveaux de registre de langage, on sort presque d'une langue pour passer à une autre.

Autrement dit, il y a la langue arabe classique d'un côté et la société algérienne ainsi que son identité de l'autre. C'est une gigantesque plaisanterie, extrêmement grave pour la survie culturelle et identitaire du pays.

Nous sommes des universitaires !

Je conseille aux lecteurs de faire une petite expérience auprès des arabophones militants, ceux qui s'offusquent à toute liberté d'opinion contraire sur la langue. Commencez par démarrer une légère critique ou une interrogation sur la langue arabe classique et son décalage avec la vie courante. Vous ne termineriez pas la première phrase sans que votre interlocuteur vous réponde immédiatement « J'ai un master, un Phd et je suis un intellectuel».

C'est le propre de ceux qui veulent vous prouver que la langue arabe n'empêche ni l'instruction ni l'intelligence. Le souci avec eux est qu'on ne leur a jamais opposé la moindre critique sur leur niveau intellectuel ni remis en cause leurs compétences. Leur réaction est à l'évidence celle de la défensive, on ne sait d'ailleurs pas pourquoi car une langue est toujours belle et porteuse de culture en soi. Notre propos concerne uniquement son adaptation au tissu social algérien dans son expression du quotidien.

C'est tout de même ce qu'on demande en priorité à une langue vivante, qu'elle vive, qu'elle respire, s'adapte et se décontracte de son sérieux ridicule par peur de perdre sa dignité ancestrale, comme une relique sacrée du passé qu'il serait sacrilège de transformer, d'adapter ou de critiquer.

Lorsque je veux parler à un arabophone je veux tout simplement qu'il m'explique où se trouve la rue que je recherche. Ce qui est d'ailleurs stupéfiant est qu'il vous répond spontanément «Menna, ya khouya, nichène ou dour à droite». Notre critique porte donc uniquement sur le fait que cette langue n'a aucun rapport avec la vie courante, rien de plus. Il faut rappeler cette définition que j'avais donnée, auparavant, une langue morte peut se parler et être étudiée sans aucun souci. C'est ce qu'ils font et n'ont aucun besoin de nous lancer à la figure leur diplôme universitaire et la grandeur de la langue dans les siècles passés.

Leur maîtrise linguistique et littéraire de la langue arabe classique n'est pas à remettre en cause ni à être critiquée. Mais pour autant cela ne fait pas une langue nationale qui imprègne le tissu social et qui lui donne un outil de culture, d'échanges et de création.

Au Moyen-âge, les seuls qui maîtrisaient le latin étaient les lettrés et parmi eux les plus grands érudits de leur époque. Le clergé catholique a notamment compté dans ses rangs des savants et des intellectuels qui ont rédigé les traités les plus pointus au regard des standards de l'époque et dont certains ont encore leur place dans le niveau d'érudition de beaucoup d'intellectuels. C'est certain mais le latin n'était déjà plus une langue vivante, l'a-t-il été réellement un jour dans la définition que nous en avions donnée ? Si les arabophones souhaitent nous installer une langue hors-sol, totalement déconnectée de la vie quotidienne alors ils manipulent une langue morte pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'objectif premier d'une langue de l'Humanité. Et c'est justement cela le plus gros problème dans leur entêtement car derrière cette obstination il y a toujours eu un projet politique imposé.

Un dogme nationaliste et religieux

Si nous revenions à cette époque où la catastrophe naquît, dans les années 70', c'est bien évidemment le projet nationaliste pan-arabe, comme celui de Nasser et bien d'autres, qui en fut l'acte de naissance. Puis, avec le besoin d'affirmation identitaire que cela suppose la langue arabe classique s'est totalement adossée à un dogme religieux.

Les professeurs d'arabe de l'époque n'étaient pas venus nous apprendre une belle langue mais nous dire « Nous sommes venus pour vous remettre dans le droit chemin de votre identité ancestrale ». Et encore, si nous avions eu des Mahfouz Naguib cela aurait été peut-être moins risqué comme pari national.

C'est certain qu'avec un objectif aussi absurde, l'avenir linguistique et intellectuel de l'Algérie était mal parti. Moi, je connais mes grands-parents, je sais qui je suis et ce que je parle dans mon pays natal. Je n'ai besoin de personne pour me rappeler qui je suis et qui je devrais être.

Nous y voilà au cœur du drame à vouloir faire vivre une langue morte qui n'a jamais eu un quelconque rapport avec l'identité profonde de l'Algérie et n'en aura jamais car on n'a jamais vu un mort participer à la construction sociale de l'humanité si ce n'est les momies qui participent à la connaissance des cultures du passé.

En direction des lycéens francophones que nous étions, comment ne pas l'être à cette époque et après tout étions-nous responsables du débarquement sur la plage de Sidi-Fredj ?, On avait pointé le doigt accusateur et prononcé les paroles sentencieuses « Nous allons vous faire retrouver le chemin de la grande civilisation de vos ancêtres ».

Eh bien, mes chers lecteurs, l'Algérie aurait dû penser à prendre un GPS car manifestement elle ne l'a jamais trouvé, ce chemin.

Nous, nous savions trouver le chemin du lycée, c'était bien suffisant pour notre liberté d'esprit et de notre indispensable instruction. Cela ne nous a jamais empêché d'aimer profondément ce pays qui nous a vus naître.

Au final, « bezef el hadra, a3tini el melh ! ».

*Enseignant