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Ce
qui nous pousse à agir dépend de ce que nous croyons pouvoir et devoir faire. Cela
ne dépend ni d'une rationalité individuelle abstraite ni d'une idéologie, mais
de nos dispositions et capacités à transformer une situation.
Lorsqu'une politique publique ne participe pas à l'alignement de ces dispositions et capacités elle porte à faux ou vise un objectif qu'elle ne peut avouer. C'est par le milieu que nous pouvons disposer conséquemment de nous-mêmes. La morale individuelle ne peut pas se substituer à la discipline collective... L'individu ne transcende pas la situation dans laquelle il est pris, son intérêt non plus. Il est mêlé à d'autres intérêts. C'est la transformation de la situation (sa stabilisation ou son amélioration) qui lui importe et non la réalisation d'un intérêt abstrait posé au départ. La différence de milieux ne donnera pas le même comportement quand même la fin serait identique. Pour réaliser notre avantage, il faudra que le milieu, ses dispositions et ses règles tournent à notre avantage, autrement, notre individualisme ne pourra être que contreproductif. Aussi soutiendra-t-on ici que la discipline (que devrait imposer la crise sanitaire ou la réalisation d'un objectif commun) est l'affaire d'un collectif dans une situation avant d'être individuelle. Ce n'est pas à des individus, à une rationalité individuelle abstraite, qu'il faut s'adresser, mais à des milieux et à leurs intérêts collectifs. S'adresser à des individus, c'est s'adresser à ceux qui disposent d'une certaine autonomie et ne sont pas vraiment affectés par l'altération de leur situation. Ceux dont la situation est affectée ne peuvent pas la traiter individuellement. Ils ne peuvent pas se discipliner sans que se discipline leur milieu. Pris dans des situations, ils doivent composer avec leur milieu pour pouvoir le transformer. L'individu ne domine pas son milieu, il compose avec lui. Le problème d'une politique publique c'est de pouvoir discriminer les situations et de pouvoir les coordonner dans une transformation globale. ... ni l'idéologie Ce n'est pas non plus l'idéologie qui nous dispose à agir. L'idéologie légitime la transformation d'une situation globale, elle ne justifie pas les motivations privées et collectives des acteurs. Elle plane au-dessus des situations, elle considère comme acquise la réduction de la diversité des situations. Ce sont davantage nos dispositions (qui ne sont pas indépendantes des situations), nos capacités et les modalités de la compétition, qu'elles soient nationales ou internationales qui nous disposent à l'action. Car il faut aussi bien expliquer l'emprise d'une telle idéologie qui n'opère pas sur une société abstraite que son efficacité. L'efficacité d'une idéologie s'explique par son adéquation avec les dispositions et les capacités de la société. Sans compter qu'une idéologie de combat aura tendance à ne pas afficher les dispositions qui l'animent, elle aura tendance à ne pas les expliciter, non seulement pour les dissimuler à son adversaire, mais aussi afin de pouvoir accueillir des dispositions hétérogènes qui autrement ne pousseraient pas à l'action commune. Le nationalisme, large habit, peut ainsi accueillir des dispositions sociales très diverses. De même le refus de croire à une crise s'épargnera le besoin d'exposer ses motivations précises, il se légitimera de ce qui est disponible sur « le marché des idées » et y trouvera des alliés. Des modalités de la compétition engendrent souvent la formation d'un certain esprit. L'idéologie néolibérale ne peut s'imposer que si elle se partage largement dans la société. Le tournant idéologique néolibéral n'est pas explicatif, n'est pas au départ de la concentration des revenus et de la croissance des inégalités. C'est un ensemble de facteurs qui expliquent à la fois le tournant idéologique, l'effondrement du bloc communiste, l'émergence de la compétition fiscale entre les pays, la dérégulation des flux financiers et la croissance des inégalités. C'est davantage le durcissement de la compétition libérale qui est explicatif de ces changements, dont celui central des dispositions sociales. L'échec des partis sociaux-démocrates qui ont participé au mouvement de libéralisation néolibéral s'explique par leur engagement dans la compétition internationale. L'objectif de justice sociale ne pouvait être abstrait de la compétition internationale. Ils pensaient que celle-ci déterminerait leur capacité de redistribution et remédierait ainsi aux distorsions internes du pouvoir d'achat. Ce qui n'était pas faux du point de vue de leur expérience antérieure : le principe du développement inégal de la compétition internationale leur était favorable. Ce qui révéla faux ce sont leurs prévisions : ils ne sont pas arrivés à maintenir l'ancienne division internationale du travail avec les nouvelles révolutions technologiques et le réveil d'anciennes civilisations. Leur échec dans la compétition internationale a raboté leur capacité de redistribution en même temps que les nouvelles conditions de production ont détruit la capacité de négociation des travailleurs non qualifiés. Il en est résulté une croissance des inégalités et une dispersion de leur électorat. Les facteurs explicatifs tiennent donc dans le principe adopté de guerre économique, ainsi que dans les nouvelles conditions de production mondiales et les résultats de la compétition internationale. Ils ont accepté qu'il y ait des vainqueurs et des vaincus de la compétition économique et ils ne se sont pas retrouvés gagnants. Ce qui est au cœur de l'idéologie libérale c'est le droit de disposer de soi associé au droit de propriété exclusive (abusus), c'est cette croyance partagée par toutes les classes sociales depuis la révolution bourgeoise. Un tel droit se trouve raboté par celui qui était supposé le prolonger, le droit de disposer du produit de son travail. Celui-ci est inégalement réparti du fait de la concentration de la propriété privée et de la séparation de la majeure partie de la population de ses conditions d'existence (prolétarisation). Il prive le droit de disposer de soi (d'une grande partie de la population) de ses moyens d'existence. Cette contradiction entre le droit de disposer de soi (aussi sacré que celui du droit de propriété privée exclusive) et celui de disposer du produit de son travail mine l'idéologie libérale. C'est la redistribution qui réalloue des moyens d'existence au droit de disposer de soi et atténue la tension entre le droit de disposer de soi et la prolétarisation dont l'individu peut être victime. Il faut comprendre qu'une telle tension qui fait que le droit de disposer de soi n'est plus garanti par le droit et les moyens d'exister conduit à la néantisation. Le droit de disposer de soi ne disposant plus des moyens de s'effectuer, ceux-ci étant propres au milieu, un État efficace externalisera la mort pour sauver la vie de ses citoyens s'il n'est pas en mesure de garantir le droit d'exister. Ce n'est pas un hasard si de plus en plus les sociétés libérales envisagent d'attribuer un revenu d'existence pour chaque individu, quelle que soit son occupation. Le droit de disposer de soi risque de ne plus être garanti par la répartition primaire des revenus, il nécessite un revenu d'existence dépendant d'une autre répartition, la répartition secondaire redistributive. Mais avant que ne soit instauré un tel revenu d'existence qui permet à cette croyance collective de persister (le droit de disposer de soi garanti par un revenu d'existence), pour qu'y consentent les bénéficiaires de la concentration du pouvoir de commander, des guerres diverses peuvent prendre l'existence de nombre d'individus séparés de leurs conditions d'existence. Une telle redistribution n'est possible que si les sociétés dites libérales conservent leur agressivité (on dit compétitivité) internationale. La capacité de disposer de soi par le milieu La thèse du trilemme de RODRIK[1] selon laquelle la globalisation est incompatible avec la démocratie nationale a quelque chose de juste dans la configuration actuelle des forces mondiales. Mais de là à penser que c'est la justice, le politique, qu'il faut penser à l'échelle mondiale pour la réformer et réguler la globalisation, cela est moins juste. Cela accorde la souveraineté et l'intégration économique, mais non la démocratie. C'est là, à la limite, le point de vue des sociétés centrales (exemple de l'Europe) qui pensent pouvoir utiliser l'ordre mondial et sa transformation à leur profit, mais pas à celui de la démocratie. On soutiendra au contraire qu'une telle disposition de justice suppose d'être pensée dans un cadre où les populations peuvent se gouverner de manière démocratique. La démocratie représentative décolle déjà de sa représentation populaire au niveau national, que dire à un niveau international ? Mettre en adéquation le cadre politique et le cadre économique n'établira plus de justice que si les populations ont des prises réelles sur ces cadres. Ce sont les rapports guerriers entre les collectivités nationales qui font problème, qui veulent soumettre des nations à d'autres, et non le cadre politique lui-même s'il n'est pas lui-même soumis à cette logique guerrière. Son changement d'échelle dessaisirait davantage les populations du processus de décision et de leurs conditions d'existence. Le cadre européen coordonne-t-il mieux les populations et leur gouvernement ? L'Union européenne a été placée sous les auspices de la concurrence, répliquant le modèle de la compétition internationale. Ce faisant, elle n'a pas réussi à produire un ordre économique européen. Une explication est qu'au fond, elle n'accepte pas la compétition interne et qu'elle refuse un ordre économique qui en résulterait parce qu'elle pressent qu'il serait dirigé par l'Allemagne. Il s'en est suivi le creusement des écarts entre les nations européennes. La guerre entre les nations européennes close sur-le-champ militaire, s'est poursuivie sur-le-champ économique. Pour les sociétés guerrières européennes, la paix n'est que l'intervalle entre deux guerres. L'attachement européen à la croissance ne doit pas être sous-estimé. Sur elle s'est construite la paix européenne. Son affaissement menace la sécurité du monde. On peut se demander donc si la démocratie peut passer de l'échelle de la cité-État à celle du monde après être passée par la nation (dans les sociétés centrales seulement). Si le monde peut accorder les dispositions des nations largement fondées sur la guerre et le monopole de la violence. Ce monopole peut-il être le fait d'un gouvernement mondial ? Ces questions ont leur importance stratégique. On peut plutôt penser que de tels cadres mondiaux dans les rapports internationaux actuels accroîtraient la déprise des sociétés sur leurs structures et leurs conditions d'existence. Ce qui importe dans la démocratie c'est la prise qu'ont les sociétés sur leurs conditions d'existence, leurs cadres d'organisation et l'orientation qu'elles peuvent leur imprimer. Le passage à une échelle supérieure ne doit pas les en déprendre. Il ne faut donc pas oublier la propension guerrière fondamentale de la structure sociale des sociétés dominantes. C'est sur la guerre qu'ont été construits les États-nations : guerre intérieure entre seigneurs, puis monarchique contre les féodalités régionales, puis guerres étatiques entre les États-nations. L'économie continue d'être la guerre poursuivie par d'autres moyens. Le temps de paix l'en détache temporairement après que celle-ci lui ait fixé les conditions. C'est sur la conquête des marchés extérieurs que se fonde la politique de redistribution de la société de classes et que sont établis les compromis de classes. Ce sont les rapports de classes fondés sur le monopole de la violence dans les sociétés ainsi que les rapports guerriers entre les nations qui en découlent qui privent les sociétés du monde de s'accorder selon une compétition volontaire qui ne soit pas une poursuite de la guerre, de la possibilité de s'organiser sur un mode qui ne les fasse pas déprendre de leurs conditions d'existence. Si une telle thèse peut paraître grossière, on peut attirer l'attention sur l'unanimité politique des États-Unis quant au rapport avec la Chine et la réapparition des races suite au resserrement des contraintes marchandes qui conduit les sociétés à resserrer leurs liens en produisant de nouvelles divisions sociales et relations de domination. La compétition économico-militaire avec la Chine va déterminer les objectifs stratégiques de la société politique américaine. Elle peut très bien s'organiser autour de la suprématie blanche. La logique d'assemblage des populations Ma thèse sera la suivante : on ne remédiera pas à l'injustice mondiale si l'on ne prend pas en compte la propension guerrière des sociétés industrielles qui a conduit à séparer la population mondiale de ses conditions d'existence. Dans les sociétés de classes à la structure sociale fondamentale ternaire (guerriers, penseurs (on disait clercs) et producteurs), l'économie ne peut être qu'une poursuite de la guerre par d'autres moyens. Ce qu'a fait oublier la période de croissance économique. Les frontières et les territoires continuent de se construire autour du monopole de la violence. L'Afrique postcoloniale a accepté les frontières coloniales pour s'épargner des renégociations que les élites sociales subjuguées par le modèle européen d'État-nation ne pouvaient sans guerre mener à terme. Il ne fallait pas rendre les populations à leurs conditions d'existence, il fallait mener la guerre contre les anciennes formes d'appropriation sociale pour construire l'État moderne ... imposer la propriété privée exclusive. Dans les sociétés de classes, pour l'État-nation européen, l'économie fait partie de la logistique de la guerre. Les frontières et les rapports de force militaire établissent les conditions de la compétition économique. Une compétition dont les victimes ne sont plus des soldats, mais des civils, des paysans et des travailleurs. Une guerre contre les conditions d'existence de milliards d'individus. Et certains libéraux de parler de surpopulation mondiale ! C'est de ce rapport guerrier que dérive l'idéologie de la propriété privée exclusive et de l'objectivation des rapports sociaux [2]. Ce sont donc les rapports guerriers qui président aux relations entre les nations et les formations collectives. À leur érection et leur défection. Travailler pour une démocratie qui puisse être générale c'est donc œuvrer pour la remise en cause d'une telle logique d'assemblage des populations du monde. La globalisation révèle que c'est la tribu[3] qui est le cadre universel de la démocratie plutôt que celui de la nation. C'était le cas de la cité-État. La nation qui a été construite sur la division de la société en classes n'a pu abriter la démocratie que sur la domination du reste du monde. Les États coloniaux ont été des machines de guerre contre les collectifs précapitalistes. Les États postcoloniaux ont endossé ces machines. Les nouvelles nations indépendantes ont voulu se construire contre la classe et contre la tribu, mais sur le modèle de l'État-nation guerrier. Après l'échec de l'étatisme socialiste, elles ne parviennent pas à se construire en tant que formation de classes après y avoir consenti. Les sociétés dominées n'ont accepté la domination de classe que par la guerre qui leur a été imposée et par le partage du butin avec leurs élites qui en a résulté. C'est la guerre qui a soumis les classes dominées à l'exploitation, à la production. L'idéologie néolibérale est l'idéologie de combat de la nouvelle classe guerrière qu'elle fait partager au reste de la société en l'embrigadant dans un partage du butin. Les sociétés industrielles souffrent d'un certain « retour du refoulé », un retour au tribalisme qu'elles croyaient enterré. Le pouvoir échappant de plus en plus à la démocratie représentative, les populations cherchant une autre prise sur le politique, c'est à reculons que les sociétés industrielles retournent à la « race », à la « tribu ». Les régimes unitaires peinent de plus en plus à faire l'unité de leur société. Qui peut dire que la Catalogne ne constituera pas l'avenir de l'Europe à la suite de la croissance des inégalités et de la différenciation des régions ? Ce que l'on reproche à la Catalogne c'est de ne plus vouloir partager sa richesse. Mais que ne font les États-nations ce reproche à eux-mêmes ? L'Espagne souhaite-t-elle partager avec le Maroc ou le Portugal autre chose que des règles de bonne concurrence quand les populations ne débordent pas chez elle ? Il faut rappeler que la concurrence n'a pas de frontière étanche avec la guerre, que c'est la guerre qui établit une telle frontière et que les États sont prompts à la franchir quand ils croient pouvoir y trouver leurs intérêts. Un monde où la démocratie ne serait pas l'apanage de quelques nations devrait ériger une telle frontière, de sorte qu'une nation ne pourrait pas réaménager les rapports de forces par la violence, de sorte que les collectifs ne seraient pas assemblés par la force. Mais soit libres de s'assembler de sorte à stabiliser leurs rapports en quête d'un certain équilibre. Les puissances coloniales ont légué aux sociétés postcoloniales des États qui continuent d'être les instruments de leur partage du monde. Ce sont eux et leur monopole sur la violence qui interdisent aux sociétés l'assemblage qui leur permettrait d'avoir un certain contrôle sur leurs conditions d'existence. Les élites sociales doivent comprendre cette (in)disposition des États postcoloniaux à l'égard de la dynamique sociale pour ne plus être les instruments inconscients des puissances dominantes. Pour que leurs élites cessent d'être associées au partage du butin. La corruption des sociétés postcoloniales n'est pas une affaire d'ordre interne seulement. Bref, il faut repenser l'assemblage des populations, que cela soit sur la base de propensions guerrières ou anti-guerrières. Ce n'est plus la classe sociale édifiée sur la base de la propriété privée exclusive et de l'hégémonie marchande qui sera fédératrice, ce sera la région et son économie solidaire. On ne peut pas envisager de discipline collective sans solidarité, sans interconnaissance. L'Allemagne et la Suisse, avec leur État fédéral, font preuve d'une plus grande résilience face à la baisse de puissance des anciennes nations industrielles. Leur déprise sur le monde est beaucoup plus faible. Leur société est comme un microcosme du monde, elles font en leur sein déjà l'apprentissage de la diversité du monde. Dans un monde où la démocratie serait générale, où aucune nation ne contesterait à aucune population le pouvoir de disposer d'elle-même, la région dirait à la nation : fais avec moi ce que tu fais avec le monde. La nation démocratique décoloniale ne se construira pas par la force. Si l'on ne veut pas livrer l'« affaire » de l'intégration sociale au capital financier et à la société guerrière qui livre le monde à l'objectivation du monde et à la propriété privée exclusive pour le soumettre (et l'on ne le pourra pas le faire sinon pour l'engager dans de nouveaux génocides que ceux-ci soient fomentés à distance ou par procuration), il faudra que ce soit la société qui fasse économie et non pas l'inverse, car le marché, pour la majorité de la population du monde, ne pourra pas aspirer à son intégration. Cette intégration désolidariserait l'économie de la société et de la vie matérielle. Ce sera à la société de se composer en composant l'économie avec ses différents étages solidaires. La société marchande et sa hiérarchie ne doivent viser à objectiver la vie sociale et matérielle que dans la mesure où elles ne s'en désolidariseraient pas. Le socialisme communiste a rêvé que le développement des forces productives apporterait un état d'abondance qui étendrait la vie non marchande à toute la production matérielle. En réalité l'idéal d'objectivation du monde qu'il a partagé avec l'État de classes a mené au contraire. L'État de propriété publique a succombé à une appropriation privée non marchande qui a fini par se légaliser en propriété privée marchande. La population n'avait pas de prise sur la propriété publique. L'idéal d'objectivation vise à transformer les êtres vivants en choses afin que la classe dominante puisse se les approprier et les dominer. L'idéal d'objectivation est sous-tendu par une motivation guerrière, de prédation non plus interpersonnelle, mais globale[4]. Il objective le savoir que s'approprie la domination et dépossède du même coup le vivant, la société, de leurs savoirs (savoir-vivre et savoir-faire). La crise, le besoin et l'absence de discipline collective La crise du coronavirus révèle tout à la fois le besoin et l'absence de discipline collective. Ce problème de discipline pose celui de la capacité des populations à se contrôler. La discipline est d'abord une affaire collective, on ne peut pas séparer les populations d'opinion différentes : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas à l'épidémie, ni réduire d'autorité ceux-ci à cela. Elles s'interpénètrent et sont différenciées. Le recours à la violence ajouterait aux coûts, de surcroit ce serait mettre un pas dans une guerre de classes. Ceux qui ne croient pas à l'épidémie ne sont pas des ignorants, ils ne peuvent pas y croire, car y croire les conduirait à une inaction qui mettrait plus en danger leur vie que le coronavirus. La population des jeunes, très particulière dans le contexte du coronavirus, a besoin d'être motivée pour changer ses habitudes, d'une voie par où passer. La discipline collective exige une solidarité, des objectifs communs. « Ceux qui croient » sont-ils disposés à être solidaires de « ceux qui ne croient pas » ? Si oui le dialogue peut commencer, sinon à quoi bon ? Si la crise se prolonge et se démultiplie, nous serons devant un carrefour, il faudra choisir : poursuivre dans la séparation des populations de leurs conditions d'existence ou refonder la solidarité sociale, réussir à se donner des objectifs communs et construire les nouveaux collectifs. Il serait facile de prouver que les opinions ne sont pas individuelles. Une enquête révèlerait que les opinions varient avec les publics. On pourrait interroger les rapports qu'entretient la croyance avec l'intérêt : ceux qui y croient ont-ils intérêt à y croire et ceux qui n'y croient pas ont-ils intérêt à ne pas croire ? Y a-t-il un recoupement entre les groupes d'intérêt et les groupes de croyance ? Une enquête sociologique suffirait certainement à départager les populations et à déterminer les raisons qui poussent certaines à croire et d'autres pas. On constaterait certainement qu'il n'y a pas de Raison qui trône au-dessus des populations et peut les gouverner, mais des raisons qui convergent ou divergent auxquels sont associées des habitudes et des comportements. Le conseil scientifique derrière lequel s'abrite aujourd'hui le politique devrait comporter outre des épidémiologistes, des sociologues, des économistes et des psychologues pour étudier ce qui peut disposer les différentes populations à agir dans l'intérêt de tous. La discipline doit pouvoir être collective avant de pouvoir être individuelle. On ne peut disposer de soi indépendamment du milieu dans lequel on vit. Les comportements individuels ne peuvent pas se coordonner par eux-mêmes. Des contraintes internes et externes, des choix s'imposent pour composer la conduite collective. Certaines populations ne peuvent tout simplement pas disposer d'elles-mêmes. D'autres considèrent que ce qui leur est demandé est sans intérêt. La Raison, quand bien même on serait raisonnable, ne peut pas s'imposer à la logique de la situation. Les choix individuels doivent être congruents pour être validés. Ils doivent composer des choix collectifs, qui se composeront de toutes les façons avec eux ou sans eux. Des choix collectifs pouvant alors se juxtaposer, s'adapter ou se choquer, se coordonner ou se détruire. Les préférences comme disent les économistes ne peuvent pas être strictement individuelles. Nous n'avons pas intérêt à préférer ce que nous ne pouvons pas obtenir. La crise du coronavirus affectant toutes les dimensions de la vie, la discipline collective ne peut pas porter sur un seul aspect : délaisser l'aspect économique et s'occuper de l'aspect social et sanitaire par exemple. Nous appartenons à des collectifs familiaux, professionnels et de voisinage. Les comportements individuels doivent faire comportement collectif, bon gré mal gré. Ils ne peuvent pas être en dissonance avec leur milieu. Leur coordination volontaire suppose des institutions adéquates. Au moment où l'on parle de Constitution, c'est à celles qui permettent de coordonner les comportements qu'il faudrait penser. Les moins coûteuses sont celles que les citoyens acceptent d'investir. Avec la crise du coronavirus on voit bien qu'il est plus facile d'accorder son comportement à celui de son milieu dans un village ou un quartier où les individus sont en mesure de s'accorder, où ils disposent d'une institution en mesure de transformer les préférences individuelles en préférences collectives, que dans un milieu brownien, un village ou une ville qui serait comme une collection d'étrangers où les intérêts ne communiquent pas et ne peuvent pas s'accorder. Comment accorder les intérêts dans une ville dynamique comme Sétif, si ceux-ci n'envisagent pas de s'accorder et ne disposent pas d'institutions pour ce faire ? Pour qu'une discipline collective puisse s'instaurer, il faudrait qu'une concertation soit possible pour faire émerger un intérêt collectif, d'un avenir commun, dans laquelle chaque intérêt se reconnaitrait et s'investirait pour partager pertes et profits. Car les pertes et profits ne vont pas se répartir ni de manière égale ni juste. Il n'est pas sûr non plus que la société puisse récupérer de ses dommages. Chacun pour soi ne sera qu'abandon du plus faible, tout le monde ne perdant pas la même chose et tout le monde n'ayant pas les mêmes moyens de défendre ses intérêts. Pour une ville dynamique qui mêle tout genre d'intérêts, comment alors peut-on enregistrer le moins de pertes possible en vies humaines et en pouvoir d'achat et comment peut-on en récupérer ? Croit-on que le laisser-faire ou la Raison scientifique peuvent apporter la réponse ? Il n'y a qu'une congruence des raisons qui peut apporter la discipline collective nécessaire à la réponse la moins coûteuse. La Raison est incapable de comprendre l'ensemble des raisons de poids. La Raison que l'on pourra entendre comme la raison publique ne pourra se dégager que comme congruence des différentes raisons auxquelles on aura accepté d'accorder un certain poids. Autrement derrière la Raison se dissimuleront des raisons particulières qui préfèrent agir masquées. Les rationalités scientifiques ou idéologiques prêtant leur couverture à des raisons plus prosaïques. Pour être fructueuses, non trompeuses et non défectueuses, elles doivent servir à proposer et non à imposer. La crise du coronavirus accentue l'impuissance de la construction d'un ordre public par le haut si elle ne s'appuie pas sur une solide construction par le bas. L'ordre public suppose des institutions en mesure de produire des disciplines collectives qui ne peuvent émerger que de leurs milieux, institutions qui auront aussi pour fonction de coordonner de telles disciplines. La crise constitue un rappel à l'ordre pour la société. La réforme de la Constitution tombe à propos, les politiques et ses rédacteurs en sont-ils conscients ? Comment coordonner les intérêts et les comportements, n'est-ce pas la question qui se pose aujourd'hui à tous et à laquelle le débat public et la Constitution devraient faire place ? Comment fabriquer du collectif, quelles institutions peuvent y conduire ? Au lieu d'être l'occasion d'un débat réel, la crise du coronavirus écarte le débat public de la réforme de la Constitution. Le politique, à l'image de la crise du coronavirus, la fait sous-traiter à un comité d'experts de surcroit unidimensionnels. Mais en apparence seulement, car il ne pourra se soustraire à de nombreuses pressions. Ce qu'il dit n'a pas besoin de dire ce qu'il fera. Vieille histoire. Notes [1] Concept du trilemme institutionnel. Dans une note de son blog daté du 27 juin 2007, Dani Rodrik décrit son idée de la manière suivante : « « La démocratie, la souveraineté nationale et une intégration économique poussée sont mutuellement incompatibles : il est possible de combiner deux des trois possibilités, mais il n'est jamais possible d'avoir les trois simultanément et entièrement. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_ d%27 incompatibilit%C3%A9_de_Rodrik [2] Dans l'opposition nature culture, l'objectivation des rapports sociaux (transformation des êtres en objets, des êtres vivants en esclaves mécaniques et des rapports interindividuels réglés par des rapports de choses) vise à la domination. Domination du monde et de ses êtres humains et non humains. C'est cette croyance collective qui sous-tend la propension guerrière européenne. La brutalité coloniale européenne, le brutalisme du monde, ne se comprend pas si certains humains n'étaient pas disposés à exclure de l'humanité d'autres humains et de la culture d'autres êtres vivants. [3] J'appellerai tribu cet ensemble interdépendant d'interconnaissance. L'interconnaissance bénéficie aujourd'hui de moyens technologiques conséquents. On ne peut plus arguer de l'anonymat des villes modernes pour dénier leur possible auto connaissance, leur possible autogouvernement. Cet ensemble peut se constituer comme milieu qui maîtrise ses données et en soustrait le contrôle aux puissances extérieures. [4] Il faudra faire un sort au rapport entre la prédation et la guerre. La guerre étend et forme le rapport de prédation. La guerre de tous contre tous et la prédation constituent des tendances de la société humaine (non pas une nature). Une telle société n'est viable que sous certaines conditions. Elle l'a été dans le cadre de la tribu et de la nation. Elle le sera moins, à l'ère de la globalisation, dans le cadre des États-nations de classes et des États postcoloniaux. |
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